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Le bektachisme, l'islam «cool» qui séduit l'Europe

Pratiqué principalement en Albanie, où 20% de la communauté musulmane en est adepte, le bektachisme a été promu comme une branche de l'islam ouverte sur les autres religions et l'Occident.

<a>Siège mondial de la communauté bektachi à Tirana (Albanie)</a> | Albinfo via Wikimedia Commons <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Qendra_Bot%C3%ABrore_Bektashiane.jpg">License by</a>
Siège mondial de la communauté bektachi à Tirana (Albanie) | Albinfo via Wikimedia Commons License by

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«Le bektachisme me fascine. Je pense que l’Europe de l’Ouest aurait beaucoup à apprendre de ce mouvement et de l’échange que ses adeptes prônent entre les différentes religions», déclare Elsa.

Cette Française a été guide en Albanie pendant quatre ans, et c’est là-bas qu’elle a découvert le bektachisme. «Je pense que la plupart des gens que j’ai fréquentés en Albanie, de Tirana à Saranda, étaient bektachis, même si certains étaient plus pratiquants que d’autres.»

Alternative à l’islam fondamentaliste

Le bektachisme est un ordre religieux ésotérique dérivé du soufisme, une voie spirituelle et mystique de l’islam sunnite. Comme les autres personnes musulmanes, les bektachis croient en Allah et vénèrent le prophète Mahomet. Mais elles et ils s’écartent des sunnites en vénérant également l’imam Ali, gendre et cousin du prophète de l’islam considéré comme «le roi des saints et le guide spirituel» –à l'instar des chiites. La communauté bektachi marque sa différence dans l’intérêt particulier qu’elle accorde à ses saints, comme dans le christianisme.

Ce courant de l'islam a été créé par Haci Bektas Veli au XIIIe siècle en Turquie et a participé à l’islamisation de l’Europe de l’Est. Mais à la chute de l’Empire ottoman, en 1922, l’Albanie devient le seul pays d’Europe à majorité musulmane.

«Pour légitimer son existence, les politiques ont décidé de mettre en avant le bektachisme, comme une alternative à l’islam fondamentaliste. Ils en ont fait un instrument en faveur du nationalisme albanais, plus politique que religieux», note Nathalie Clayer, historienne et spécialiste de l’Albanie.

Image de tolérance

Aujourd’hui, le centre mondial du bektachisme est situé en Albanie. C’est aussi là que vivent la majorité de ses pratiquantes et pratiquants, qui ne représentent pourtant que 20% de la population musulmane du pays.

Si les mosquées sont souvent fermées au public, les tekkes –leur équivalent bektachi– sont eux accessibles à tout le monde, comme le sont également les grandes fêtes. «J’ai pu participer à plusieurs événements, et notamment au Sultan Novruz [qui correspond au nouvel an, ndlr], au centre bektachi de Tirana», confime Elsa, qui n'est pas de confession musulmane.

«En développant l’image d’un islam cool, cela implique aussi que l’islam que l’on connaît n’est pas bon –ce qui accentue les clichés qu’ont les Européens sur l’islam sunnite

Nathalie Clayer, historienne et spécialiste de l’Albanie

En Albanie, il existe même une agence de voyage offrant un circuit centré sur le bektachisme. «Nous vous proposons de découvrir cette religion, mix entre un islam modéré et un christianisme tolérant. Nous serons pour ce faire accompagnés de professionnels de la religion (derviche, baba, ...) et de pratiquants», peut-on lire sur son site internet. Il est même possible de participer à un repas de fête.

Pour Nathalie Clayer, cette «marchandisation» du bektachisme est «dangereuse»: «En développant l’image d’un islam cool, cela implique aussi que l’islam que l’on connaît n’est pas cool, qu’il n’est pas bon –ce qui accentue les clichés qu’ont les Européens sur l’islam sunnite. Dire qu’une religion ou un courant est tolérant n’a pas de sens en soi: la tolérance vient de ses pratiquants et des interprétations, pas de la religion en elle-même».

Sensibilité à l'égalité femmes-hommes

Et pourtant, même l’Unesco est sous le charme. Sur site internet, l'institution des Nations unies indique que «les mots du philosophe du XIIIe siècle Haci Bektas Veli constituent un message qui huit siècles plus tard coïncide avec la Déclaration des droits de l’homme adoptée par les Nations unies en 1948» –rien que ça.

Il est vrai qu’au XIIIe siècle, Haci Bektas Veli proclamait déjà qu'«il n’y a pas de distinction de sexe dans les débats. Tout ce que Dieu a créé est là. Il n’y a aucune distinction entre homme et femme. La lacune est dans tes opinions».

Difficile à trouver dans les trois grandes religions monothéistes, l'égalité femmes-hommes est une réalité chez les bektachis, que l'on observe par exemple dans la mixité des rites.

En Occident, l’image de la femme cristallise les peurs concernant l’islam –en témoignent en France, depuis 1989, les polémiques et les lois sur le voile. Les femmes voilées sont tantôt vues comme des victimes d’une soumission religieuse et patriarcale, tantôt comme une menace grandissante à supprimer au plus vite. Avec son absence de voile et sa mixité, le bektachisme plaît.

Instrumentalisation politique

À la fin de l'ère communiste, l’Albanie entend se rallier à l’Europe et cherche donc à séduire et rassurer les pays occidentaux. En novembre 2005, une délégation de l’Union européenne se rend dans le pays.

Quand Didier Boulaud, chargé de représenter la délégation, rend son rapport au Sénat français en avril 2006, il évoque le bektachisme en des termes particulièrement laudatifs: «L'Albanie présente aujourd'hui un vrai modèle de tolérance religieuse. À titre d'illustration, les mariages entre musulmans, catholiques, orthodoxes ou bektachis sont monnaie courante. [...] L'islam albanais apparaît en effet très éloigné des pratiques fondamentalistes. [...] L'accentuation de la singularisation, parmi les musulmans, des bektachis par rapport aux sunnites –à tel point que l'on considère maintenant qu'il y a quatre religions et non trois en Albanie– a encore renforcé les particularités de l’islam albanais».

«La guerre en Bosnie dans les années 1990 a généré une radicalisation qui n’a pas eu lieu en Albanie.»

Nathalie Clayer, historienne et spécialiste de l’Albanie

Alors que le bektachisme est un courant minoritaire, il est érigé en modèle d’islam et rend la société albanaise fréquentable, à la différence de ses voisins de l’ex-Yougoslavie, sous influence de courants salafistes et wahhabites.

La situation n'a pas beaucoup changé. Si la Bosnie et le Kosovo ont été marqués ces dernières années par un fort enrôlement au sein de Daech, l’Albanie semble moins subir la tentation de l’extrémisme.

Pour Nathalie Clayer, les raisons sont avant tout culturelles et historiques: «De 1967 à la chute du communisme, la religion est interdite en Albanie. Le pays a été isolé, les réseaux internationaux ont été coupés. De plus, la guerre en Bosnie dans les années 1990 a généré une radicalisation qui n’a pas eu lieu en Albanie. Ce n’est pas le bektachisme qui a empêché la radicalisation. D’ailleurs, certains réseaux soufis sont radicaux en Bosnie».

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