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L’accord provisoire signé samedi 22 septembre à Pékin entre le gouvernement chinois et le Vatican n’a pas fait les gros titres des médias. Est-ce par paresse ou bien par méconnaissance des enjeux? Parions plutôt sur la déception devant les limites d’un accord depuis si longtemps attendu et espéré entre la plus grande puissance spirituelle de la planète et la plus grande puissance communiste et athée.
On est en effet loin de la normalisation diplomatique entre le Vatican et la Chine, longtemps rêvée par tout ce que la communauté internationale compte encore de raisonnable. Et imaginer que le pape débarque demain à Pékin relève toujours d’un pur fantasme.
Mais si cet accord n’est pas aussi «historique» qu’on le prétend, il bouleverse néanmoins la cartographie d’une situation religieuse chinoise qui reste accablante et mobilise les défenseurs et défenseuses des libertés, de la démocratie et des droits humains à travers le monde.
Il touche à un problème en apparence technique: la nomination des évêques chargés d’encadrer une minorité catholique chinoise impossible à chiffrer exactement –on l'estime entre quinze et vingt-cinq millions de personnes. Il s'agit en fait de l’un des sujets les plus brûlants qui soient, reconnu comme tel par l'ensemble des spécialistes de politique internationale.
Depuis des décennies, la nomination des évêques en Chine fait l'objet d’une lutte impitoyable entre les autorités de Pékin, qui veulent garder un contrôle féroce sur les religions de leur pays et leurs hiérarchies, et le Vatican, qui –depuis toujours et comme il le fait partout dans le monde– entend désigner seul et avec une liberté absolue les évêques qui le représentent.
Une Église coupée en deux
Depuis la mise en place du régime maoïste en 1949 et la rupture des relations entre le Vatican et la Chine communiste en 1951, l’Église catholique –fait unique au monde– y est divisée en deux: d’un côté l’Église officielle, dite «patriotique», placée sous la tutelle d’évêques nommés par le régime communiste, sans aucun mandat du pape, et contrainte d’adhérer à l’Association patriotique des catholiques de Chine (APCC), l’organe de contrôle officiel; de l’autre, l’Église dite «souterraine», qui regroupe des évêques nommés ou approuvés par le Vatican, non reconnus par l’État et donc soumis à des épisodes de répression brutale et de persécution (assignations à résidence, emprisonnements, travaux forcés...). Comme celle du bouddhisme tibétain, l’histoire du catholicisme en Chine compte des pages tragiques.
Au fil du temps, le fossé s’est creusé entre les fidèles qui pratiquent leur foi ouvertement mais sous la surveillance constante des autorités, et celles et ceux qui, par souci de fidélité totale au pape et à l’Église «universelle», refusent de collaborer avec le régime communiste et continuent de se réfugier dans leur culte clandestin (exercé dans des appartements ou des maisons particulières).
Messe de Pâques à la cathédrale de l'Immaculée-Conception de Pékin, approuvée par le gouvernement chinois, le 31 mars 2018 | Greg Baker / AFP
En 2007, le pape Benoît XVI écrit pour la première fois une lettre à tous les évêques, prêtres, religieuses et catholiques de Chine pour les presser de se réconcilier et même de rejoindre le statut officiel, là où il est possible de disposer d’une liberté religieuse suffisante.
Cette lettre va légèrement transformer le climat des relations entre le Vatican et la Chine. Après des années d’ignorance mutuelle, puis de nominations plus ou moins secrètement négociées, s’ouvre une phase nouvelle, alternant le chaud et le froid.
Apparence d'assouplissement
Avant les Jeux olympiques de Pékin de 2008 et l’Exposition universelle de Shangaï, la Chine entend redresser son image internationale et assouplit son contrôle sur des Églises chrétiennes –protestante, majoritaire avec trente millions de fidèles, et catholique– qui s’imposent dans la compétition idéologique comme des instruments de séduction dans les milieux jeune, universitaire et intellectuel.
Mais il s’en faut de beaucoup que les masques ne tombent. La répression physique et le viol des consciences restent le lot commun de ces communautés chrétiennes clandestines déjà privées de toute activité sociale et éducative.
Dès qu’elles prennent un peu d’ampleur, les «églises domestiques», protestantes ou catholiques, redoutées par le pouvoir comme ferments de contestation, sont autoritairement fermées.
Au plan international, Pékin demeure ferme avec le Vatican, sommé de rompre ses relations avec Taïwan et de cesser de s’ingérer dans les affaires chinoises. Et son gouvernement nomme toujours comme évêques les personnalités catholiques les plus malléables et compromises.
En 2011, deux évêques officiels, ceux des diocèses de Leshan et Shantou, ordonnés sans mandat du pape, sont excommuniés par Benoît XVI. Les autorités ripostent en contraignant des évêques reconnus par Rome à participer physiquement à la consécration des évêques «illicites» nommés par le gouvernement.
Stratégie obstinée
Longtemps espérée, la normalisation diplomatique entre le Vatican et la Chine paraît au tournant des années 2010 parfaitement chimérique. Mais l’arrivée en 2013 d’un pape jésuite, dont les prédécesseurs de son ordre ont tant compté dans l’histoire de l’évangélisation du continent chinois (Matteo Ricci, François Xavier), va changer à nouveau la donne.
Dépasser les rancunes, sortir des blocages et des impasses, telle est la méthode de ce pape et de son secrétaire d’État, le cardinal Pietro Parolin, qui ne cessent de militer pour une réunification des catholiques en Chine et un allègement de la tutelle de l’État.
Les deux hommes réaniment leurs réseaux, cherchent des solutions, discutent au plus haut niveau avec Pékin. Ils le font dans un climat qui n’est pas toujours amical, y compris au sein de leur propre Église, marqué par la résistance des conservateurs et de personnalités aussi fortes que celle du cardinal chinois Joseph Zen Ze-kiun, ancien évêque de Hong Kong, qui accuse régulièrement le pape de se laisser manipuler par les autorités de Pékin.
Le cardinal Joseph Zen Ze-kiun à Hong Kong, le 5 mars 2018 | Anthony Wallace / AFP
L’accord du 22 septembre dernier est le fruit –bien imparfait– de cette stratégie à la fois obstinée et pragmatique. Pour la première fois, le pape François accepte de reconnaître les sept évêques de l'Église «patriotique» nommés depuis l'an 2000, sans l'aval de ses prédécesseurs, par le seul gouvernement communiste. Leur excommunication est même levée. Le document ratifie également l’existence d’un nouveau diocèse, créé de toute pièce par les autorités chinoises sans l'avis de Rome.
Tous les détails de l'accord ne sont pas encore connus, mais on sait de bonne source qu’à l’avenir, le choix des futurs évêques chinois viendra de Chine, après concertation entre l'Église locale et les représentants de l'État, mais que le pape gardera toujours un absolu droit de veto.
Pari réaliste
Qui est perd, qui gagne? Le Vatican fait une concession importante. Même dans les accords les plus récents, signés par exemple avec un pays communiste comme le Vietnam, il avait toujours obtenu de garder la haute main sur le choix des évêques.
Aussi, aujourd’hui, le cardinal Joseph Zeng ne mâche-t-il pas ses mots contre le pape François et parle de «capitulation». Pour lui, l’accord signé entre Pékin et le Vatican revient à conduire «le troupeau dans la bouche des loups. C'est une incroyable trahison». Pour l’Église «clandestine» chinoise, s’ouvre en effet une période de total inconnu, voire de menaces sur son existence même.
Le pape François fait un pari. Un pari qu’il veut réaliste, fondé sur le millénaire en cours, plutôt que sur l’histoire du communisme du XXe siècle. La Chine est la voie de l’avenir pour le catholicisme dans l’Asie du XXIe siècle. Mais une Église ne peut vivre et se développer durablement dans la clandestinité.
Son intuition était déjà celle de son prédécesseur Benoit XVI quand il a écrit, voilà dix ans, sa lettre aux catholiques chinois en vue de leur reconciliation. En voici aujourd’hui le premier résultat.
Avec la reconnaissance par le pape François des sept prêtres «patriotiques» (sur une soixantaine au total), tous les évêques chinois sont désormais unis au pape, «en pleine communion» avec l’Église universelle.
Une première dans l’histoire de la Chine communiste, qui s’ajoute à une autre: dans la tradition chinoise, le pape de Rome est l’«empereur de la religion» [jiaohuang]. Régulièrement prié, depuis soixante-dix ans, de ne pas s’ingèrer dans les affaires chinoises, son autorité religieuse est désormais reconnue par l'actuel gouvernement de Pékin.
Victoire symbolique? L’avenir tranchera. La patience des Chinoises et Chinois, dit-on, est éternelle. Celle du pape de Rome ne l’est pas moins.