Égalités

Être gay à Paris ou à la campagne, pas la même histoire

À l’écart des grandes villes et des communautés LGBT, les personnes homosexuelles sont encore souvent invisibles.

Dans les milieux ruraux, la discrétion est d'or. | Stanley Dai via <a href="https://unsplash.com/photos/IfGftNpTvAw">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
Dans les milieux ruraux, la discrétion est d'or. | Stanley Dai via Unsplash License by

Temps de lecture: 7 minutes

«Des homosexuels? Ça n’existe pas ici!» La phrase, prononcée sur la place du marché de Soissons, est dite sans animosité, mais sur le ton de l’évidence. Pour venir «ici», il faut d'abord traverser de vastes territoires agricoles, où les champs de blé encore vert et les pousses de betteraves à peine sorties de terre cernent la cité du Vase. Ici et là, une sucrerie, une usine de métallurgie, vestiges d’un passé industriel florissant. Dans ce décor rural, l’homosexualité semble ne pas exister.

Ce phénomène d’invisibilité se retrouve dans toutes les régions peu urbanisées de France. Il n’existe pas de statistiques claires sur ce sujet. Mais certains chiffres marquent, en creux, la discrétion de cette population passée sous silence. Dans son rapport annuel de 2017, SOS Homophobie présente le nombre de témoignages faisant état de comportements homophobes, recueillis par l'association en 2016. Auvergne, Limousin, Bourgogne, Midi- Pyrénées… Les régions majoritairement rurales ont enregistré moins de cinq appels. À Paris, on en compte 209.

Paris vs le reste du monde

Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas d’homophobie, pas de gays, pas de lesbiennes, ou pas de témoignages? Difficile de tirer des conclusions précises selon Colin Giraud, sociologue spécialisé sur l'étude des populations homosexuelles. «À ce sujet, les statistiques sont souvent très mauvaises sur les données géographiques. Elles ont tendance à traiter la question en opposant Paris au reste du monde, or les choses sont beaucoup plus complexes que cela», expose-t-il.

Les campagnes, d'après lui, sont bien différentes de l'image du désert hostile aux personnes homosexuelles. «Au cours d'un de mes travaux sur la vie des hommes gays dans la Drôme, j'ai constaté que la vie homosexuelle n'était pas systématiquement associée à un manque ou une frustration.» Quant aux comportements homophobes, les chiffres ne suffisent pas à révéler une réalité. «Tout est une question de définition: si une mère pleure en apprenant que son enfant est homosexuel, est-ce une phase d'apprentissage ou de l'homophobie?»

Si, pour Colin Giraud, les milieux ruraux ne sont pas un espace de rejet, il admet l'invisibilité de cette communauté: «Les marqueurs de l'homosexualité dans l'espace public n'existent presque pas». À commencer par les associations LGBT. Au sein du centre lillois de l’association Le Refuge, destinée à héberger et accompagner des jeunes majeurs victimes d'homophobie, Jean Wallon n’accueille généralement que des citadines et citadins. «Quand un jeune nous contacte, la première chose qu’on lui demande c’est près de quelle grande ville il se trouve.» Le Refuge commence à développer une stratégie de déploiement au-delà des espaces urbains. Mais avant de pouvoir ouvrir de nouvelles antennes en milieu rural, le chemin est long: «Notre premier objectif est avant tout de nous faire connaître», annonce Jean Wallon.

Une exception dans cette petite ville

Si dans les départements ruraux la discrétion fait loi, elle n’empêche pas de vivre son homosexualité de manière épanouie. Avec sa dégaine de biker, barbe drue mais bien taillée, anneau d’argent au septum et t-shirt rock, Gauthier Lequeux est loin des stéréotypes et assume pleinement son homosexualité. Ce ne fut pas toujours le cas.

Cet homme de 27 ans a grandi à Soissons (petite ville de 28.000 habitants dans l'Aisne), mais c’est chez son ami d’enfance Clément, qui vit dans le village voisin de Bucy-le-Long, qu’il aime passer le temps. Il connaît bien le chemin, pour avoir parcouru régulièrement à pied les sept kilomètres qui séparent Soissons de la grande demeure de son ami, aménagée dans un ancien corps de ferme. Pour lui, le lieu est chargé de souvenirs. Entre deux blagues, les deux amis évoquent le jour où Gauthier «est sorti du placard». «C’était une agréable surprise, sourit Clément élégamment vêtu d’un costume trois pièces. Après ça, il n’avait plus besoin de prouver quoi que ce soit, il était en phase, sincère.»

«À Soissons, tout le monde se connaissait, c’était très anxiogène»

Avec le recul, Gauthier se rend compte que la période la plus difficile était de loin les longues années qui ont précédé son coming out. «La première fois que je me suis dit que quelque chose n’allait pas, j’avais 14 ans, se rappelle-t-il. J’avais ce sentiment d’être anormal, presque malade.» Un mal-être renforcé par l'environnement social. «À Soissons, tout le monde se connaissait, c’était très anxiogène.» La peur du regard des autres est décuplée par l’impression d’être une exception dans cette petite ville.

L'adolescent commence à s’accepter quand il se rend compte qu’il n’est pas seul grâce à l’application de rencontres Grindr. «J’étais à Reims la première fois que je me suis connecté. J’ai vu toutes les photos de profil s’afficher. Il y en avait tellement, je ne pouvais pas croire qu’il y ait autant de gays à Reims», s’exclame-t-il, ouvrant de grands yeux comme si cette découverte le surprenait toujours autant. Il lui faudra tout de même du temps et un nouvel environnement pour assumer pleinement son homosexualité. Outre-Manche, il rencontre son premier copain. De retour dans son coin de campagne, il ne ressent plus le besoin de cacher son orientation sexuelle.

La mentalité du coin

Cependant, Gauthier ne nie pas les contraintes liées au milieu dans lequel il évolue. S’il n’a jamais eu à se plaindre d’actes directement homophobes, il doit composer avec l’ignorance et l’aura de scandale qui entourent l’homosexualité. «Il y a encore un vrai tabou. Mon père par exemple, quand il voyait des gays à la télévision, disait en riant: “pas de ça chez nous”.» Sa famille a accepté son homosexualité, mais Gauthier reste pudique sur le sujet. Lorsque son père manifeste contre le mariage pour tous, le jeune homme analyse la situation avec philosophie. «Il ne cherchait pas à me blesser, mais il reste “old-school”. Pour lui, le Pacs était suffisant. Mes parents n’ont jamais connu de personnes homosexuelles, pour eux c’était l’inconnu», appuie-t-il précisant que chez lui, le gay était forcément coiffeur ou perché sur un char de la gay pride.

«Ici l’image classique de l’homme, c’est marié, avec femme et enfants»

Gauthier parle librement de son homosexualité, mais ce n'est pas le cas de tous les Soissonnais et Soissonnaises. «Je connais plein de gens qui n’osent pas le dire à leurs amis ou à leur famille», regrette-t-il. Un jour, un homme avec qui il avait discuté dans un bar le retrouve discrètement dans les toilettes pour lui avouer qu’il avait des doutes sur son orientation sexuelle et l’embrasser, avant de partir sans donner de nouvelles. «Cela m’a rendu vraiment triste pour lui. Il se sentait obligé de vivre selon des stéréotypes. Ça reflète bien la mentalité du coin. Ici l’image classique de l’homme, c’est marié, avec femme et enfants et éventuellement quelques épisodes sales dans des hôtels.»

Pour la plupart des homosexuels vivant dans des milieux ruraux, la principale difficulté reste encore de parvenir à faire des rencontres. Même si l’apparition des applications mobiles a radicalement changé la donne. Celles-ci ont d’ailleurs été imaginées à l’origine pour les communautés LGBT. «Elles permettent une porte, un progrès pour sortir de l’isolement», analyse Gauthier en les égrenant: «Za-gay, un peu vieux, Gaydar, c’est le premier ou je suis allé, Grindr, Hornet, et puis Tinder bien sûr.» Comme tous les gays de province, précise-t-il, il a écumé ces plateformes. «Supprime ces applis, et tu as l’impression de ne plus être gay», plaisante-il.

Les rencontres elles aussi sont plus furtives que dans les grandes villes: «Ce n’est pas du tout pareil qu’à Paris où l’on est anonyme dans une foule. On peut lézarder, prendre son temps. Ici, il faut rester discret, on ne prend pas de verre en ville mais on va chez l’un ou l’autre», raconte Gauthier, pour qui ce mode de rencontre commence à peser.

Se fondre dans la masse

D’autres ont choisi de rejoindre la grande ville: Paris. Adrien et Kévin, respectivement 25 et 26 ans, ont grandi dans des villages d’environ 2.000 habitants. L'un a quitté la Loire-Atlantique et l'autre, la Normandie. Ils se disent aujourd’hui plus épanouis dans leur vie quotidienne.

«J’essaie d’adopter un comportement plus viril, plus conforme à la définition de la masculinité»

Au-delà de l’âge qui permet de prendre de l’assurance, ils avouent que la capitale offre une plus grande liberté aux homosexuels. À Paris, l’anonymat encourage chacun à vivre sa vie comme il l’entend. «Ici, j’embrasserais mon copain, mais pas à Caen [la ville où il a fait une partie de sa scolarité, ndlr]. On sait qu’on ne recroisera jamais les personnes. Tout le monde se fout de tout le monde», s'amuse Kévin. Son comportement n’est donc pas le même lorsqu’il retourne en Normandie: «Je fais plus attention à me fondre dans la masse. J’essaie d’adopter un comportement plus viril, plus conforme à la définition de la masculinité». Car il y aurait à la campagne une injonction à la virilité, à laquelle les gays se plient également. En région, «on réduit souvent l'homosexualité aux gays parisiens vivant dans le Marais», rappelle Colin Giraud. Signe qu'ils ne s'identifient pas à ce cliché, de nombreux homosexuels qui ont grandi en milieu rural n'adoptent pas les codes de ces gays urbains.

Comme Kévin, ils se tiennent à distance de la communauté LGBT. Elle servirait un combat militant dans lequel le jeune homme ne souhaite pas forcément s’impliquer: «Je sais qu’il faut en parler. Mais nager dedans ne m’intéresse pas», lance le Normand. Adrien adopte le même comportement: «Je ne sors pas trop dans le Marais même si j'y vis, ce qui est assez paradoxal». Il habite rue Vieille du Temple, prisée des touristes et emblématique de la communauté gay. «L'ambiance homo, je ne percute pas trop. C'est trop forcé, comme si parce qu'on était homo il fallait le montrer», confie-t-il, circonspect. De quoi rassurer sa mère. Alors qu'il lui avouait son homosexualité, elle a immédiatement fait le lien avec son quartier. «Je t'ai jeté dans la gueule du loup!», avait-elle plaisanté.

Kévin et Adrien voient dans cette grande ville bien d'autres intérêts que celui de rencontrer d'autres gays. Ils apprécient leurs loisirs: «Les cinémas, les expos, je fais beaucoup plus de choses que lorsque j'étais à Caen», insiste Kévin. Adrien, de son côté, retient les rencontres amicales et intellectuelles. Il est venu à Paris pour ses études, où il a intégré une prépa art. «Il y avait beaucoup d’homosexuels, se souvient-il. Je pouvais discuter avec des gens qui me conseillaient d’aller voir telle pièce ou telle expo. C'est un enrichissement culturel.»

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