Monde

L'autoroute de la mer au ciel [4/5]

La route entre Whistler et Vancouver n'a pas été épargnée par la fièvre olympique.

Temps de lecture: 4 minutes

J'avais 21 ans. Une nuit, alors que j'étais chez mon copain de l'époque  -qui habitait avec huit autres personnes-, nous décidâmes d'emprunter une voiture pour aller de l'autre côté de Whistler, voir ce condo flambant neuf que nous avions repéré. Arrivés là-bas, après avoir suivi un chemin entre deux murs de neige, nous atteignîmes une imposante grille d'acier. «Nous y voilà», dit-il en posant un genou à terre pour me faire la courte échelle. Je vérifiai que la propriété n'était pas protégée par une alarme, puis sautai par-dessus la grille. Il en fit autant, et en quelques secondes nous nous dirigions le petit bout de paradis que nous étions venus chercher: un énorme bain à remous dont la vapeur s'élevait dans la nuit.

Aujourd'hui, voilà que je m'apprête à rentrer l'air de rien dans le Fairmont Château Whistler. Le lobby de l'hôtel, tout en grès et en poutres, a des allures de cathédrale, et en lieu et place de l'autel il y a une grande baie vitrée qui donne sur les pistes enneigées. Il suffit de dégainer sa carte de crédit pour être traité comme il se doit. «New York», répondis-je lorsqu'on me demanda d'où je venais. Je sais, ça peut donner une fausse impression, mais trop tard, je n'ai pas la force de revenir dessus pour ensuite passer dix minutes à m'expliquer. Après avoir récupéré la clé de notre chambre, mon ami et moi nous dirigeons vers le spa, qui en plus des pichets d'eau citronnée offre un sauna, une piscine semi-ouverte, et plusieurs bain à remouss. C'est moins stressant comme ça que par effraction, mais c'est également moins drôle. Cependant, le fait de pouvoir se payer un hôtel un peu luxueux nous rappelle l'inexorabilité du temps qui passe.

Station chicos

A l'ouverture de son premier télésiège en 1966, Whistler Backcomb, tel est le nom de cette station de ski, c'était seulement quelques chalets et une route de terre. Mais depuis quelques années, la station devient de plus en plus chicos, offrant même un service d'hélicoptère depuis Vancouver, et attirant autant de touristes japonais et européens que de travailleurs immigrés des quatre coins du globe. Pendant les JO, les pistes accueilleront épreuves de ski, de bobsleigh et de skeleton.

Au sommet de Blackcomb, le soleil brille et la vue est imprenable, mais la neige n'est pas tombée depuis des jours, et les morceaux de glace craquent sous la planche -quand on ne tombe pas sur du verglas. Après quelques échauffements, nous embarquons à bord du Peak 2 Peak, une gigantesque télécabine inaugurée trois mois auparavant -elle aussi construite dans le cadre des JO- et qui passe entre les deux montagnes de la station, Whistler et Blackcomb. A mi-parcours, la nacelle de verre et de métal est suspendue à 442 mètres du sol, établissant un nouveau record mondial de hauteur. Nous voilà donc à bord d'une cabine transparente en son centre, avec l'équipe paralympique de ski de Slovaquie. En bas, on aperçoit la crique, une sorte de ligne noire un peu brouillonne qui contraste avec la neige. Pendant les 11 minutes que dure la traversée, plusieurs passagers semblent un peu tendus et sont agrippés aux barres. Le Peak 2 Peak a été construit dans le but de permettre aux skieurs arrivés au sommet de Blackcomb de dévaler Whistler sans avoir à descendre d'abord la première et remonter la seconde. Et vu la foule, la station doit se féliciter d'avoir investi 36 millions d'euros dans ce projet. Mais c'est un peu vulgaire de discuter argent quand on parle des JO.

Le lendemain matin, nous prîmes l'étroite route qui descend vers la vallée, et juste avant de sortir de la ville, je sentis encore l'étreinte des pistes. En quittant Whistler -en quittant n'importe quelle montagne à vrai dire- je ressens toujours une légère agoraphobie; une espèce d'instinct animal, quelque chose qui me dirait «attention, le danger peut venir de partout maintenant».

La fin d'une époque

A l'époque de notre «opération bain à remous», j'avais presque terminé mon cursus universitaire, et le monde m'apparaissait soudain comme gigantesque. Je faisais souvent des allers-retours pour voir mon copain qui habitait à Whistler, et un jour je suis rentrée en voiture avec un des ses amis parti pour faire 5 ou 6 jours de route jusqu'à Toronto. Il venait de l'est du pays et avait un diplôme en sciences politiques. Après deux hivers à Whistler, il avait décidé qu'il était temps d'entrer dans l'âge adulte, et que pour ça, il fallait qu'il retourne chez lui. On ne peut pas passer sa vie à Lotus Land à ne rien faire. Ou alors c'est qu'on a décidé qu'on était ce genre de personne. Ça n'était pas le cas de ce type, et je savais que ça n'était pas le mien non plus, que moi aussi je partirai, j'irai chercher un job, j'essaierai de gagner de l'argent, je me construirai, mais que ça n'allait pas être facile -bien au contraire. La neige qui tombait se transforma en pluie battante, et lorsqu'il me déposa dans le parking d'un centre commercial avant de reprendre la transcanadienne, j'eus le sentiment que plus qu'un week-end, c'était la fin d'une époque.

La route entre Whistler et Vancouver, plus connue sous le nom d'«autoroute de la mer au ciel», n'a pas non plus été épargnée par la fièvre olympique, puisque des travaux y ont été engagés pour la rendre plus sûre. Nous passons devant des ouvriers juste avant d'arriver à Squamish, une ancienne ville de bûcherons autrefois touchée par la crise et qui a inauguré il y a quelques mois son «Squamish Adventure Centre», comme l'indique un panneau accroché à l'office de tourisme flambant neuf situé de l'autre côté de la route.

Au sud de Squamish, les automobilistes conduisent dorénavant à flanc de coteau, juste au-dessus de Howe Sound. Avec cette nouvelle autoroute en ligne droite, aucun doute que sushis et légumes de saison arriveront sains et saufs au village olympique. Il y aura aussi certainement moins d'accidents, maintenant que les virages serrés ont disparu. Le changement, qu'il soit géographique ou humain, n'est peut-être finalement que le produit de notre agitation constante. La finalité du changement, c'est sans doute le changement lui-même. Et au final, si les choses sont effectivement différentes, difficile d'affirmer qu'elles sont mieux qu'avant.

Elisabeth Eaves

Traduit par Nora Bouazzouni

Image de une: susan gittins via Flicker CC

(A suivre: Vancouver l'autre, l'île)

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