Culture

«Un peuple et son roi», une révolution ancienne au présent

Davantage collection de vignettes que fresque, l'évocation de la Révolution française par Pierre Schoeller réussit à faire l'éloge du soulèvement populaire tout en laissant ouvert le rapport à l'événement.

La marche des femmes de Paris sur Versailles | StudioCanal
La marche des femmes de Paris sur Versailles | StudioCanal

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Il débarque sur un étrange terrain. Un terrain à la fois dépeuplé et encombré. Faire un film à propos de la Révolution française est inévitablement se confronter à la fois à un événement, et à la manière dont il a déjà été pris en charge par d’autres, en particulier au cinéma.  

La Révolution française est l’événement historique le plus décisif de l’histoire de France. Pourtant, elle a été étrangement peu et mal traitée par le cinéma, et en particulier le cinéma français.

La majorité des films auxquels elle sert de cadre expriment un point de vue négatif à son endroit, y compris des chefs-d’œuvre, des Deux Orphelines de G.W. Griffith (1921) à L’Anglaise et le Duc d’Éric Rohmer (2001). Pour le reste, hormis La Marseillaise de Jean Renoir (1938), on a le choix entre reconstitution ampoulée (Enrico et Heffron) et dénonciation de la Terreur comme dimension essentielle des événements des années 1789 et suivantes –voire les deux à la fois (De Broca, hélas).

La littérature, encore récemment avec l’excellent 14 juillet d’Éric Vuillard, judicieux Prix Vialatte 2017, a fait beaucoup mieux. Et sans doute plus encore le théâtre.

Sans remonter jusqu’à La Mort de Danton de Büchner, bien supérieure au Danton de Wajda, les historiques (à tous les sens du mots) 1789 et 1793 d’Ariane Mnouchkine, et sans doute la plus importante mise en scène française de ces dix dernières années, Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat, témoignent d’affinités riches de sens entre la Révolution et la scène.

Lorsqu’ils n’utilisent pas les années de la Révolution comme simple toile de fond, genre Les Mariés de l'an II, les films qui s’y réfèrent s'organisent autour de l'affirmation d'une opinion à propos de la Révolution de 1789. Ce n’est heureusement pas tout à fait le cas du nouveau film du réalisateur de L’Exercice de l’ÉtatPierre Schoeller.

Déstabilisante et féconde

D’où l’étrange sensation qui émane d’Un peuple et son roi. Déstabilisante dans sa manière à la fois très peu affirmative et volontairement morcelée d’évoquer cette époque fondatrice, son approche se révèle féconde, au moins par les questions qu'elle soulève.

 

Le film est composé de «tableaux». Certains évoquent des grands événements, des États généraux à l’exécution de Louis XVI, et d’autres des situations quotidiennes, où on suit plusieurs personnages de fiction. Parmi ceux-ci figure un nombre important de femmes, ce qui répond d’une réalité historique souvent occultée, ou caricaturée sous la seule figure des tricoteuses.

Au passage, le film réussit plusieurs prouesses. Il évite les écueils symétriques de la reconstitution fière de ses accessoires et de son budget, et d’un minimalisme qui, ici, desservirait son propos: relier une évocation factuellement précise et dramatiquement variée, et les imageries qu’on en a.

Il trouve, dans le jeu entre interprètes connus et visages anonymes, une manière de poursuivre cette circulation entre le déjà-su, souvent au prix d’imageries simplificatrices, et la complexité réelle d’événements survenus il y a plus de 200 ans. Parmi eux, il opère certaines réévaluations, comme l’importance de la fusillade du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791.

Le peuple qui manque

Des scènes de fiction, assumées comme telles avec leur part de mélodrame, mettent en évidence les engagements, les inquiétudes, les espoirs, les souffrances de la poignée de personnages inventés pour dire le vécu des habitants du Paris populaire d’alors.

Françoise la lavandière (Adèle Haenel) et Basile le vagabond (Gaspard Ulliel). | StudioCanal

Elles le font au prix d'un tour de passe-passe, que tente de masquer le titre. Car on si on sait qui est le roi, et plus ou moins ce qu'il est, savoir qui est «le peuple» est assurément plus ardu. Comme souvent, l'éclaircissement de cette notion qui court au long des siècles et des discours politiques (y compris les discours en images) passe à la trappe.

Les personnages mobilisés sont plus des types que des individus, surtout ils tiennent lieu d'un être abstrait, et qui le restera –ce peuple qu'aujourd'hui encore les rhétoriques politiques de tous bords invoquent à l'envi. Comme les politiciens et les idéologues, qu'il rejoint à ce moment, Schoeller «fait comme si on savait» ce qu'est le peuple1. Il est probable qu'on le sache même bien moins aujourd'hui, après des siècles de brouillages et de réquisitions partisanes contradictoires, qu'au moment où Danton, Robespierre ou Desmoulin se référaient à cette notion.

Ici, dans le film, mais on pourrait dire également ici, dans le monde d'aujourd'hui, «le peuple manque» –au sens que Paul Klee, puis Gilles Deleuze donnèrent à cette formule. Non que soient absentes les figures supposées en tenir place, mais il y a un abus, jamais comblé, à assimiler quelques figures très identifiables (l'artisan L'Oncle, la lavandière Françoise, le vagabond Basile...) à cette entité à laquelle les «représentants du peuple» ne cessent de se référer.

La reconstitution des représentants du peuple

Ils sont, eux, des figures inscrites dans une histoire en train de se faire, et pas dans un imaginaire nébuleux, nébuleux quelle que soit la qualité du jeu d'Adèle Haenel, de Céline Salette, de Noémie Lvosky ou d'Olivier Gourmet, interprètes des personnages tenant lieu de peuple.

L'Assemblée nationale en travaux. | StudioCanal

Malgré cette limite de l'impasse sur «le peuple», et grâce à la composition en vignettes qui s'abstient de trop solidifier les aperçus successifs, leurs prestations prennent relief et justesse d’agir en contrepoint des reconstitutions de nombreux moments de débat à la Constituante, à l’Assemblée nationale puis à la Convention.

Très proches des textes d’origine tels que les archives en conservent trace, ces passages bénéficient des richesses du langage des orateurs et oratrices, et il y a un véritable plaisir à écouter non seulement ce qu’elles disent –qui est parfois jeter les bases d’un pays et d’un système qui s’inventent, et parfois décider de la mort d’un homme– mais comment elles le disent.  

Ces acteurs et actrices, et la mise en scène, font la part belle aux émotions, qui sont désormais une dimension importante de la recherche historique, tout en accompagnant des points de vue très divers, et en adoptant plus ou moins de recul –en changeant de focale narrative. Nombre des scènes cherchent l’empathie avec les protagonistes, mais leur diversité empêche le verrouillage d’un discours, sentimental ou idéologique.

Le choix du présent

Sans aucun doute, Schoeller et son film sont favorables à la Révolution. Mais l’agencement des séquences donne aux représentants des différentes tendances qui la traversent une autonomie et une légitimité possibles –y compris les choix du roi. Le cinéaste-narrateur n'esquive ni la validité des raisons des différents partis, ni la violence de l'exécution. Et sa manière de raconter et de montrer s'abstient d'imposer une opinion.

Louis XVI (Laurent Lafitte), le 21 janvier 1793. | Capture d'écran de la bande-annonce

Le parti pris décisif sur le plan narratif, sur le plan esthétique et sur le plan politique est le même, et c’est lui qui rend le film si ouvert, si vivant. C’est le choix du présent.

Schoeller parvient à filmer chaque situation d’une histoire si souvent contée, mythifiée, d’une histoire si connue au moins dans ses grandes étapes, comme si personne –les protagonistes comme les fabricants du film– n’en savait rien.

C’est finalement en cela qu'Un peuple et son roi, au-delà de questions qui sont loin d’être dépassées –le rôle des figures d’autorité, de la loi, les procédures du débat public, la légitimité du recours à la violence…– est un film révolutionnaire: c’est un film porté par l’énergie permanente d’un «tout peut arriver».

Et cette disponibilité à ce qui vient est, du même élan, ouverture d’un espace pour les spectateurs et spectatrices, pour leur liberté de réagir, de s’émouvoir et de réfléchir par elles-mêmes.

 

1 — Pour une réflexion contemporaine d'ensemble sur l'état de la notion de peuple, et les points aveugles qui s'y rattachent, lire Les Voies du peuple de Gérard Bras (Amsterdam, 2018)Retourner à l'article

 

Un peuple et son roi

de Pierre Schoeller, avec Olivier Gourmet, Adèle Haenel, Céline Salette, Laurent Lafitte, Noémie Lvovsky, Johan Libereau, Gaspard Ulliel, Izia Higelin, Denis Lavant, Louis Garrel.

Séances

Durée: 2h01. Sortie le 26 septembre 2018

 

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