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L'édito du New York Times révèle un danger peut-être plus grand que Trump lui-même

L'auteur de la tribune qui a semé le chaos à la Maison-Blanche peut avoir agi dans son seul intérêt.

Devant la rédaction du New York Times, le 6 septembre 2018 | Angela Weiss / AFP
Devant la rédaction du New York Times, le 6 septembre 2018 | Angela Weiss / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Difficile d’ignorer que depuis quelques jours, un véritable séisme secoue la Maison-Blanche et l’Amérique tout entière. Mardi 11 septembre sortira un livre –Fear: Trump in the White House de Bob Woodward, l'un des journalistes du Washington Post qui ont contribué à révéler le scandale du Watergate– qui affirme qu’en coulisses, l’entourage de Trump le prend pour un sombre crétin.

On pourra y lire, entre autres, qu’outre les jugements personnels peu flatteurs portés à l’encontre du président des États-Unis, un certain nombre de ses hauts fonctionnaires agissent derrière son dos pour contrer ses décisions.

Au lendemain de l’annonce de la parution du livre et de la publication de ses extraits les plus croustillants, le New York Times a publié un éditorial anonyme écrit par un haut fonctionnaire de l'administration Trump, où l’on peut lire que nombre de membres de l’entourage présidentiel savent pertinemment que le président américain est un danger pour la nation et qu’une résistance s’est organisée au sein même de la Maison-Blanche.

Prouver, pas juste dire

Cet éditorial est à la fois fascinant et terrifiant. Il décrit un Donald Trump «impétueux», «belliqueux», «mesquin», qui fait des «caprices», prend des décisions «qui ne tiennent pas debout, mal informées et parfois dangereuses». L'article montre Trump tel que tout le monde le connaît déjà, mais cette fois de l’intérieur, confortant dans son opinion la grande partie du monde qui était déjà convaincue que le président américain ne tournait pas rond.

Son auteur –son autrice?– explique qu’il écrit cette lettre pour rassurer le public: certes, Trump déraille, mais «des adultes» sont là et veillent au grain. Que si les hauts fonctionnaires «résistants» n’invoquent pas le vingt-cinquième amendement, celui qui permettrait de déclencher une procédure de destitution de Trump, c’est uniquement pour éviter de provoquer une «crise constitutionnelle».

La lecture de cet éditorial fantasque provoque chez le lectorat un enchaînement de réactions à la fois épidermiques et intellectuelles. Ah, on en était sûr, Trump est un malade, ça fait du bien de le lire noir sur blanc, et écrit par des témoins directs en plus, maintenant on a des preuves. Spoiler: non, on n’en a pas. Ce n’est pas parce qu’une source anonyme le dit que c’est vrai.

Ensuite: youpi, voilà qui va apporter de l’eau au moulin de celles et ceux qui veulent destituer Trump. Or non, désolée encore une fois pour le faux espoir: personne en l’état actuel des choses n’a les moyens de le faire. Il faudrait pouvoir prouver, pas juste dire, qu’il agit comme un dingue, ce qui ne risque pas d’être possible sur la seule foi de sources anonymes, ni sur celle de révélations d’un livre, que ce soit celui de Woodward ou de ceux qui l’ont précédé.

Coup terrible porté à la démocratie

L’auteur –pour des raisons de simplification, on va partir du principe que c’est un auteur– choisit de rester anonyme pour des raisons évidentes. Pas seulement parce que cette lettre lui coûterait sa place (au minimum), mais parce que ce qu'il raconte est injustifiable. Les procédés qu’il décrit sont un coup terrible porté à la démocratie américaine et à la fonction présidentielle. Il s'agit presque d'un coup d’État clandestin. La crise constitutionnelle est déjà là, et c'est lui et ses homologues agissant dans l'ombre qui l'ont déclenchée.

David A. Graham souscrit à cette thèse. Dans The Atlantic, il évoque un «coup d’État anti-démocratique». Et de fait, voici un haut fonctionnaire –nommé, donc, pas élu!– qui se vante de désobéir au président démocratiquement élu et se félicite que des membres de l’exécutif contournent les ordres présidentiels, travaillent à «piloter l’administration dans la bonne direction jusqu’à ce que –d’une manière ou d’une autre– tout cela se termine». Comme le dit Graham, «si contrôler le président demande de désobéir aux ordres et de recourir à la tromperie, cela devient plus dur à défendre».

En vertu de quelle autorité de hauts fonctionnaires justifient-ils de tels agissements? Si l’on apprenait que l’entourage d’Obama en avait fait autant, comment réagirait-on? Mais Obama n’était pas fou, ni dangereux, ni impulsif, répondrez-vous. Eh bien, c’est une question de point de vue. On est tous le fou de quelqu’un.

Dans la mesure où aucune preuve scientifique n’est établie de la folie de Trump, et même si la majorité de son entourage, voire du monde, estime qu’il a les fils qui se touchent, la loi américaine ne permet pas que des individus prennent de leur propre chef des décisions contraires aux devoirs que leur impose leur fonction.

«TRAHISON?», a rageusement tweeté Trump après la publication de cet article.

La question se pose, en effet. Car soit l’entourage de Trump estime qu’il est inapte à gouverner, que c’est un danger pour son pays et dans ce cas, son devoir est de mettre en branle une procédure de destitution pour l’empêcher de nuire, soit cet entourage se trompe ou est de mauvaise foi, auquel cas cette dénonciation et ces actes de rébellion larvée relèvent de la trahison.

«Résistants»

Voilà à la fois le problème et le talent de Trump: en rabaissant le niveau de la plus haute fonction de l’État, il a fait dégringoler tout son entourage avec lui. Celles et ceux qui œuvrent autour de lui à défaire ce qu’il fait utilisent des méthodes répréhensibles, hors de toute morale. Et l'’amoralité, c’est justement ce que reproche l’auteur de l’éditorial à Donald Trump, et ce qu’il évoque pour justifier son action et celle des autres «résistants».

Si le mot «résistant» a une connotation en français qu’elle n’a pas en anglais américain –question d’histoire nationale bien sûr, le vocabulaire choisi par l’auteur anonyme pour se désigner et désigner ses homologues n’en est pas moins très fort, quasiment lyrique: il parle de «héros méconnus dans et autour de la Maison-Blanche», rien de moins.

La Maison-Blanche, repaire de «héros», le 6 septembre 2018 | Mandel Ngan / AFP

Il explique que «certains de ses conseillers ont été présentés comme des scélérats par les médias. Mais en privé, ils se donnent beaucoup de mal pour contenir les mauvaises décisions dans l’aile ouest, même si clairement, ils n’y arrivent pas toujours». Ce sont, selon lui, les «adultes» qui surveillent Donald Trump et qui l’empêchent de nuire.

Curieusement, ces «adultes» ne trouvent pas la situation suffisamment alarmante pour continuer à respecter la loi. Le vingt-cinquième amendement permet à l’exécutif d’engager une procédure de destitution –certes complexe, heureusement d’ailleurs– du président.

Ces «adultes» ne sont pourtant pas confrontés à une situation désespérée qui exige des actes de résistance héroïque –par exemple une dictature où la vie des lanceurs et lanceuses d’alerte serait en danger, et le président indéboulonnable par des voies légales. C’est loin d’être le cas aux États-Unis.

Un coup monté par Trump lui-même?

Si ces personnes n’engagent pas de procédure de destitution, alors que de leur propre aveu la situation est grave et que Trump est fou, il s'agit d'un choix. C’est qu’elles risquent quelque chose (au hasard: perdre la majorité républicaine un peu partout, au Congrès, à la présidentielle de 2020), parce que la base qui soutient Trump est encore forte, mais que au cas où ça tournerait au vinaigre pour le quarante-cinquième président des États-Unis, au cas où, «d’une manière ou d’une autre», son mandat s’achevait de manière un peu précipitée, elles puissent sortir de l’ombre et sauver leur peau en clamant: «Moi, j’étais résistant» à toutes celles et ceux qui ne manqueront pas de demander des comptes aux responsables de cette calamiteuse administration et seront tentés de raser quelques crânes.

Pour Ben Mathis-Lilley, journaliste politique à Slate.com, «c’est définitivement une explication très plausible pour expliquer pourquoi cette personne a choisi de publier cette tribune». «Mais d’un autre côté, spécule-t-il, peut-être que cet individu anonyme en avait tout simplement assez de lire et d’entendre des critiques de l’administration Trump, et qu’il n’a pour seule motivation que l’envie de se défendre en public.»

À moins, bien sûr, comme le suggère Corentin Sellin, spécialiste de la politique américaine, dans une interview accordée à Libération, que cette lettre ne soit «un coup monté par Trump pour discréditer le New York Times». Ce qui expliquerait le côté fantasque de la lettre et son absurdité, car ces «résistants», en la publiant, se condamnent eux-mêmes à devoir arrêter leurs activités souterraines.

Selon Dick Howard, professeur de philosophie politique à l'université de Stony Brook (New York) et auteur de Les ombres de l’Amérique, de Kennedy à Trump (à paraître le 20 septembre), ce serait en effet pour Trump un moyen de rassembler ses troupes autour de lui avant les élections de mi-mandat, en novembre, qui pourraient le voir perdre sa majorité à la Chambre des représentants et une majorité démocrate lancer une procédure de destitution.

Pour Howard, cet épisode marque possiblement la fin d’un cycle politique, un «réalignement» de la politique américaine, où les trente ans de règne républicain entamé avec l’élection de Reagan en 1981 et interrompu par les deux doubles mandats démocrates de Clinton et d’Obama arrivent à leur terme dans une apothéose.

La politique non-partisane d’Obama, qui refusait de régner sur un seul parti et voulait se placer au-dessus de la politique, aurait provoqué un retour de bâton d’une violence folle avec la présidence Trump et son sectarisme politique poussé à l’excès, avance Howard. Reste à savoir ce qui pourra le remplacer...

Si on veut être encore plus kafkaïen, on peut même imaginer que c’est l’entourage de Trump qui a monté ce coup dans son intérêt sans le lui dire, le sachant bien incapable, intellectuellement, de fomenter une stratégie aussi élaborée. À ce stade de spéculation, comme aurait dit John Kelly, le chef de cabinet de la Maison-Blanche: «On est chez les fous.»

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