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À Paris, les «uritottoirs» ne plaisent pas à tout le monde. Samedi 25 août, le journal Le Parisien rapportait qu’un de ces urinoirs, installés par la mairie depuis le printemps et conçus comme un dispositif écologique qui «permet de faire du compost et de faire pousser des fleurs», était vandalisé.
Le même journal affirmait selon un rapport de police qu’il s’agissait des Femen, mais ces dernières ont démenti dans la foulée. En fait, ce n’est pas un uritrottoir qui a été attaqué, mais trois. Slate.fr a retrouvé le mystérieux collectif qui était aux manettes de cette opération-commando féministe: il s’agit des Pisseuses, un collectif de six personnes.
Scellés avec du ciment
Dans la nuit du 23 au 24 août, quatre membres de ce collectif ont pris d’assaut trois uri-trottoirs situés sur l'île Saint-Louis, le Quai d'Austerlitz et vers la Gare de Lyon. L’objectif initial était de s’en prendre à quatre exemplaires mais l’expédition nocturne s’est arrêtée avant. Sur les trois urinoirs concernés, les militantes ont collé des autocollants jaunes dénonçant ces engins, qu’elles accusent de favoriser l’exhibition sexuelle: «Les bites en public, c’est non!», clame un sticker. «Une bite correcte est une bite rangée», persifle un autre, tout en rappelant l’article de loi sur l’exhibition sexuelle, «punie d’un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d’amende». Une affiche blanche avec un dessin de chien se moque des utilisateurs de l’urinoir: «T’es un chien? Non? Alors pourquoi tu pisses dans la rue?». Une autre, sur le même ton: «T’as appris à faire caca au pot, non? Alors apprends à faire pipi aux toilettes au lieu de sortir ta bite partout».
Elles ont aussi collé des autocollants indiquant la direction des toilettes publiques et scotché des protections hygiéniques avec du faux sang rouge, pour, précise Angela*, «dégoûter les mecs» et souligner un «déséquilibre»: «À cause de leurs règles, les femmes ont plus besoin de toilettes que les hommes et on leur en donne moins». En effet, les femmes passent 89 secondes en moyenne aux toilettes contre 39 pour les hommes, soit 2,3 fois plus longtemps, selon une étude de l’universitaire américain Alexander Kira.
Enfin, deux des trois urinoirs pris pour cibles ont été scellés avec du ciment, rendant leur utilisation impossible.
Un urinoir scellé avec du ciment, recouvert de pancartes et de protections hygiéniques. | Collectif Les Pisseuses
Pendant l’offensive, racontent à Slate.fr trois des quatre membres de ce happening de nuit (le quatrième, un garçon, n’a pas souhaité s’exprimer), les passantes et passants ont réagi avec plus ou moins de soutien. Quai d’Anjou, ils se montrent compréhensifs: une touriste américaine les félicite, un riverain leur dit que leur action est «importante». Mais vers Austerlitz, à côté du square Tino Rossi, les militantes ont écopé de protestations et de réactions de rejet. «Des jeunes d’une vingtaine d’années essayaient d’arracher les autocollants», raconte Anna*, qui a trouvé «fatiguant psychologiquement» et «stressant» de devoir «toujours être sur ses gardes» pendant l’opération.
Militantes multi-cartes
Qui sont Les Pisseuses et pourquoi ont-elles agi de la sorte? Ce collectif éphémère existe depuis seulement deux semaines. Ses membres travaillent pour la plupart, sauf Noémie*, 23 ans, qui est étudiante en histoire de l’art. Angela, 34 ans, est manageuse dans une entreprise de conseil et mère célibataire, et se décrit volontiers comme une «justicière». Anna a 26 ans et elle est cadre «dans un groupe industriel». Deux d’entre elles militent dans un autre collectif féministe qui pratique des actions illégales, Insomnia.
Elles sont parfois passées par des associations plus «classiques», comme les Effrontées et Osez le féminisme. Noémie*, qui se décrit comme une «féministe née» et une «révoltée», est également bénévole à l’association végétarienne de France et a passé quelques années au sein des jeunesses socialistes. Anna, «battante et fonceuse» selon ses propres mots, officie aussi au sein de la Brigade antisexiste.
Si elles en veulent tant aux uritrottoirs, c’est principalement parce que, selon elles, montrer ses parties génitales en public favorise les agressions sexuelles et l’exhibitionnisme. «Certains uritrottoirs sont près des écoles, ils vont donner un argument à ceux qui veulent s’exhiber. Un sexe d'homme est une arme», analyse Angela, qui affirme avoir elle-même été violée.
Plus prosaïquement, les uritrottoirs sont sales, disent-elles toutes en chœur, révulsées: «Ça débordait, la pisse dégoulinait des plantes, les plantes mouraient», décrit Angela, en colère contre ce greenwashing. «Ça pue, y a des fuites de partout», raconte aussi Anna.
«Discriminatoire»
Elles leur reprochent aussi d’augmenter les inégalités en offrant aux hommes, et seulement aux hommes, plus de possibilités d’uriner, comme nous l’avons expliqué plus haut. Mais aussi en leur permettant de dévoiler leurs parties intimes, sans faire de même pour les femmes. «Ce n’est pas normal qu’un homme sorte son sexe pour uriner au milieu d’un square alors qu’une femme qui allaite sur le banc à côté se fait systématiquement réprimander», argumente un document en sept points transmis par le collectif à Slate.fr. «À aucun moment ils n’ont pensé aux femmes, pourquoi ne pas trouver une alternative qui aurait arrangé tout le monde?», critique Anna. «Les femmes ont une plus petite vessie, pourquoi devraient-elles se retenir plus longtemps que les hommes? C’est discriminatoire», abonde Noémie.
Sur ce sujet, une autre perspective féministe était cependant possible: le pisse-debout, qui met tout le monde à égalité, sans restreindre les libertés d'une catégorie de la population. Car pourquoi vouloir rendre égales femmes et hommes en restreignant la liberté des uns, plutôt qu’en augmentant la liberté des autres? Certaines femmes ne préféreraient-elles pas pouvoir pisser entre deux voitures, si ça leur chante (j’en connais personnellement)? C’est ce que fait remarquer le géographe du genre Yves Raibaud, dans un article de lci.fr: «Une communication nuancée, qui laisserait apparaître ces uritrottoirs comme du mobilier mixte, pourrait être une solution».
#Uritrottoirs
— Ty Mezad (@TyMezad) 27 août 2018
Je propose que nous pissions devant les "uritrottoirs". Accroupies, et on verra si on nous en empêche. Si c'est le cas, il va leur falloir une cargaison d'arguments...
Mais l’argument ne fait pas mouche auprès du collectif d’activistes: «Si les femmes urinaient avec un pisse-debout, elles se feraient beaucoup plus réprimander», énonce Angela. «Je n’ai pas envie de banaliser que c’est normal de faire ses besoins dans la rue», soutient Noémie.
Ces arguments désolent la société nantaise Faltazi, qui produit les uritrottoirs: «On nous fait souvent remarquer que c’est une invention pour les hommes, un signe du patriarcat. Ces reproches nous attristent car on essaye juste d’apporter un début de solution aux rues qui puent et où l’on patauge dans l’urine. Au début, on avait dessiné une cabine. Mais ça coûtait vraiment beaucoup trop cher. Et ne rien faire, c’est encore pire!», explique l’inventeur du concept au quotidien 20 minutes.
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La mairie de Paris n’est pas convaincue non plus par les arguments des militantes. Dans un texte transmis par ses services, l’adjoint à la propreté de la mairie de Paris, Mao Peninou, affirme que cette expérimentation «ne vise pas à discriminer qui que ce soit»: «L’utilisation des uritrottoirs permet de libérer du temps d’utilisation sur les sanisettes, donc du temps d’utilisation pour les femmes», plaide-t-il. «En disposant des urinoirs, la ville cherche à responsabiliser les hommes inciviques en cadrant au mieux un mauvais usage de l’espace public. Aucun emplacement n’est parfait, et rencontrera toujours des critiques. Sinon les souillures se retrouvent dans les entrées d’immeubles», ajoute l’adjoint à la mairie, qui a porté plainte. Une enquête a été ouverte, selon Le Parisien. Mais cela n’arrêtera pas Les Pisseuses, qui ont déjà prévu de s’en prendre au nouvel uritrottoir, installé Gare du Nord…
*Les prénoms des trois membres du collectif interviewées dans cet article ont été modifiés.