Santé / Culture

«De chaque instant», le bel envol des blouses blanches

Accompagnant le parcours d'élèves en soins infirmiers, le nouveau documentaire de Nicolas Philibert chemine entre rire et inquiétude, émotion et savoir, et déploie une aventure intensément heureuse.

L'art délicat de bien piquer | © Les Films du Losange
L'art délicat de bien piquer | © Les Films du Losange

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Chacune cherche son SHA. SHA, ça veut dire solution hydro-alcoolique, ce produit qu’il faut sans cesse utiliser pour éliminer les microbes. Elles se lavent les mains, encore et encore, les élèves infirmières.

Se laver les mains est une règle, et une technique. C’est une technique simple –mais il n’y a pas de technique simple, seulement bien ou mal faite. C’est absolument banal et peut être vital, ou mortel.

 

 

On ne voit pas encore leurs visages, juste leurs outils les plus évidents: les mains. Le reste va venir –les outils matériels, gants, seringues, tensiomètre, compresses– et les autres outils humains, le regard, les mots, la voix, le sourire, les mouvements, les connaissances, l'attention. «Outil» est un mot noble.

Mais il importe de commencer par les mains, comme le fait le film de Nicolas Philibert. C’est-à-dire de porter attention à la fois à la présence physique, corporelle, et au geste –au détail du geste, à l’exigence. Il y aura même une machine pour ça, qui fera apparaître par phosphorescence si les détails (du lavage) sont justes. Cette machine bizarre est comme une métaphore du film.

Des héros, maintenant et dans l'avenir

Pas de commentaire, pas de musique. Pas besoin. Ce qui se passe est une immense aventure, avec de multiples personnages, au sens strict: des héros. Il n'est pas utile d'ajouter «modestes».

Des héros parce qu'ils se préparent à agir pour le bien de tous, des héros parce qu'ils suivent un parcours initiatique semés d'embûches et de défis, des héros parce que chacune et chacun reste singulier dans le regard de celui qui nous conte leur histoire, le cinéaste Nicolas Philibert. Des héros maintenant et, grâce à maintenant, plus tard.

Une des forces singulières de De chaque instant est d’être passionnant et émouvant, à la fois pour ce qu’il s’y passe, et pour ce qu’engage, dans un avenir que nous ne verrons pas, ce qu’il s’y passe. Une aventure à la fois au présent et au futur.

Combien sont-elles, les élèves dans cette école d'infirmières, un des 330 Instituts de formation en soins infirmiers que compte la France? On ne sait pas, des dizaines, pas non plus des foules. Il y a des hommes aussi, mais bien moins nombreux, il est légitime de parler du groupe au féminin.

Le film s’organise en trois chapitres, qui font écho aux trois années d’apprentissage que nécessite le diplôme d’infirmière.

Surtout, ces trois parties donnent accès à trois dimensions de ce parcours: la formation théorique et pratique, les stages en situations réelles (et variées), les retours de stage, discussion avec des responsables de formation, où se disent –et parfois se taisent– l’expérience vécue, et la manière dont le métier en train d’être appris interagit avec les autres dimensions de l’existence de ces personnes qui ne sont pas, qui ne sont jamais seulement des élèves infirmières.

Où se disent les joies, les violences, les angoisses du travail au contact des corps abîmés, des humains meurtris, parfois terrorisés et parfois odieux. Les enfants. Les mourants. Les enfants mourants.

Avec les autres, seul

Vertigineuse odyssée pour laquelle celles et ceux que nous voyons s’embarquent ensemble, dans l’école où ils étudient, en affrontant les maladresses, les répugnances, les incompréhensions, et dans les services hospitaliers où ils mettent à l’épreuve leur apprentissage.

Mais chacune et chacun est seul, aussi.

Seul face à la souffrance, au dégoût, à l’angoisse –ceux de l’autre, les siens. Face au désir, possiblement –le sien ou celui de l’autre. Face à l’intimité des corps, et de ce que nous avons l’habitude d’appeler les âmes. Leur corps et leur âme d'apprenties infirmières, ceux des patients, les nôtres aussi, à nous qui les regardons, les écoutons.

Pas à pas, avec infiniment d’attention, avec beaucoup d’humour et d’empathie, Nicolas Philibert accompagne cela, le met en partage. Une des traces de sa manière de faire se trouve dans cette évidence: dans leur extrême diversité, tous ceux et celles qu’il filme sont beaux.

Une scène comique, pour apprendre à sauver des vies | © Les Films du Losange

Il s’agit bien sûr de l’apprentissage d’élèves infirmiers. Mais il s’agit d’image et de représentation, de corps et de techniques, de rôles à apprendre et à tenir, de simulation et de vérité –donc de cinéma.

Il s’agit de relation à l’autre –l’autre le malade, réel ou encore théorique, l’autre l’enseignant, l’autre le supérieur hiérarchique au sein de l’équipe soignante. Il s’agit donc aussi de politique.

La politique ici, passe sans doute par la manière dont des individus aux parcours à l’évidence très divers (dont les couleurs de peaux, les accents, ou pour certaines le port du foulard, ne sont que quelques-uns des indices les plus évidents) prennent en charge un enseignement commun.

Elle passe par leur volonté, sans laquelle jamais ils ne choisiraient le métier pénible et mal payé qu’ils s’apprêtent à exercer, de vouloir se consacrer à soigner les autres. Elle passe par le rapport aux règles, qu’il faut apprendre, qu’il faudrait comprendre, à partir desquelles il faut agir.

Au contact de la réalité. | Capture d'écran de la Bande annonce

Elle passe aussi, peut-être surtout, dans  le jeu infiniment complexe des relations entre tous les acteurs concernés, ceux qui sont absents et seront très présents, les patients, les collègues, ceux qu’on ne verra pas forcément, les médecins, les responsables hospitaliers, les rédacteurs de lois, les laboratoires pharmaceutiques. Touche par touche, le film rend perceptible leur existence, leurs éventuelles interférences –pas forcément négatives– avec la mission du soin.

Être et faire

L’aventure éducative (sujet dont on sait qu’il inspire l’auteur d’Être et avoir et du Pays des sourds) et l’aventure du soin conjuguent leurs ressorts émotionnels, leurs capacités à faire réfléchir en accompagnant des parcours que les péripéties de l’apprentissage teintent volontiers de comédie, que l’horizon de la souffrance dramatisent simultanément.

L'intensité du mouvement qui porte le film, et emporte qui le regarde, naît de cet écart actif, fécond, entre présent et futur, entre protagonistes et spectateurs, entre enjeu de l'apprentissage et enjeu du soin.

Documentaire ou de fiction, le cinéma est capable de faire du projet de soigner les autres une aventure haletante, marrante et bouleversante, comme l’a par exemple rappelé l’immense petit livre de Céline Lefève, Devenir médecin (PUF) en s’appuyant sur l’exemple du Barberousse de Kurosawa.

Par un chemin tout à fait différent, Nicolas Philibert transforme lui aussi une chronique quotidienne d’apprentissage en une épopée qui, rendant justice à ceux qui soignent, mobilise des enjeux qui concernent non seulement tous ceux qui sont à un titre ou un autre concernés par la maladie, c’est-à-dire tout le monde, mais tous ceux qui sont concernés par le fait d’avoir à être et à faire ensemble. C’est-à-dire à nouveau tout le monde, mais autrement.

Cette double interpellation fait la puissance de l’expérience de spectateur que suscite ce De chaque instant. Le recours à des formules sibyllines du poète Yves Bonnefoy y signale discrètement combien tout cela nous regarde, et à de multiples titres. Mais c’est le film lui-même qui le prouve.     

De chaque instant

de Nicolas Philibert

Durée: 1h45. Sortie: 29 août 2018

 

 

 

 

  

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