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Comment les moutons ont mangé l'Espagne au Moyen Âge

La question de la désertification ne date pas d'hier, et l'Espagne en sait quelque chose.

<a>Enluminure extraite du «Livre du chemin de long estude» de Christine de Pisan, 1400-1410 </a> | Via Gallica / BnF <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8449048s/f105.zoom">License by</a>
Enluminure extraite du «Livre du chemin de long estude» de Christine de Pisan, 1400-1410 | Via Gallica / BnF License by

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De nombreuses études récentes tirent la sonnette d'alarme au sujet de la désertification de l'Espagne: un tiers du pays est touché et un autre tiers va l'être dans les prochaines années.

En cause, évidemment, le réchauffement climatique. Mais aussi la mauvaise utilisation des sols. Et tout commence au XIIe siècle.

Le temps des transhumances

À cette époque, les royaumes chrétiens du Nord se lancent dans la reconquête de la péninsule –ce qu'on appelle la Reconquista. Pour attirer des colons, ils distribuent les terres nouvellement conquises, voire créent des villages et des villes nouvelles.

Les propriétaires se lancent dans l'élevage, plus rentable que d'autres types d'agriculture, et choisissent le mouton: c'est un animal qui se reproduit vite, qui ne consomme pas trop, et dont on peut manger la viande –et en plus, les musulmans aussi en mangent, à la différence du porc. Surtout, on peut en exporter la laine, notamment vers les Flandres, où l'on fabrique des vêtements pour toute l'Europe médiévale.

Cette spécialisation dans le mouton est encore accrue au XIVe siècle, avec l'arrivée des mérinos, une race de mouton dont le nom dérive de la dynastie musulmane des Mérinides. La peste noire parachève le système: pour résumer rapidement, la très grande mortalité vide les campagnes, qui disposent de moins de bras pour les exploiter, d'où le choix des seigneurs de se tourner vers l'élevage pour relancer leur économie.

Mais les moutons ont besoin d'une transhumance, c’est-à-dire qu'ils changent de pâtures entre l'hiver et l'été. Il faut imaginer des troupeaux de milliers de têtes, qui traversent le pays deux fois par an: ils partent du Nord en septembre, arrivent dans les plaines du Sud en octobre et repartent en avril, en empruntant à chaque fois les mêmes routes, fixées par le roi vers 1250 –ce que l'on appelle les drailles royales (je fais le malin, mais moi non plus, je n'avais jamais entendu ce mot).

On parle de millions de moutons, deux fois par an, chaque année, pendant six siècles. Vous faites le calcul?

Un soutien plus que royal

Très vite, ces éleveurs se fédèrent en plusieurs associations –c'est, partout en Europe, le temps des communes, des confréries, des corps de métiers. En 1273, le roi de Castille crée la Mesta des bergers, qui fédère toutes ces associations d'éleveurs. Le terme vient du latin mixta, «mélangé», car tous les bergers réunissent leurs troupeaux lors de la transhumance.

Il faut dire que les souverains favorisent les éleveurs: non seulement c'est une activité rentable, qu'ils peuvent donc taxer, mais elle nécessite en outre moins de bras que la culture des champs, ce qui libère une force de travail que les souverains peuvent canaliser pour faire la guerre ou peupler les villes. Et parmi les éleveurs, on trouve les plus grands seigneurs de l'époque, ainsi que les très puissants ordres religieux-militaires de Santiago, de Calatrava, d'Alcantára.

La Mesta bénéficie d'emblée d'énormes privilèges. Les éleveurs reçoivent notamment le droit de pâturer presque partout –sauf sur les terres de certains nobles et des grands monastères. Les bergers ont le droit de prendre une branche de chaque arbre qu'ils croisent pour faire du feu. Surtout, les agriculteurs ont l'interdiction formelle de clôturer leurs champs: les routes de transhumance doivent rester ouvertes.

Là où ils passent, l'herbe ne repousse pas

Les conséquences environnementales sont évidemment massives, et terribles. Au fil des années, les moutons grignotent peu à peu la couverture forestière de l'Espagne –exactement comme les lapins ont pu le faire, au XIXe et XXe siècles, en Australie. Dès la fin du XVe siècle se multiplient les sécheresses, qui sont en grande partie dues à ces changements environnementaux.

Il s'agit évidemment d'un cercle vicieux. Plus la forêt recule, plus le climat se réchauffe –eh oui, parce que les arbres créent la pluie. Du coup, l'élevage devient de moins en moins rentable.

À la fin du XVIIIe siècle, le roi autorise les paysans à clôturer leurs champs. La Mesta est abolie en 1836. Mais il est trop tard. Les millions de moutons ont causé des dégâts quasiment irrémédiables à la couverture végétale, et notamment au milieu du pays, là où les différentes routes de la transhumance se croisaient.

Les problèmes actuels sont les héritiers des choix médiévaux, ce qui devrait nous pousser à réfléchir sur les impacts à long terme des décisions que nous prenons aujourd'hui. Quels paysages laisserons nous à celles et ceux qui seront là dans six siècles?

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