Santé

La chasse aux fumeurs en plein air est ouverte: quid des vapoteurs?

En France, les interdictions de fumer «à l'air libre» se multiplient. Les militants de la cigarette électronique sont inquiets. Agnès Buzyn et le gouvernement restent muets.

Le golfeur thaïlandais Kiradech Aphibarnrat vapote pendant le deuxième tour du Maybank Malaysia Championship golf tournament, le 10 février 2017 dans la banlieue de Kuala Lumpur. Photo MOHD RASFAN / AFP
Le golfeur thaïlandais Kiradech Aphibarnrat vapote pendant le deuxième tour du Maybank Malaysia Championship golf tournament, le 10 février 2017 dans la banlieue de Kuala Lumpur. Photo MOHD RASFAN / AFP

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Même Orwell l'aurait accepté: améliorer la santé de tous peut conduire à une réduction des espaces de liberté de chacun. Ce fut le cas, en France, lors du dernier demi-siècle avec les différentes mesures concernant la sécurité routière. C’est également vrai, depuis quarante ans, pour ce qui est de la consommation de tabac. Au risque de l'outrance: les deux courbes se rejoignent avec, depuis 2016, l’interdiction de fumer dans un véhicule automobile en présence d’un enfant âgé de moins de 18 ans. Les contrevenants sont passibles d’une amende de 68 euros (sans retraits de points) –soit la même somme que celle qui frappe les fumeurs ayant allumé une cigarette dans un lieu public.

En France, la première étape de la lutte contre le tabagisme peut être datée de juillet 1976. Quatre ans après la fin des distributions gratuites de cigarettes aux conscrits, une loi, défendue par Simone Veil alors ministre de la Santé, limite la propagande et la publicité pour le tabac à la presse écrite. Elle impose (onze ans après les États-Unis) les premiers messages sanitaires sur les emballages («abus dangereux», sic). Et elle interdit de fumer dans certains espaces publics (hôpitaux et ascenseurs).

Peu d'oppositions

Quinze ans plus tard, c’est la loi Evin du 10 janvier 1991. Une étape majeure qui renforce les interdictions d’incitation directe ou indirecte à la consommation. Elle pose aussi le principe de l’interdiction de fumer dans les locaux à usage collectif (y compris les locaux des gares et moyens de transport, sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs). Cette même loi interdit aussi la vente de tabac aux moins de 18 ans, une interdiction qui, en pratique n’a jamais été véritablement respectée.

Le processus de prohibition de la consommation de tabac dans les espaces publics se poursuit avec le décret du 15 novembre 2006. Il modifie la loi Évin en étendant l’interdiction de fumer à d’autres lieux à usage collectif: tous les lieux fermés et couverts accueillant du public ou qui constituent des lieux de travail; établissements de santé; l’ensemble des transports en commun; toute l’enceinte (y compris les endroits ouverts) des écoles, collèges et lycées publics et privés, ainsi que des établissements destinés à l’accueil, à la formation ou à l’hébergement des mineurs.

Certaines catégories d’établissements (débits de boissons, hôtels, restaurants, débits de tabac, casinos, cercles de jeux et discothèques) auront jusqu’au 1er janvier 2008 pour s’adapter à la nouvelle réglementation. De même qu’en 1991 ces interdictions ne rencontreront que fort peu d’oppositions, tout se passant comme si la séparation entre les fumeurs et ceux qui ne le sont pas était, finalement, appréciée par les deux camps.

Pollution des mégots

Dix ans plus tard on assiste à une poursuite du même mouvement mais sous de nouvelles modalités, décentralisées. En juin dernier, Strasbourg est ainsi devenue le première ville française  à interdire totalement le tabac dans ses parcs et jardins. Paris vient de faire de même dans six parcs et squares: Jardin Anne-Franck (3e); Jardin Yilmaz-Güney (10e); Square Trousseau (12e); Square Henri-Cadiou (13e); Parc Georges-Brassens (15e); Square des Batignolles (17e). Un mouvement encouragé par le gouvernement. «Cela fait partie des stratégies inscrites dans le Programme national de lutte contre le tabac 2018-2022», a indiqué le ministère des Solidarités et de la santé au Parisien/Aujourd’hui en France. Agnès Buzyn compte désormais sur les municipalités pour «augmenter le nombre d’espaces sans tabac (plages, installations sportives, parcs…) relevant de leurs compétences».

«Le mouvement est déjà bien lancé. Dans le Sud, Cannes (Alpes-Maritimes) a pris un arrêté pour interdire jusqu’à fin septembre narguilés et chichas sur une large partie de son territoire, y compris les plages. Plus de clope non plus sous le parasol à Nice, Menton, Saint-Malo, Royan… précise encore Le Parisien. Sur l’ensemble de la France, on compte désormais 973 «espaces sans tabac», le label officiel décerné par la Ligue contre le cancer et reconnu par le ministère de la Santé. Une cinquantaine de plages, des parcs, jardins mais aussi des zones de loisirs, des entrées d’école ou d’hôpitaux.»

À l’argument sanitaire du «tabagisme passif» succède aujourd’hui un argument écologique: la pollution des mégots de cigarettes. Et toujours la volonté de «dénormaliser», de «ringardiser» la consommation de tabac. En finir avec la vieille association publicitaire entre le tabac et le plaisir, le tabac et la liberté: la remplacer par l’image prégnante de l’addiction, de l’esclavage et des pathologies associées. Au risque de faire des fumeurs des parias. Et des parias en très grand nombre puis la France demeure, en dépit des interdictions successives, l’un des pays de l’Union européenne où l’on consomme le plus de tabac.

Cigarette sur les terrasses

Pour autant, certains voudraient aller encore plus loin, comme l’explique au Parisien le  Pr Alexandre Duguet, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). Extrait:

« La liberté individuelle est magnifique quand elle n’a pas d’impact sur les autres. Or, fumer dans les lieux publics, c’est priver les non-fumeurs de respirer un air pur. Le tabac est le seul produit autorisé qui tue un consommateur sur deux. Il rapporte 15 milliards d’euros par an à l’État et en coûte 120 milliards. Ce n’est pas une question de liberté car les fumeurs ne sont pas libres. 80 % d’entre eux aimeraient arrêter mais ils n’y parviennent pas, ils sont dépendants. Et pourquoi? Car le tabac est une drogue. Avec l’héroïne, c’est celle dont il est plus le difficile de se débarrasser. Si on l’interdisait, on pourrait sauver 78.000 vies par an, l’équivalent d’un Stade de France.

 «Je suis par exemple pour interdire la cigarette sur les terrasses. Demandez aux non-fumeurs ce qu’il s’y passe? Il y a une gêne très importante. Je ne suis pas non plus pour instaurer des trottoirs fumeurs et non-fumeurs comme aux États-Unis ou l’interdire dans la rue. Il faut un peu de répression, prendre des mesures sur les prix et surtout une vraie aide au sevrage. Cela veut dire rembourser tous les substituts nicotiniques, rendre les consultations gratuites. On n’a rien à inventer, juste à suivre ce qui a été fait ailleurs et qui a fonctionné. C’est une question de courage politique.»

Déni des autorités face au vapotage

Courage politique? On le cherche: le développement de la cigarette électronique –un outil dont tous les spécialistes de la lutte contre l’addiction tabagique vantent les vertus, a fait l’objet d’un incompréhensible déni de la part de Marisol Touraine puis, aujourd’hui, d’Agnès Buzyn et par conséquent de tous les responsables des institutions sanitaires.

Dans ce contexte, les confusions ne cessent de croître entre ce qui devient interdit et ce qui demeure autorisé –voire qui devrait être encouragé. Fumées toxiques de tabac d’un côté et volutes libératrices de l’autre. À quel titre, de quel droit, les interdits frappant les fumeurs devraient-ils frapper les vapoteurs? Par quel méchant syllogisme politique pourrait-on assimiler les conséquences sanitaires publiques d’une affection de longue durée (le tabagisme) à des pratiques qui ont précisément pour objet d’en réduire les risques (le vapotage)– et ce sans aucun danger pour le voisinage immédiat?

Slate.fr a cherché à en savoir plus. D’abord en interrogeant la SNCF, différentes rumeurs circulant à son sujet. «Pour nous, les choses sont d’une grande simplicité, nous a répondu le service de presse du groupe. Tout est interdit à bord des trains. Et dans les gares tout ce qui est autorisé pour le tabac l’est également pour le vapotage: interdiction dans les espaces clos, autorisation sur les quais à l’air libre.» Une précision en phase avec celles de l’Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique (Aiduce):

«À la suite de témoignages multiples et récents il nous semble nécessaire de rappeler que la SNCF ne peut, sur le fondement de la loi, interdire le vapotage sur les quais ou en gare (cf. plus haut, lieux publics) et encore moins verbaliser à ce titre. En cas d’obstination, l’appel aux forces de l’ordre reste possible (il appartient aux employés ou sous-traitants de la compagnie d’y procéder), ne serait-ce que pour signaler l’infraction dont ces agents se rendraient alors coupables. A minima nous vous recommandons de bien faire préciser sur le procès-verbal (certains agents sont assermentés et peuvent dresser un PV eux-mêmes) qu’il s’agit de vapotage puis faire appel au médiateur voire au Tribunal compétent.»

Vapoter, c'est fumer?

Et en dehors des gares, des quais et des rails? Qu’en est-il dans les «lieux de travail»? Pour Sébastien Béziau, vice-président de #sovape, tout est détaillé dans un décret du 25 avril 2017.

«Ce texte précise que l'utilisation des cigarettes électroniques («vapotage») est interdite dans les établissements scolaires et les établissements destinés à l'accueil, à la formation et à l'hébergement des mineurs, dans les moyens de transport collectif fermés ainsi que dans les lieux de travail fermés et couverts à usage collectif. Précisant les modalités d'application de l'interdiction concernant les lieux de travail, il rend obligatoire une signalisation apparente qui rappelle le principe de l'interdiction de vapoter et, le cas échéant, ses conditions d'application dans l'enceinte des lieux concernés. Il  prévoit une contravention de 2e classe (150 euros) à l'encontre des personnes qui méconnaissent l'interdiction de vapoter ainsi qu'une contravention de 3e classe pour les responsables des lieux où s'applique l'interdiction qui ne mettent pas en place la signalisation.» 

Pour M. Béziau, ce décret est un des résultats tangibles du «groupe de travail vapotage» créé par le Pr Benoît Vallet, ancien Directeur Général de la Santé –groupe de travail qu’Agnès Buzyn et le successeur du Pr Vallet n’ont pas souhaité conserver. Sans jamais s’en expliquer. «Avant ce décret la loi de dite ‘’de modernisation de notre système de santé’’  disposait que les interdictions de fumer s’appliquaient au vapotage. Mais c'était intenable au regard d'une décision du Conseil d'Etat qui affirmait que vapoter ne pas être considérer comme fumer

Pas de «vape passive»

Pour autant, tout est encore loin d’être réglé et compris. «Les revendications des vapoteurs peuvent être variées, explique M. Béziau. Elles concernent par exemple la question des lieux de travail (‘’open space’’, absence de lieux réservés aux vapoteurs, exposition à la fumée passive si on les renvoie avec les fumeurs, risque de retomber dans le tabagisme…) Concrètement, il faut rappeler que pouvoir vapoter au travail est une chance pour sortir du tabagisme.  

Face aux menaces qui pointent, aucune hésitation:  le «monde de la vape» s’opposera à toute forme de discrimination qui dépasserait les bornes fixées par le décret de 2017. Interdire ce vapoter sur certaines plages ou dans des jardins et parcs publics aurait un effet anxiogène laissant croire, à tort, qu’il existerait une «vape passive» comme il existe, bel et bien, un «tabagisme passif».

À dire vrai la seule question politique et sanitaire n’est pas tant de savoir s’il faut restreindre les espaces publics où le vapotage est autorisé. Elle est bien, en revanche, de savoir quand le pouvoir exécutif mettra en œuvre une politique de réduction des risques addictifs –une politique qui, bien au-delà du déni actuel, fera la promotion de la cigarette électronique pour aider à sortir de l’esclavage, étatique, du tabac. Une politique de santé publique qui serait dans la droite ligne de celle initiée, en 1976 par Simone Veil. Une politique dont Agnès Buzyn serait bien avisée de s’inspirer.

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