Culture

Alpes en folie

Le documentaire délirant «La terre de la folie» revient sur une vieille légende qui attribue aux Bas-Alpins un penchant immodéré pour le crime démentiel.

Temps de lecture: 4 minutes

Un réalisateur français qui parvient à s'attirer la caution de France Culture et celle du Festival du Film Grolandais sur la même affiche de film mérite forcément qu'on se penche sur son cas... Et en l'occurrence, le cas relève plutôt de la psychiatrie que de l'analyse filmique. Luc Moullet n'est pas très normal et il le dit au public, face caméra, dès le plan d'ouverture de son étrange documentaire. Traumatisé par une histoire familiale perturbée (passages à l'acte violent, cas de folie), il décide de se pencher sur les racines de cette folie haineuse qui habiterait tant d'habitants des Alpes de Haute Provence (04), dont il est originaire. Il définit donc un «pentagone de la folie» qui épouse plus ou moins les frontières du département...

Ces Basses-Alpes, puisque c'est ainsi qu'on les appelait jusqu'à ce que le politiquement correct y fasse là aussi ses ravages et qu'on opte pour une dénomination plus flatteuse, sont une terre mythique de violence, de règlements de compte sanglants, de suicides mystiques par immolation... Des écrivains provençaux comme Jean Giono ou Pierre Magnan, tous deux nés à Manosque, avaient déjà noté cette atmosphère particulière, cette solitude et ces paysages déserts qui poussent à la plus extrême détresse comme aux pires actes de barbarie. Et il est vrai que l'histoire de la Haute Provence peut rendre crédible un tel penchant: frustration et égoïsme naissant de conditions de vie difficiles, tradition patriarcale fortement enracinée qui fait du chef de famille un être tout puissant, rapport à la violence et à l'autorité publique dignes des mythiques héros de westerns américains...

Un bêtisier de la criminologie de comptoir

Si le film permet d'apercevoir la beauté des paysages bas-alpins, si particuliers que l'exploratrice Alexandra David-Néel s'était installée à Digne car elle retrouvait dans les montagnes environnantes l'atmosphère du Tibet, il ne manque pas de gens très sérieux pour nous expliquer pourquoi ces Alpes sont décidément une terre inquiétante. Manque d'iode causant des désordres thyroïdiens (c'est de là que vient l'expression «crétin des Alpes»), influence néfaste d'un mistral violent frappant de plein fouet les plateaux dégagés, effets du nuage de Tchernobyl, caractère dépressif de la robine, cette colline d'ardoise noire coupante et totalement aride qui prolifère dans la Haute-Provence...

Toutes ces pseudo-théories de la criminologie de comptoir sont invoquées à tour de rôle par le réalisateur, qui ne se départit pourtant jamais de son sérieux apparent... Mais que les lecteurs qui aiment ces Alpes provençales comme nous les aimons se rassurent! A la lumière des statistiques, la région n'est de nos jours pas particulièrement criminogène. Les meurtres non crapuleux se comptent chaque année sur les doigts d'une main. Le taux de faits violents constatés en 2008 pour 1 000 habitants par la police et la gendarmerie se limite à 4, contre 7 pour 1 000 en moyenne sur l'ensemble du pays. Quant aux suicides, les régions les plus touchées se situaient en 2006 (date du dernier rapport disponible) dans le Nord-Ouest de la France, bien loin, donc, de notre «pentagone de la folie»...

Le crime est-il plus télégénique en Provence ?

D'ailleurs, le réalisateur lui-même, fidèle à son allégeance pataphysicienne, prend un malin plaisir à démonter sa propre théorie dans l'ultime scène du film. Et pourtant, tout ce qu'il nous raconte est abominable. Un homme tue un frère et une sœur avec sa carabine, un autre abat une femme, son mari et son ami puis rentre chez lui et s'assoit tranquillement en attendant la police. Plus tard, on apprend qu'un ancêtre de Moullet a réglé leur compte à trois personnes avec une pioche. Il faut dire que le garde-chasse, l'une des victimes, avait cru bon de déplacer la chèvre du criminel de quelques mètres car elle se trouvait sur le champ du maire...

Pour les connaisseurs, on est, dans ce documentaire fait avec quatre bouts de ficelle, plus proche des Quatre saisons d'Espigoule que de la sinistre mise en scène d'un Faites entrer l'accusé... C'est en quelque sorte la thématique racoleuse de feu 52 sur la Une revue et corrigée par la tradition réaliste. D'ailleurs, La Terre de la folie ne respecte aucun des codes du genre policier: ni musique stressante, ni photo de l'accusé prise lors d'une parade d'identification. Même si on n'évitera pas la description précise d'une horrible affaire de meurtre et de découpage perpétrée par un boucher... sur la personne de sa fille. Mais la buraliste de Digne-les-Bains aura le dernier mot sur l'affaire: la veille du meurtre, le boucher était venu lui acheter son tabac...Elle ne devait jamais récupérer la somme qu'il lui devait!

On pourrait sans difficulté trouver des histoires semblables dans d'autres régions rurales. Mais la Haute Provence est une terre d'inspiration un peu à part... A la fois moqué pour son accent et redouté pour son sang chaud, le Provençal est une figure romanesque qui autorise toutes les fantaisies. Un autre documentariste de la région, Christian Philibert, a défini ce «complexe du santon» en ces termes: «De l'homme dont on se moque à celui dont on a peur, le Provençal a fait l'objet, au cours des siècles passés, de nombreux stéréotypes, ou plutôt "ethnotypes", particulièrement dévalorisants». On se permettrait donc ici ce qu'on s'interdirait ailleurs (imagine-t-on un instant le même documentaire absurde et décalé sur l'affaire des disparues de l'Yonne ou celle d'Outreau?) Le potentiel assez grolandesque des témoins locaux convoqués par le réalisateur, la faconde méridionale avec laquelle ils vous narrent l'histoire d'un triple meurtre comme s'il s'agissait de la dernière blague du moment, expliquent sans doute pourquoi il n'y a qu'ici qu'on puisse rire autant avec un matériau aussi sombre !

Gabriel Arnoux et Jean-Laurent Cassely. Gabriel Arnoux, pseudonyme d'un haut fonctionnaire et Jean-Laurent Cassely, journaliste, ont grandi en Provence. La famille de Gabriel Arnoux réside au cœur du «Pentagone de la folie» et le fusil de son aïeul a servi dans la reconstitution (et seulement la reconstitution) d'une scène de crime du documentaire La Terre de la folie de Luc Moullet.

Image de Une: Sisteron dans les Alpes de Haute Provence, Wolfgang Staudt, Flickr, CC

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