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Au Cambodge, le Premier ministre règne depuis 33 ans, et est prêt à tout pour que ça continue

Hun Sen vient de remporter haut la main les dernières élections. Une victoire rendue plus facile par la suppression du principal parti d'opposition.

Le Premier ministre du Cambodge Hun Sen pose avec des ouvrières d'une usine textile de Phnom Penh, le 15 août 2018. Photo AFP.
Le Premier ministre du Cambodge Hun Sen pose avec des ouvrières d'une usine textile de Phnom Penh, le 15 août 2018. Photo AFP.

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Hun Sen, 66 ans, est Premier ministre du Cambodge depuis 33 ans. Mercredi 14 août, il déclarait vouloir battre le record du plus long mandat de chef de gouvernement, affirmant sa volonté de diriger son pays pendant encore 10 ans. Et il se donne tous les moyens pour parvenir à cet objectif. La prochaine Assemblée nationale cambodgienne sera, selon les résultats définitifs des élections législatives, annoncés mercredi 15 août, uniquement composée de membres de sa formation politique, le Parti populaire cambodgien (CPP). Le parti au pouvoir a rassemblée plus de 77% des voix et le taux de participation s’élevait à 83%. Si le Cambodge n’a jamais vraiment été une démocratie, depuis les accords de paix de 1991 qui mettaient fin à deux décennies de violence, le pays est désormais un régime à parti unique.

La raison principale de cet apparent raz-de-marée en faveur de Hun Sen tient essentiellement à la disparition du Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP), le principal parti d’opposition. Formé par une coalition d’opposants en 2012, il talonnait le CPP lors des dernières élections législatives de 2013, lors desquelles il avait rassemblé 44,46% des votes. Début septembre 2017, le président du CNRP Kem Sokha a été arrêté dans la nuit à son domicile.

Il attend toujours son procès pour trahison, accusé d’avoir voulu renverser le gouvernement à l’occasion d’une révolution de couleur soutenue par les États-Unis. Son parti a été dissous deux mois plus tard par la Cour suprême cambodgienne, dirigée par un membre du comité permanent du CPP, et 118 responsables du parti ont été interdits d’exercer toute activité politique.

Une opposition interdite, les voix dissonantes bâillonnées

A l’interdiction du principal parti d’opposition s’est juxtaposée une campagne d’intimidation des électeurs. Le parti au pouvoir, qui se confond souvent avec l’administration locale, est accusé d’avoir utilisé son réseau tentaculaire pour inciter les Cambodgiens à se déplacer jusqu’aux bureaux de vote.

Quelques jours avant les élections, la rapporteure spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme au Cambodge, Rhona Smith, exprimait son inquiétude. En cause, des signalements de représentants du gouvernement déclarant que l’abstention était illégale, et de membres des autorités locales menaçant de priver de services publics ceux qui ne voteraient pas pour le CPP. En mai dernier, un haut responsable du parti indiquait que ceux dont le doigt ne sera pas imprégné par l’encre indélébile utilisée dans les bureaux de vote cambodgiens seront identifiés à des «membres de la guérilla» et à des «traîtres».

Sophea, une jeune Cambodgienne travaillant pour une organisation internationale, considère que la pression des autorités locales était trop importante: «Ma mère est fonctionnaire, le chef de sangkat (district) a fait pression sur elle pour que je m’inscrive sur les listes électorales. Même si les menaces ne sont pas formulées directement, l’administration aux ordres du CPP nous a fait comprendre qu’elle pouvait nous rendre la vie difficile si ma famille n’allait pas voter.»

Selon Lee Morgenbesser, spécialiste des régimes autoritaires d’Asie du Sud-Est à l’université Griffith en Australie, la très forte participation n’est pas étonnante. D’après ses recherches, le taux de participation moyen lors d’élections ouvertes est de 66,5%, contre 82,1% lors d’élections «fermées», caractéristiques des pays autoritaires. «J’aimerais formellement souhaiter la bienvenue à Hun Sen dans la dernière catégorie», indiquait le chercheur sur Twitter après les élections du 29 août.

Médias fermés

La liberté d’expression et les médias indépendants ont eux aussi fait les frais du tournant répressif du régime. Le Cambodia Daily, un des fleurons de la presse cambodgienne indépendante, a tiré sa dernière édition en septembre dernier après avoir frappé par un arriéré fiscal de 6,3 millions de dollars.

L’autre quotidien anglophone de référence, le Phnom Penh Post, a été racheté en mai par un homme d’affaires malaisien proche de Hun Sen, et a depuis perdu toute indépendance éditoriale. Le gouvernement a en outre retiré la permission d’émettre à une vingtaine de radios indépendantes. La veille et le jour des élections, l’accès à de nombreux médias cambodgiens avait été bloqué par les fournisseurs d’accès à internet à la demande du ministère de l’information. De nombreux utilisateurs de Facebook font l’objet de poursuites pour des publications critiques de Hun Sen et de son gouvernement, une tendance encore aggravée par l’introduction d’un crime de lèse-majesté en mars dernier.

«Parfois, les membres de l’opposition insultent Hun Sen et meurent dans des accidents de voiture, sont frappés par la foudre, électrocutés, ou périssent dans des incendies.»

Le Premier ministre du Cambodge, Hun Sen 

Personnage haut en couleurs, Hun Sen parle régulièrement de lui à la troisième personne du singulier et menace fréquemment ses opposants. En juin 2017, il intimait aux dirigeants de l’opposition de «préparer leur cercueil» et se disait prêt à «éliminer 100 à 200 personnes» afin d’assurer la stabilité du Cambodge. Deux mois avant les élections, il déclarait devant un parterre d’ouvriers du textile que «parfois, les membres de l’opposition insultent Hun Sen et meurent dans des accidents de voiture, sont frappés par la foudre, électrocutés, ou périssent dans des incendies.»

Ancien Khmer rouge

Né dans une famille rurale de la province de Kompong Cham, Hun Sen est un ancien responsable local des Khmers rouges, un régime responsable de la mort de 1,2 à 2,8 millions de Cambodgiens entre 1975 et 1979. Il fait défection en 1977 auprès du Vietnam pour échapper aux purges du régime avant de revenir dans les bagages de l’armée vietnamienne qui reprend Phnom Penh en 1979, et devient un des dirigeants du régime mis en place par Hanoï. En 1985, il est nommé Premier ministre, un poste qu’il n’a depuis jamais quitté. Aujourd’hui, il fait partie des cinq plus anciens chefs de gouvernement au monde.

Depuis les élections de 2013, Hun Sen a développé un culte de la personnalité vantant les succès de sa politique et le replaçant dans l’histoire des rois cambodgiens. Son titre officiel est «Samdech Akka Moha Sena Pedei Techo», qui se traduit par «Seigneur exalté premier ministre et commandant militaire suprême», un titre que les médias cambodgiens ont eu pour instruction d’utiliser.

Hun Sen se compare volontiers à Sdech Kan, aussi appelé le «roi paysan», un dirigeant cambodgien du XVIe siècle. La légende raconte l’histoire d’un serviteur de temple qui s’est rebellé contre des souverains injustes et a dirigé le pays. Hun Sen, un ancien garçon de pagode durant ses années de lycée à Phnom Penh, qui prit par la suite les armes et accéda aux plus hautes fonctions de l’Etat cambodgien, s’identifie fréquemment à cette figure légendaire. De nombreuses statues représentant Sdech Kan sous les traits de Hun Sen ont été érigées au Cambodge ces dernières années, généralement l’œuvre de caciques du régime, qui démontrent ainsi leur fidélité au premier ministre. Sdech Kan a aussi fait l’objet du film à plus gros budget de l’histoire du cinéma cambodgien, produit par un homme d’affaires proche du Premier ministre.

Une statue de Sdech Kan dans la ville de Kep. Photo Pierre Motin.

Dans son livre Hun Sen’s Cambodia, le journaliste Sebastian Strangio soutient que cette légende a une très forte signification politique: «L’histoire d’un roturier qui se hisse jusqu’au sommet pour défaire un roi injuste permet à Hun Sen de justifier le fait d’avoir éclipsé la monarchie cambodgienne et de l’avoir remplacée par son propre règne de stabilité.» Le Premier ministre cultive l’image d’un homme proche du peuple sur son compte Facebook aux millions d’abonnés.

Pour Lee Morgenbesser, Hun Sen a établi une «dictature personnaliste». Selon lui, le Premier ministre a systématiquement réprimé –souvent par la violence– ses opposants politiques, mais a aussi écarté les rivaux au sein de son parti en établissant un système de clientélisme à même de satisfaire l’élite et de larges catégories d’électeurs. Du fait de ce système, le Cambodge est aujourd’hui l’un des pays les plus corrompus du monde –il se classe au 161e rang sur 180 pays selon l’index de perception de la corruption établi par Transparency International– et ses ressources naturelles sont systématiquement pillées.

Selon le chercheur, la personnalisation du pouvoir de Hun Sen peut être illustrée par l’importance de sa brigade de gardes du corps, qui est passée de 60 personnes au milieu des années 90 à plusieurs milliers de soldats, faisant de cette unité une véritable armée personnelle, qui reçoit les meilleurs équipements du pays.

Pourquoi le Premier ministre cambodgien a-t-il attendu trois décennies avant de mettre fin aux espoirs démocratiques du Cambodge? La plupart des observateurs mettent en avant le soutien massif de la Chine depuis 2010, peu soucieuse du respect de la démocratie et des droits de l’homme par rapport aux pays occidentaux. Selon Astrid Norén-Nilsson, maître de conférences au Centre d’études de l’Asie de l’Est et du Sud-Est à l’université de Lund, «sans le soutien économique et politique de la Chine, la dissolution du CNRP aurait été une entreprise bien plus risquée. Le soutien chinois n’a peut-être pas déclenché cela, mais a certainement rendu possible cette stratégie répressive».

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