Société / Culture

Le développement personnel est-il vraiment l’arnaque du siècle?

L'essai «Happycratie» dénonce les techniques inspirées de la psychologie positive et du développement personnel, qui véhiculent une vision du monde moralement discutable.

<a>Injonction</a> | Alex Block via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/dqt_nCUrH5A">License by</a>
Injonction | Alex Block via Unsplash License by

Temps de lecture: 7 minutes

Au moment d’écrire cet article, je suis allé consulter le palmarès des ventes de livres d’Amazon. L’algorithme modifie le classement en permanence, pour susciter l’envie et renouveler l’attention des internautes qui surfent sur le site.

Pourtant, le top dix des ventes au 21 août 2018 ressemble à celui du mois dernier, et à vrai dire à celui de l’année dernière: Raphaëlle Giordano et ses conseils d’épanouissement personnel romancés truste la deuxième place, Les quatre accords toltèques du chaman Miguel Ruiz, un classique de la littérature d’aide à soi-même («self-help») prenant son inspiration dans les mythes de ce peuple mésoaméricain, la talonne en troisième. Le gourou du développement personnel, Eckhart Tolle, et son best-seller mondial Le pouvoir du moment présent rode en permance autour du top 10, et ne descend jamais en dessous des cent meilleures ventes.

Nous parlons ici du classement général Amazon des livres édités en France toutes catégories confondues, c’est-à-dire incluant les romans à l’eau de rose, les thrillers, les Harry Potter, les recettes de cuisine et les agendas d’organisation familiale à coller sur le frigo.

À la première page du classement figurent également Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même de Lise Bourbeau, dont un des 600 commentaires de lecteurs et lectrices donne cette appréciation synthétique et dépassionnée: «livre parfait pour commencer à se connaître et à identifier les blessures qui nous font souffrir à un prix abordable. Clair et explicite, il est à lire et à relire. Seul bémol, peut-être un peu léger sur la guérison de ces blessures, mais l'auteur a fait un autre livre à ce sujet, il ne souhaitait donc stratégiquement pas tout dévoiler.... »

«Marchandises émotionnelles»

Ces best-sellers et tant d’autres se rattachent à la grande famille du développement personnel et de la pensée positive, ce que Eva Illouz et Edgar Cabanas, dans un essai à charge qui paraît aujourd’hui, Happycratie (éd. Premier Parallèle), nomment «l’industrie du bonheur».

Pour les sociologues, la discipline de la psychologie positive, élaborée aux États-Unis dans les années 1990, et ses multiples expressions plus ou moins savantes, sous forme de thérapies, de littérature de «self-help», de coaching, d’applis d’amélioration de soi et de techniques de relaxation diffusent un même récit décliné à l’infini: «Tout un chacun peut réinventer sa vie et atteindre le meilleur de lui-même en adoptant tout bonnement un regard plus positif sur soi et sur le monde environnant».

On doit cette théorie à des psychologues américains qui ont observé que les personnes qui étaient positives réussissaient mieux dans la vie et déclaraient être plus heureuses. Le sens de la causalité est primordial: avant la déferlante de cette «science du bonheur», on considérait celui-ci comme la conséquence de moments heureux et de situations agréables de vie. Avec eux, la logique s’est inversée: si vous êtes positif, que vous croyez en vous et que vous avez confiance dans votre potentiel, alors la vie vous récompensera. Dans le cas contraire, une sorte de prédiction autoréalisatrice fera que vous échouerez.

Et s’il suffit de le vouloir pour y parvenir, pourquoi ne pas se faire aider de pros du bonheur pour mettre toutes les chances de son côté? Eva Illouz et Edgar Cabanas se penchent dans cette enquête intellectuelle sur l’avènement d’un marché des «emodities», une contraction des termes anglais «emotions» et «commodities» (marchandises) qui désigne ces «marchandises émotionnelles», ensemble «de services, thérapies et produits qui promettent une transformation émotionnelle et aident à la mettre à œuvre».

Par leur effet de masse, ces produits «contribuent […] à faire de la poursuite du bonheur un style de vie, une manière d’être et de faire, une mentalité à part entière […]». Ils renouvellent les modes de consommation et réorientent les attentes des consommateurs et consommatrices vers des bénéfices psychologiques et émotionnels plutôt que purement matériels et statutaires.

«Ce qui meut aujourd’hui le consommateur, écrivent les sociologues, ce qui le pousse à consommer toujours plus, c’est moins le désir de s’élever socialement que celui de se gouverner efficacement, c’est-à-dire de réguler sa vie émotionnelle.»

Faire accepter l’inacceptable avec le sourire

Ce tournant émotionnel est plus qu’un simple recentrage sur la vie intérieure aux dépens de la compétition sociale. Dans la bouche de celles et ceux qui les élaborent et les commercialisent, les emodities seraient devenus les outils les plus efficaces de réussite ou, plus modestement, les soutiens indispensables pour se maintenir à flot dans un contexte socioéconomique dégradé, imprévisible, menaçant et terriblement anxiogène.

La thèse d’Happycratie est que les marchandises émotionnelles sont effectivement celles dont la philosophie sous-jacente possède le plus d’affinités avec les nouvelles exigences de flexibilité qui caractérisent le monde du travail et la vie en société.

Dans la période post-crise 2008, durant laquelle les inégalités se creusent, les chances de mobilité sociale s’aménuisent, le fonctionnement du marché du travail se durcit, l’appel à faire preuve d’enthousiasme, de positivité et d’autonomie contribue à faire porter sur les individus la responsabilité de tout ce qui dysfonctionne.

Des phénomènes structurels lourds comme les variations du taux de chômage ou la dette des États peuvent passer au second plan ou même être occultés au profit de l’encouragement à devenir l’entrepreneur de soi-même, à rebondir et à faire de ses échecs des opportunités –autant de maximes qui forment un néo-bouddhisme absurde, une «pornographie émotionnelle» que les adeptes des fils d’actualité du réseau Linkedin ne connaissent malheureusement que trop bien.

La manière positive d’envisager la vie serait devenue notre façon adaptative de survivre à la nouvelle donne économique, mais également une forme d’obéissance et de conformisme, écrivent les sociologues, qui prendrait «la forme d’un travail sur le moi et d’une maximisation de ce moi».

«Alors même que les populations n’ignorent en rien cette instabilité et cette précarité générales, les forces structurelles qui façonnent les existences individuelles restent à leurs yeux pour l’essentiel illisibles, incompréhensibles», notent Eva Illouz et Edgar Cabanas.

L’industrie du bonheur leur fournit des outils dont elle affirme qu’ils fonctionnent et, surtout, qu’ils permettront «à certains, en des temps d’incertitude et d’impuissance, d’avoir le sentiment de retrouver prise sur leur vie, et à d’autres d’éloigner momentanément l’anxiété qui les dévore».

C’est ce qu’une psychologue influente de ce courant de pensée, Sonja Lyubomirsky, nomme la solution des 40%. La moitié de notre niveau de bonheur (50%) dépendrait de notre héritage génétique et 10% découleraient des circonstances extérieures, que nous ne maîtrisons pas plus que notre biologie interne. Resterait donc une énorme marge de 40%, qui ne dépendrait que de l’état d’esprit de l’individu. «Selon elle, la recette du bonheur de loin la plus efficace consiste à s’efforcer de changer la manière dont on pense, dont on ressent, dont on se comporte au quotidien.»

Victoire totale de la vision «positive»

Des milliers d’études sont avancées à l’appui des théories de la psychologie positive. Évidemment, d’autres études, invoquées dans Happycratie, vont dans le sens inverse et invalident totalement l’idée selon laquelle inculquer la pensée positive amènerait à se sentir mieux et à réussir ce que l'on entreprend.

Peu importe, puisque, comme l’admettent les sociologues, «ce que recherchent fiévreusement maintes personnes, particulièrement lorsque les temps sont durs, c’est de l’espoir, de la puissance et de la consolation». Autant de marchandises que l’industrie du bonheur fabrique en grande série et renouvelle conformément aux cycles de la mode: «Il y a toujours un nouveau régime à suivre, une méthode d’évaluation et de régulation de soi à essayer, un vice à abandonner, une habitude plus saine à acquérir, un nouveau traitement à suivre, un objectif à atteindre, une expérience à vivre, un besoin à satisfaire, un temps à optimiser».

Le véritable débat concerne peut-être moins l’efficacité des techniques du mieux-être que la vision du monde qu’elles véhiculent. Sur le plan individuel, toutes celles et ceux qui ne parviennent pas à être riches, heureux, en bonne santé, épanouis et débordants d’énergie sont soupçonnés de ne pas avoir fait suffisamment d’efforts –et donc quelque part de vouloir et de mériter leur sort. Ils cumulent leur souffrance avec un sentiment de culpabilité.

Au niveau collectif, «cette rhétorique de la résilience ne promeut-elle pas en vérité le conformisme? Et ne justifie-t-elle pas implicitement les hiérarchies et les idéologies dominantes?», se demandent Eva Illouz et Edgar Cabanas, qui diagnostiquent à raison «l’effondrement général de la dimension sociale au profit de la dimension psychologique».

Les arguments développés de manière convaincante et étayée par les sociologues rappellent le tableau dépeint par un autre duo de chercheurs critiques, Carl Cederström et André Spicer, dans un essai intitulé Le syndrome du bien-être, dont le succès fut une surprise et le signe d’un début de lassitude vis-à-vis de cette idéologie du bonheur et de ses implications morales, sociales et politiques.

Les auteurs convoqués dans Happycratie, tels Foucault et sa critique du néolibéralisme, Richard Sennett et son analyse de la culture du capitalisme ou Christopher Lasch et sa critique de la personnalité narcissique dans les années 1980, ont tous vu venir de très loin la montée en puissance d’un nouveau type d’individus, des «“happycondriaques”», anxieusement focalisés sur leur moi et continuellement soucieux de corriger leurs défaillances psychologiques, de se transformer et de s’améliorer».

L’époque a changé: nous sommes entrés de plain-pied dans un monde régulé par l’industrie du bonheur, comme en témoigne les percées des psychologues, économistes et consultants en bonheur dans l'éducation, l'entreprise ou le management –et même dans le domaine des indicateurs du développement économique et humain des États.

Les exemples avancés dans cet essai concernent plutôt le monde anglo-saxon, sa révolution néolibérale avancée et sa culture du selfie en toute circonstance. Dans la société française, encore timidement acculturée à la positive attitude, cette idéologie fait néanmoins son chemin dans les esprits et dans les institutions.

En témoigne la très forte adhésion des jeunes générations au vocabulaire, aux méthodes et aux principes pragmatiques du «self-help» et la ringardisation concomitante des paradigmes des sciences sociales critiques défendues par Eva Illouz et Edgar Cabanas.

Happycratie est une émanation de cette confrontation entre deux courants intellectuels que tout oppose politiquement. «Dans la mesure où les individus se convainquent que leur destin est simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la possibilité d’imaginer un changement sociopolitique qui se trouve hypothéquée, ou du moins sérieusement limitée», dénoncent les sociologues, qui veulent croire qu’un monde dans lequel Freud, Marx ou Bourdieu feraient jeu égal avec Eckhart Tolle, les YouTubeurs bien-être et les recettes en sept points des startupers est encore possible. 

«Le plaisir et la poursuite du bonheur ne peuvent l’emporter sur la réalité et la recherche du savoir –sur la pensée critique, la réflexion menée sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure».

J'ai pour ma part l'impression que nous assistons au contraire à la victoire totale et définitive de la vision «positive». Car à la question de savoir si nous préférerons avoir raison avec les sciences qui dévoilent des mécanismes d’inégalités et d’injustices, ou si nous nous laisserons illusionner par les marchands de bonheur qui nous convainquent que notre épanouissement ne dépend que de nous, la réponse est connue d'avance. Le match entre les deux visions du monde s’annonce d’emblée très déséquilibré, puisqu'un peu de bonheur, même précaire et obtenu de manière discutable, apparaîtra préférable à pas de bonheur du tout.

 Happycratie d'Edgar Cabanas et Eva Illouz

Traduit de l'anglais par Frédéric Joly

 

Éditions Premier Parallèle

 

260 pages

 

Parution le 23 août 2018

 

 

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