Cinq mois de travail acharné, un budget monstre, 400 pages de contenu pour environ 200.000 exemplaires imprimés: Condé Nast met le paquet pour le numéro le plus important de l'année de l'édition anglaise de Vogue. Le plus important, car «septembre, c’est le janvier de la mode», comme on l'entend dans le documentaire The September Issue, consacré au grand frère américain.
Campagnes publicitaires, collections ou tendances présentées, tout sent le neuf dans cette édition de septembre du Vogue anglais, avec une couv historique pour le magazine: Rihanna, première femme noire en une du numéro de rentrée. Et à l'intérieur, un sentiment de changement au fil des pages, vers plus de féminisme, de diversité, et d'engagement.
Un British Vogue très tradi
Changer ce magazine si particulier ne fut pas une mission facile. À l’origine, il était un symbole de richesse et de distinction des classes sociales les plus aisées, comme l’explique Julia Robson, professeure de journalisme de mode au London College of Fashion: «Vogue a toujours nourri une élite. En Angleterre il s’agissait uniquement des aristocrates blancs. Seules ces personnes riches pouvaient se permettre d’être à la mode et nous étions obsédés par ce système de classe anglais».
De 1992 à 2017, le magazine est dirigé par la journaliste et romancière Alexandra Shulman. Elle respecte à la lettre les valeurs traditionnelles de ses prédécesseurs. Passionnée par les mots, elle délaisse le côté spectaculaire et artistique du magazine. «Brogue, l'ancien surnom du British Vogue, était en compétition directe avec le Vogue américain. La rédaction se focalisait sur la production de contenu commercial, sans réel moteur créatif», explique Pierre M’Pelé, correspondant en Angleterre pour Dansk Magazine.
De nombreuses polémiques accompagneront alors le règne de Shulman et de son équipe, en particulier à propos du cruel manque de diversité dans les contenus: il a fallu attendre douze ans, entre la couverture de Naomi Campbell en 2002 et celle du mannequin Jourdan Dunn, en 2014, pour voir une femme noire seule en une de Vogue. «J’étais jugée selon mes ventes. C’était ça mon rôle principal. Je n’étais pas là pour faire une politique pro-diversité ethnique. [Lorsqu’une femme noire était en couverture] on vendait moins, c’est aussi simple que ça», se justifiera Shulman après son éviction dans une interview au Guardian en 2017. Et ce qui se voit à l'extérieur se voit aussi à l'intérieur. Une photo de Shulman et de la rédaction est publiée peu avant son départ: 100% de personnes blanches. Les réseaux sociaux montent alors au créneau et appellent à plus de diversité, Naomi Campbell en tête.
Le début d’une nouvelle ère
Pour remplacer Alexandra Shulman, le groupe Condé Nast surprend en choisissant Edward Enninful, 45 ans, en tous points opposé à la journaliste qui le précède. Né au Ghana, il grandit dans l’Ouest londonien auprès de sa mère couturière. Mannequin puis styliste très précoce, il travaille pour i-D, pour les Vogue italien puis américain et le magazine W. Jeremy Leslie, fondateur du studio londonien MagCulture et gourou de la presse papier anglaise, qualifie cette nomination de «courageuse» et loue «un choix signifiant de la part des dirigeants du groupe. On sent qu’ils veulent essayer quelque chose de totalement différent».
Depuis décembre 2017, Enninful a signé neuf numéros de Vogue et creuse un fossé entre son ère et celle de Shulman. En bon styliste, il sait s’entourer des meilleurs, de Grace Coddington, ex directrice artistique du Vogue US, à Steven Meisel, photographe pour les Vogue US et Italie. L’ensemble des photos prend un tournant artistique voire onirique, avec un changement radical au niveau des mannequins et cover-stars. «Le casting est tellement rafraichissant avec ces femmes de toutes les origines et de tailles différentes! C’est devenu complètement vieux jeu de n’engager que des mannequins blanches et maigres», souligne Julia Robston. Enninful innove et fait poser Adwoa Aboah, Gugu Mbatha-Raw, Oprah Winfrey, Adut Akech ou encore Paloma Elsesser en une et dans les pages intérieures.
Ami des stars, le Londonien n’hésite pas à en faire des collaboratrices ponctuelles en plus de leur job de mannequin. C’est ainsi qu’on voit pour la première fois la make-up artist Pat McGrath prendre la plume et Naomi Campbell devenir intervieweuse politique avec Sadiq Khan, le maire de Londres. Les icônes de mode anglaise –Kate Moss et Victoria Beckham– et les têtes couronnées (les princesses Beatrice et Eugenie d'York dans le numéro de septembre 2018) ne quittent plus le mensuel, preuve du profond attachement d'Enninful pour son pays. Il met aussi l'accent sur l'intergénérationnel en travaillant autant avec les jeunes talents Zayn Malik et Millie Bobby Brown qu’avec Elton John.
«Edward Enninful a compris le mot diversité dans toute sa verticalité», estime Mélody Thomas, journaliste mode chez Marie Claire et co-fondatrice de la newsletter culturelle et inclusive What’s Good: «Être inclusif, ce n’est pas simplement mettre des mannequins noirs, gros ou LGBTQ en cover, c’est aussi les inclure dans la conversation et donc les embaucher. Comme c’est le cas pour Vanessa Kingori, première femme, mais aussi première femme noire, à tenir le rôle de directrice de publication dans l’histoire du British Vogue».
Le Vogue pour toutes
Depuis son arrivée à la tête du British Vogue, Enninful a remodelé le magazine à son image… Disponible et à l’écoute. «J’ai toujours pensé que si un jour je dirigeais Vogue, je ferais en sorte qu’il parle à toutes les femmes que je connais: riche ou pauvre, jeune, vieille, noire, blanche, à la Première ministre comme à ma voisine. Je veux aborder des sujets de fond comme l’avortement, des thèmes sérieux qui concernent toutes les femmes. Aujourd’hui, quand une dame à l’arrêt de bus me dit: "Je me retrouve dans votre magazine", c’est ma plus belle victoire», dit-il au Times.
Et c'est ainsi que «son» Vogue s'est profondément politisé, comme en témoigne le September Issue de 2018. Le rédacteur en chef y donne la parole à l’ancien mannequin et créatrice Paige Adams-Geller. Sur trois pages, la quadra délivre un témoignage, racontant le viol qu’elle a subi durant son adolescence et l’impact que cela a eu sur sa santé mentale –anorexie, dépression, crises d’angoisse.
«L'élection de Donald Trump y est un peu pour quelque chose, ce fut un électrochoc qui a responsabilisé la presse»
Ce n’est pas la première fois qu’un récit de ce genre trouve sa place dans les pages du magazine. Dans les numéros précédents, des sujets comme le droit à l’avortement en Irlande ou les inégalités de classe face aux menstruations avaient été eux aussi traités. Comme si le mouvement #MeToo et les convictions d’Enninful avaient libéré la femme qui apparaît dans Vogue, jusqu’ici plutôt silencieuse et juste belle à regarder.
Le Vogue anglais «n'est pas le seul magazine à être devenu soudainement politique. Bien des titres ont compris que les lectrices attendaient plus que des pages de mode aux mannequins anorexiques. L'élection de Donald Trump y est un peu pour quelque chose, ce fut un électrochoc qui a responsabilisé la presse», analyse Pierre M’Pelé. En témoignent les nombreuses couvertures de magazines un peu partout dans le monde mettant en avant des afro-descendants pour les numéros de septembre 2018. Beyoncé, Lupita Nyong’o, Issa Rae, Jaden Smith, Kanye West et ses enfants, Slick Woods, Tracee Ellis Ross, Tiffany Haddish et Zendaya, entre autres. Un geste politique mais, aussi, une instrumentalisation par des génies du marketing qui voient dans la diversité une nouvelle tendance à exploiter sur le court terme.
Naomi Campbell est la preuve vivante que cet activisme éphémère répond à une mode: le Vogue français l'a choisie comme cover-star en septembre 2018 (en compagnie de Kate Moss et Christy Turlington), alors que depuis 1920 il n’a mis en avant en couverture que onze femmes noires. On ne sait si ce choix est purement éditorial (le thème du magazine est la nostalgie des top models) ou s’il survient suite à un «Black Panther effect», poussant les médias et la pop culture à inclure davantage de personnes de couleur et afro-descendantes dans leurs contenus.
«Ce n’est pas juste par gentillesse ou soudaine prise de conscience que les industries culturelles célèbrent aujourd’hui la diversité des genres, des couleurs de peaux ou des corps. Ils n’ont juste pas eu le choix. Aujourd’hui, les artistes noires caracolent en tête des charts, le mouvement body-positive pousse les marques à réfléchir à l’exclusion des corps gros. C’est donc une exploitation marketing, parce qu’elle est déclenchée par ce que veut aujourd’hui le public», décrypte Melody Thomas.
Construire une nouvelle culture
Même si ce n'est pas la mode qui, toute seule, changera le monde, elle reste politique. On peut lever les yeux au ciel en voyant des culottes à l’inscription «féministe», ou rigoler en voyant Cardi B –la rappeuse révélée par la téléréalité et les réseaux sociaux– au premier rang d’un défilé mais le fait est que ces événements anecdotiques sont utiles et politiques.
Dans son livre We were feminists once, la journaliste et activiste féministe Andi Zeisler affirme que la pop culture –dont la mode– est essentielle pour créer un espace favorable au changement: «"On avance" est le mantra commun à tous les mouvements féministes et concerne aussi bien les nouveaux droits de la communauté LGBTQ+ que le contenu des dessins animés à la télévision. Notre combat est connu de tous, personne ne peut passer à côté. Et en même temps, rien ne nous garantit une vraie avancée. C’est pour ça que le marketing féministe, et notre acceptation de ce dernier, sont nécessaires».
Pour construire ce nouveau berceau apte à faire grandir une culture plus égalitaire et ouverte, les magazines sont en quête d’un nouveau sens. Comme si le pur divertissement et le buzz ne suffisaient plus; les lecteurs semblent désormais, aussi, à la recherche de sujets qui leur procurent des émotions tout en les éduquant. Le magazine américain Teen Vogue a rapidement compris cette métamorphose et a fermé son édition print, pour une version en ligne, aux sujets de plus en plus politiques.
En France, Glamour –détenu aussi par le groupe Condé Nast– a réalisé une refonte complète de sa ligne éditoriale et se veut aujourd’hui pop mais avant tout engagé. L’avènement d’un journalisme de presse féminine et de mode plus intellectuel que stylistique est annoncé, et Edward Enninful en sera sûrement le prophète.