Culture

«Tu t'appelais Maria Schneider», le lent poison du traumatisme

Cousine de l'actrice du «Dernier Tango à Paris», la journaliste et écrivaine Vanessa Schneider raconte comment la vie et le cinéma ont contribué à l'anéantir.

Maria Schneider au festival de Cannes, en mai 1975 | AFP
Maria Schneider au festival de Cannes, en mai 1975 | AFP

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«Cette scène a été ton fardeau. Toute ta vie, tu as dû supporter les blagues douteuses, les vannes grivoises.» Décembre 1972: Le Dernier Tango à Paris sort dans les salles françaises. Le film réalisé par Bernardo Bertolucci décrit la brève relation entre un quadra américain un peu paumé (Marlon Brando, alors âgé de 48 ans) et une jeune Française qui s'apprête à se marier. Pour incarner cette dernière, Bertolucci jette son dévolu sur Maria Schneider, actrice en herbe, 19 ans à peine.

Maria Schneider est morte en 2011, soit près de quarante ans après le tournage du Dernier Tango à Paris. Mourir à 58 ans, c'est tôt, mais ça ne fait pas de vous une légende. Quand River Phoenix ou James Dean sont décédés respectivement à 23 et 24 ans, ils sont immédiatement entrés au panthéon des grands acteurs au destin brisé. Une poignée de films, une disparition tragique, et leur légende était faite. Maria Schneider n'a pas eu cet honneur, parce qu'officiellement, elle a vécu bien plus longtemps.

Pourtant, au moins symboliquement, Schneider est morte à 20 ans. Le tournage et la sortie du Dernier Tango l'ont brisée. Elle n'a plus été ensuite que l'ombre d'elle-même, une actrice vite boudée par les metteurs en scène, de celles que l'on classe au rayon des has-been sans savoir de quoi il retourne en réalité.

Parents de substitution

Dans un livre paru le 16 août, la journaliste et écrivaine Vanessa Schneider raconte la vie tragique de sa cousine germaine, de dix-sept ans son aînée, dont elle a pu observer le parcours par le petit bout de la lorgnette.

Jamais reconnue par son père, l'acteur Daniel Gélin, parce qu'il était marié avec une femme qui n'était pas sa mère, Maria Schneider s'était trouvé des parents de substitution en la personne des parents de Vanessa, dont la maison était toujours ouverte.

L'autrice raconte qu'avant sa naissance, l'actrice vivait d'ailleurs chez ses parents. Et que c'est sa propre venue au monde qui a poussé Maria Schneider en dehors de l'appartement familial. «À chaque fois que j'entends ce récit, j'ai le sentiment désagréable de t'avoir chassée. Si tu étais restée chez papa et maman, tu serais peut-être passée à côté du malheur».

Par la suite, l'actrice multipliera les allées et venues entre les plateaux de tournage, les lieux parisiens où la fête bat son plein, et le domicile de son oncle et sa tante.

Maria Schneider est entrée dans le monde du cinéma presque par hasard. À seize ans, tentant de nouer une vague relation avec un père qui l'a toujours ignorée, elle le suit dans ses virées nocturnes, fait la fête et rencontre du beau monde. Alain Delon finit par l'imposer sur un tournage. Brigitte Bardot la prend ensuite sous son aile et l'héberge. De fil en aiguille, la jeune femme magnétique au physique attirant devient l'objet de convoitise des réalisateurs.

Viol symbolique

Elle obtient son premier grand rôle aux côtés de Marlon Brando dans Le Dernier Tango à Paris. Il lui laissera le souvenir «d'un homme intègre, généreux». On n'est pas loin du syndrome de Stockholm, tant Brando et Bertolucci semblent avoir été à l'origine de longues années de souffrance.

Sur le tournage du Dernier Tango, Maria Schneider passe beaucoup de temps nue. Beaucoup plus que Brando, qui rechigne à ôter ses vêtements. La grande star habillée et la jeune actrice à poil: un schéma qui n'a hélas rien de bien étonnant. Dès leur première rencontre, Bernardo Bertolucci a demandé à voir ses seins –à des fins totalement artistiques, bien entendu. «Tu refuses. Ton seul acte de rébellion. Tout te sera imposé par la suite.»

Vanessa Schneider décrit le tournage du film comme une torture. «Plus qu'un marathon, c'est de l'abattage.» Maria Schneider se serait sans doute sortie presque indemne d'un tel tournage s'il n'y avait eu la célèbre scène, absente du scénario, dans laquelle Paul (Brando) décide de sodomiser Jeanne (Schneider) sans consentement, utilisant le premier lubrifiant venu –du beurre– pour faciliter la manœuvre. C'est ce que l'on appelle un viol, le refus de la jeune femme étant clairement exprimé à plusieurs reprises –autres temps, autres mœurs? À l'époque, la scène n'a jamais été décrite comme telle, juste comme du sexe un peu violent.

Le sujet n'est même pas là, et il y aurait pourtant beaucoup à en dire. Vanessa Schneider décrit la réalité du tournage, et la façon dont Brando et Bertolucci décident en douce d'ajouter cette scène, qu'ils estiment être une bonne idée. «Les deux hommes se mettent d'accord. Il ne faut rien dire à Maria, surtout ne pas l'alerter, la saisir par surprise.» Les «Non» criés par Jeanne sont aussi ceux de Maria Schneider, violée symboliquement sur ce plateau de tournage par un réalisateur et un acteur simplement ravis d'avoir pu obtenir l'effet voulu. La scène a beau avoir été simulée, elle sera destructrice.

Sans repères

Tu t'appelais Maria Schneider décrit la première projection du film, terrible, et cette sortie de séance au cours de laquelle la quasi intégralité de l'assistance passera devant l'actrice en feignant de ne pas la voir. Trop de gêne. Seule une Jean Seberg usée par la vie s'arrêtera longuement devant elle, la serrant dans ses bras en lui disant de tenir bon.

Et puis c'est la sortie officielle du film, les journaux qui en font leurs choux gras, et les réactions des gens. Les blagues à base de beurre. Les insultes et actes de violence dans la rue. Maria Schneider aura beau se réfugier derrière l'humour pendant le reste de sa vie, la fêlure est là, immense et impossible à combler. Boudée par son propre père, humiliée par les artistes en qui elle avait confiance, la voilà sans repères.

La suite, Vanessa Schneider l'enrobe dans une chronique familiale légèrement plus globale, mais toujours centrée sur la figure de Maria. Élargissant le cadre pour raconter aussi sa propre enfance aux côtés de parents maoïstes, l'écrivaine parvient à éviter le portrait complaisant, la biographie larmoyante, pour mieux signifier l'instabilité de Maria Schneider, ses longues phases d'absence, sa toxicomanie, son rapport à l'argent –«Elle parcourt les villes, de chambre d'hôtel en chambre d'hôtel, traverse les océans, brûle l'argent du film maudit».

Survie

C'est un livre important parce qu'il rend palpable le lien entre cinéma et destruction. Oui, des actrices peuvent être broyées par des films. Oui, cela doit sans doute être arrivé à des acteurs, aussi. Se relève-t-on de ce genre d'expérience? La résilience se mesure-t-elle au nombre de films tournés ensuite?

En lisant le livre de Vanessa Schneider, j'a repensé à Caroline Ducey, choisie par Catherine Breillat pour tourner dans Romance aux côtés de Rocco Siffredi. Il y aurait sans doute tout un livre à écrire sur ce tournage-là, et sur ses conséquences. Plus récemment, c'est Abdellatif Kechiche qui fut visé par de nombreuses attaques concernant sa façon de travailler, tant avec l'équipe technique de La Vie d'Adèle qu'avec ses actrices.

Il y a dans le récit de Vanessa Schneider une autre idée importante: celle qui consiste à décrire les expériences traumatisantes et les relations toxiques comme des poisons plus ou moins lents.

Maria Schneider lors de la cérémonie durant laquelle elle a été faite Chevalier des Arts et des Lettres, le 1er juillet 2010 à Paris | François Guillot / AFP

Si Maria Schneider s'était suicidée peu après le tournage, Brando et Bertolucci auraient sans doute été pointés du doigt –avant de reprendre tranquillement leurs carrières, parce que l'on ne brise pas la trajectoire d'un homme pour si peu. Mais elle a choisi de vivre. Sur la corde raide, certes, mais de vivre quand même. Et la voilà décrite dans l'imaginaire collectif comme la pauvre fille trop fragile, devenue toxico après avoir mal vécu la scène du beurre.

Maria Schneider a survécu près de quarante ans à ce Dernier Tango. Elle a vécu de belles choses, dont une grande et longue histoire d'amour avec une femme, pudiquement décrite par l'initiale de son prénom. Cela n'empêche pas sa vie d'avoir été foutue en l'air au nom de l'Art avec un grand A, simplement parce que d'autres ont décidé pour elle. C'est un hommage vibrant, sans fard, et en même temps d'une grande tendresse, que Vanessa Schneider rend à sa cousine broyée par le système.

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