Société

À Lourdes, un bureau des miracles

Depuis février dernier, Lourdes compte soixante-dix miracles à son palmarès... Tous sont certifiés par le Bureau des Constatations Médicales, après des investigations de plusieurs années.

À Lourdes, les effigies à la Sainte Vierge se multiplient | Thom Masat via Unsplash CC <a href="https://unsplash.com/photos/YWMilmcrmto">License by</a>
À Lourdes, les effigies à la Sainte Vierge se multiplient | Thom Masat via Unsplash CC License by

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Lourdes: à chaque jour son cortège de fauteuils roulants, sa tonne et demie de cierges et sa grotte, dont les parois sont devenues lisses à force d’être touchées et embrassées. On y croise même un métier unique au monde… S’affairant du matin au soir, les feutiers allument et entretiennent la flamme des cierges, dont les plus gros atteignent 70 kilos.

Ici, il n’y a pas que l’eau bénite qui coule à flots. De part et d’autre des deux rues commerçantes menant au sanctuaire, les devantures des boutiques souvenirs regorgent d’objets en tout genre: boîtes à musique en forme de grotte, Sainte Vierge déclinable à l’infini –fluorescentes ou en plastique,  sur des tasses ou des assiettes, en pendentif ou en T-shirt. L’autre «star» des étals s’appelle Bernadette Soubirous. Avec son regard taciturne, elle pose sur les posters, un châle austère jeté sur les épaules.

En 2016, un conflit a opposé les commerçants du boulevard de la Grotte à ceux de la rue de la Grotte, les deux voies obligatoires pour tout pèlerin souhaitant se rendre au sanctuaire. La cause de la dispute? Devenue le chemin «aller», la rue de la Grotte a manifesté pour conserver le principe d’une circulation alternée. Apparemment, les visiteurs sont plus disposés à dépenser lorsqu’ils reviennent de la Grotte que lorsqu’ils s’y rendent. Si la bonne santé des commerces semble loin de s’éteindre, avec plus de six millions de visiteurs annuels, on comprend qu’ils soient si prompts à défendre leur business. Et il y a fort à parier que l’annonce d’un soixante-dixième miracle va attirer de nouveaux pèlerins…

Sœur Bernadette Moriau, nouvelle miraculée 

C’est en 2008 que Bernadette Moriau se rend à Lourdes. Souffrant depuis plus de 40 ans de fortes douleurs lombaires, aussi appelées syndrome de la queue de cheval, la sexagénaire se recueille, prie, mais ne demande pas sa guérison.

À son retour, elle ressent une chaleur intense dans tous ses membres et entend une voix qui l’encourage à se débarrasser de son attelle. Le lendemain, elle part se balader en forêt avec ses proches, après avoir interrompu son traitement à la morphine, sans ressentir aucun effet de sevrage. Revenant sur son expérience pour la chaîne de télé catholique KTO, elle déclare ne s’être jamais plainte de sa maladie: «La vie nous est donnée et se mesure à sa fécondité, qu’on soit malade ou pas.» Et d’ajouter dans un sourire que, depuis sa guérison, elle trouve beaucoup moins le temps de prier…

Guérison complète, instantanée et durable

Tout visiteur qui, comme Bernadette Moriau, pense avoir été l’objet d’un miracle, doit se rendre au Bureau des Constatations Médicales. Fondé en 1883, ce dernier s’occupe d’authentifier le caractère miraculeux d’une guérison. En règle générale, l’enquête dure plusieurs années, 10 en moyenne, durant lesquelles l’Église n’interfère pas.

Médecins et spécialistes sont invités à se pencher sur le cas du ou de la guéri(e). À ce jour, l’authentification la plus longue reste celle d’Anna Santaniello, une Italienne délivrée de sa maladie cardiaque après un pèlerinage en 1952, reconnue «miraculée» 54 ans plus tard, en 2006.

L’examen se base sur plusieurs critères. Pour être considérée comme miraculeuse, la guérison doit, entre autres, être complète, instantanée (sans signes de rémission constatés avant la venue à Lourdes) et, surtout, s’avérer durable. Si en l’état actuel des connaissances médicales et scientifiques, la guérison demeure toujours inexpliquée, alors seulement elle sera éligible au miracle. En dernière instance, c’est l’Église catholique qui tranche. En 150 ans d’existence, le sanctuaire de Lourdes n’a authentifié que 70 miracles pour pas loin de 7 500 guérisons déclarées.

Les miraculés sont d’abord français, puis viennent les Italiens, les Belges et les Allemands. Ce sont des femmes pour une grande majorité. Quant au plus jeune, il s’agit de Justin Bouhort, guéri en 1858 à seulement deux ans. Au siècle dernier, les guérisons miraculeuses concernaient surtout des maladies infectieuses (tuberculose, rhumatisme…), aujourd’hui on trouve beaucoup de maladies auto-immunes, de pathologies chroniques et de cancers.

«Docteur Miracle»

Le docteur Patrick Theillier a dirigé le Bureau des Constatations Médicales jusqu’en 2009. Pour nous, il a accepté de revenir sur sa carrière. Après des études de médecine à Lille et quelques années à pratiquer en tant que gastro-entérologue, il finit par s’orienter vers l’homéopathie et l’acupuncture et quitte le Nord pour le Sud-Ouest.

Sa nomination, en 1998, à la tête du Bureau de Lourdes est vécue comme «naturelle», autant par son entourage que par ses confrères. Il ajoute qu’il a toujours cherché «à exercer une médecine de la personne, ouverte sur la dimension spirituelle». Selon lui: «la science s’occupe du "comment" et la religion du "pourquoi". Les guérisons miraculeuses sont à la fois un fait médical et un fait religieux». En onze ans de pratique, il admet une dizaine de cas non expliqués et fait reconnaître deux guérisons miraculeuses, «un signe et un acte de l’amour de Dieu».

«C’est dans le plus profond de l’être que Dieu agit. Pas d’abord dans les intestins ou les poumons.»

Patrick Theillier, médecin

Quant à la médecine traditionnelle, s’il se réjouit de voir les approches psychosomatiques se développer, le praticien regrette le fort dualisme qui existe toujours entre corps et esprit. «C’est dans le plus profond de l’être que Dieu agit. Pas d’abord dans les intestins ou les poumons.» D’après lui, l’idée que «notre âme [est] ouverte à Dieu» se trouve «déjà chez Aristote bien avant Jésus-Christ». Auteur de plusieurs ouvrages, dont Et si on parlait des miracles…, paru aux Presses de la Renaissance en 2004, Patrick Theillier s’intéresse désormais aux expériences de mort imminente [EMI], autre sujet polémique.

En 2009, il a laissé sa place de médecin de Lourdes à Alessandro de Franciscis. Ce nouveau «monsieur miracle», qui se présente comme «le médecin le plus inutile du monde» -puisque ses «patients» ont déjà tous été guéris-, rappelle que Lourdes est le seul lieu de pèlerinage sur la planète, toutes religions confondues, qui a confié la validation de ces miracles au monde médical.

Le corps de Sainte-Bernadette

Pour comprendre cette spécificité française, il faut retourner à ce rude hiver de 1858. Une jeune fille de 14 ans, Bernadette, part chercher du bois avec sa sœur et une amie lorsque, devant la grotte de Massabielle, elle est frappée d’une vision: une figure féminine baignée dans un halo blanc. Elle est la seule à la voir.

Bernadette reviendra à plusieurs reprises, accompagnée de parents, d’amis, de curieux ou d’hommes d’Église, sans que personne d’autre qu’elle ne voie jamais «la dame en blanc». Lors de sa neuvième apparition, cette dernière demande à l’adolescente de gratter le sol, d’où jaillit une source à qui l’on prête toujours des vertus miraculeuses, et conseille à la jeune fille: «Allez à la source, boire et vous y laver».

Le tombeau de Bernadette Soubirous, devenue Sainte-Bernadette après sa canonisation en 1933, au couvent Saint-Gildard de Nevers Jean-Philippe Ksiazek / AFP

De miracle, Bernadette Soubirous n’en connaîtra malheureusement pas: elle mourra à 35 ans, d’une maladie causée par son asthme chronique. Souffrant d’une santé fragile et harassée par une histoire qui la dépasse, elle avait fini par trouver refuge dans un couvent de Nevers, où elle décède en 1879. Elle sera canonisée, 54 ans plus tard, par le pape Pie XI. Sa dépouille repose toujours à Nevers et attire des centaines de milliers de pèlerins tous les ans. Pourtant, à Lourdes, on ne l’entend pas de cette oreille… Depuis quelques années, une association se bat farouchement pour rapatrier la dépouille de Sainte-Bernadette dans sa ville d’origine. Un combat encore loin d’être gagné.

«S'en remettre au miracle»

A l’époque, les déclarations d’une jeune fille affirmant avoir vu la Vierge attisent les curiosités dans toute la France, jusqu’aux milieux intellectuels alors marqués par l’anticléricalisme. Émile Zola fait le voyage à Lourdes, pour voir de ses yeux «cette ville de la foi née de l’hallucination de cette petite fille de 14 ans, cette cité mystique en ce siècle de scepticisme».

Le spectacle des «trains blancs», d’où sortent des congrégations de malades, le marque profondément. Et, comme il l’avait fait quelques années auparavant aux mines d’Anzin pour la rédaction de Germinal, Zola prend des notes. Il s’agace du mercantilisme déjà présent, trouve la basilique tape-à-l’œil et visite le Bureau des Constatations Médicales. Il en ressort sceptique. Pour lui, Bernadette Soubirous est une jeune paysanne, inculte, parlant le patois et nourrie par une imagination exaltée.

L'auteur des Rougon-Macquart sera touché par la ferveur de la foi, derrière laquelle il décèle un éclatant désir de vivre. Paru en 1894, son roman Lourdes rencontre un succès colossal. De Bernadette, il écrit: «Elle avait rouvert l'inconnu, sans doute à un moment social et historique favorable; et les foules s'y étaient précipitées. Oh! Se réfugier dans le mystère, quand la réalité est si dure, s'en remettre au miracle, puisque la nature cruelle semble une longue injustice!»

Visions au service de l'Immaculée Conception

Comment l’Église catholique a-t-elle vécu l’épisode Bernadette Soubirous? Michael Langlois, historien spécialiste des religions, commence par nous rappeler que les manifestations du divin, telles les apparitions de la Vierge, n’ont pas toujours été bien vues par le pouvoir religieux. Si le miracle peut être l’occasion de légitimer et d’asseoir son autorité, il échappe le plus souvent aux fonctionnaires de l’Église. En effet, il est rare que la Vierge apparaisse aux «médiateurs officiels de la révélation divine» que sont les prêtres ou les évêques…

Pourtant, à l’époque, il semble que les visions de Bernadette soient une aubaine pour l’Église. Lors d’une de ses apparitions, la «dame en blanc» révèle à la jeune paysanne être l’Immaculée Conception. Or, 15 ans à peine auparavant, l’Église catholique avait promulgué un nouveau dogme, «chose très rare», nous rappelle Michael Langlois. Il s’agissait précisément du dogme de… «l’Immaculée Conception». Souvent confondu avec le caractère virginal de Marie, il désigne en réalité le caractère «immaculé» de sa propre naissance, préservée du péché originel. Ne se basant pas sur les Écritures, ce dogme restait «un peu bancal, un peu fragile». Autant dire que les apparitions de Soubirous tombaient à pic.

Bernadette Moriau a pris la parole à Lourdes le 13 août 2018, à l'occasion du pélerinage national Pascal Pavani / AFP 

Sur la question des miracles à proprement parler, pour l’historien qu’est Michael Langlois, ils s’apparentent d’abord à des phénomènes inexpliqués. Celui-ci estime par ailleurs que le succès de Lourdes ne tient pas tant à l’apparition de la Vierge qu’aux guérisons spontanées… Guérisons qui ont perduré, tout en acquérant une aura de respectabilité grâce au Bureau des Constatations Médicales. On peut y voir un cercle vertueux : des guérisons surviennent à Lourdes, attirant de plus en plus de gens, ce qui, statistiquement, maximise la probabilité de nouveaux «miracles».

La science des miracles

Quant à la rémission spontanée des maladies, certaines études scientifiques soupçonnent une réaction du cerveau, une sorte d’effet placebo qui serait activé par la prière ou l’effervescence religieuse, même si cela relève encore de la spéculation. Pourtant, Michael Langlois ne rejette pas l’hypothèse: «Aujourd’hui on est bien capable de se rendre malade ; on sait que l’état émotionnel influence notre état physique, comme avec l’eczéma. Si ça marche dans un sens, ça pourrait très bien marcher dans l’autre.»

Mais qu’on se questionne d’un point de vue religieux, médical, historique ou purement pragmatique, l’essentiel reste, qu’explicables ou non, des guérisons surviennent. Chaque année des milliers de malades se rendent à Lourdes et si peu d’entre eux deviendront des miracles ; beaucoup clameront avoir été guéris. Pour Michael Langlois, «c’est peut-être là le plus important».

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