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Commerce international: la Chine triche à un jeu déjà truqué

La guerre commerciale actuelle est le symptôme d'un système économique mondial malade.

Ceux qui critiquent la Chine n’ont pas tort lorsqu’ils considèrent que les États-Unis et la Chine sont actuellement piégés dans un jeu à sommes nulles. | davidgsteadman via <a href="https://flic.kr/p/ibmNwe">Flickr</a> <a href="https://creativecommons.org/publicdomain/mark/1.0/">License by</a>
Ceux qui critiquent la Chine n’ont pas tort lorsqu’ils considèrent que les États-Unis et la Chine sont actuellement piégés dans un jeu à sommes nulles. | davidgsteadman via Flickr License by

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On distingue aujourd’hui d’un côté à l’autre du spectre politique états-unien les contours d’une nouvelle attitude vis-à-vis de la Chine. Le sénateur Bernie Sanders fait écho aux points avancés par le président Donald Trump en se plaignant du transfert de «nos» technologies à la Chine et critiquant les investissements qui y sont faits. L’également progressiste sénatrice Elizabeth Warren se joint à l’ancien stratège de la Maison-Blanche Steve Bannon pour réclamer la mise en place d’une politique «agressive».

Des démocrates pur jus comme le meneur de l’opposition au Sénat Chuck Schumer défendent la guerre commerciale contre la Chine menée par Trump. Des inconditionnels du libre-échange comme la rédaction du Wall Street Journal et des institutions de l’establishment comme le Conseil aux Affaires étrangères trouvent un terrain d’entente avec des syndicats protectionnistes comme l’Union des travailleurs de l’acier et des observateurs critiques du libéralisme comme Global Trade Watch. Bien que des différences importantes subsistent quant aux politiques et à la stratégie à adopter, tout le monde semble s’accorder à dire que la Chine mène une politique commerciale prédatrice qui met à mal les entreprises et travailleurs américains, et que le temps de s’y opposer est venu.

Quelque chose ne fonctionne plus dans l’économie mondiale

On ne trouve bizarrement pas parmi ces arguments d’analyse des motivations profondes de la politique chinoise. À la place, on ne nous donne à voir que l’image d’un Chinois sournois tentant de profiter d’innocents Américains. Comme le soutenait lors d’une audition en mars le sénateur de l’Oregon Ron Wyden, chef de file des Démocrates à la commission des finances du Sénat: «La Chine a volé notre propriété intellectuelle, pris en otage des entreprises américaines jusqu’à ce qu’elles révèlent leurs secrets industriels et manipulé ses marchés stratégiquement de façon à dépouiller les États-Unis de leurs emplois et de leurs industries». Ou comme le disait le sénateur républicain du Texas John Cornyn: «Nous ne pouvons pas laisser la Chine éroder notre avantage en matière de sécurité nationale en contournant nos lois et en exploitant son potentiel d’investissement à des fins ignobles».

Cette image fait écho de façon dérangeante à une longue histoire de racisme anti-Chinois aux États-Unis. Tout comme les immigrés chinois du XIXe siècle avaient été les bouc-émissaires de l’incapacité du capitalisme libéral à créer une prospérité partagée, la Chine d’aujourd’hui est blâmée pour l’échec du libéralisme mondialisé à créer une croissance inclusive.

Le problème n’est pas Pékin, mais la structure de l’économie globale elle-même.

La confrontation émergente avec la Chine est avant tout le dernier signe en date à indiquer que quelque chose ne fonctionne plus dans l’économie mondiale. Ceux qui critiquent la Chine n’ont pas tort lorsqu’ils considèrent que les États-Unis et la Chine sont actuellement piégés dans un jeu à sommes nulles où la croissance économique les met en compétition. Pourtant, le problème n’est pas Pékin, mais la structure de l’économie globale elle-même. Comme on s’en aperçoit de plus en plus clairement, la forme que prend aujourd’hui la mondialisation a épuisé sa capacité à faire progresser le développement, et désigner la Chine comme coupable est devenu un moyen de ne pas faire face honnêtement à la nécessité urgente de transformer la nature de la croissance économique globale.

Si les Américains ne sont pas capables d’accepter les contraintes imposées par le système actuel et tentent de ne répondre qu’en les combattant, alors nous allons droit à un cycle de plus en plus conflictuel. Pour la Chine en effet, la question centrale n’est pas le volume d’échanges mais le niveau de développement. Lorsque l’on comprend cette perspective, il devient clair que les exigences des Républicains et des Démocrates équivalent à détourner la Chine de son chemin vers une société plus riche. Pour les autorités chinoises, elles constituent donc une menace existentielle.

Une lutte pour vivre décemment

Il est vrai que l’économie chinoise a crû au rythme le plus élevé de son histoire au cours des trois dernières décennies, améliorant le niveau de vie de centaines de millions de gens. Pourtant, la plupart des Chinois restent plutôt pauvres car ils sont partis d’un niveau de revenu extrêmement bas et parce que la richesse a été redistribuée de façon très inégalitaire. Un rapport récent a fait état d’un revenu médian par ménage ajusté à parité de pouvoir d’achat d’environ 6.180 dollars américains, à rapporter à celui des États-Unis qui, à 43.585 dollars, lui est plus de sept fois supérieur.

Bien que les provinces côtières de la Chine ont atteint un niveau de développement élevé, d’immenses parties de l’intérieur des terres restent bloquées dans une agriculture vivrière à faible rendement. Même à Shanghai, la plus riche ville de Chine, une grande majorité des travailleurs sont employés dans des secteurs à faibles revenus, effectuant souvent plus de douze heures par jour de tâches harassantes sur des chantiers, dans des usines aux mauvaises conditions de sécurité, tenant des magasins minuscules aux profits très faibles, se prostituant, balayant les rues ou fouillant les poubelles.

Les dirigeants chinois en ont conclu que le seul moyen de faire face à cette instabilité dangereuse était de maintenir la trajectoire de développement actuelle.

La lutte pour vivre décemment dans des conditions de compétition intense et de pauvreté générale a fait des troubles sociaux une constante du quotidien en Chine. Le gouvernement ne dévoile plus ses statistiques sur le nombre de grèves et de manifestations, et les médias officiels n’en parlent que rarement, mais il ne fait aucun doute que le mécontentement est vaste et profond. Le décompte non-officiel des conflits sociaux effectué par le Bulletin sur les travailleurs chinois en dénombrait 1.257 en 2017 mais grimpait déjà à 1.063 pour les sept premiers mois de 2018. Dans la mesure où ces chiffres ne reflètent que les cas recensables en ligne, principalement sur les réseaux sociaux, cette organisation d’observateurs estime que le chiffre réel peut être de dix à vingt fois supérieur.

Les dirigeants chinois en ont conclu que le seul moyen de faire face à cette instabilité dangereuse était de maintenir la trajectoire de développement actuelle et le mouvement de la Chine vers la production à forte valeur ajoutée. Ils craignent plus que tout de voir la Chine tomber dans le «piège du revenu médiocre», qui voit la trajectoire de développement d’un pays se stabiliser et stagner avant d’arriver à un statut de développement avancé. Des pays comme l’Égypte, la Thaïlande ou le Brésil sont englués dans une telle situation qui frustre les aspirations de leur population et conduit à l’émergence de troubles politiques.

Les dirigeants chinois sont tout à fait conscients de ces cas ainsi que de précédents en Chine, notamment les manifestations de la place Tiananmen en 1989, qui avaient été nourries par une forte inflation et des bouleversements économiques. Il y a quelques années, Wang Qishan, souvent considéré comme la deuxième personne la plus puissante de Chine, avait obligé les cadres de haut niveau à lire L’Ancien Régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville, en avertissant explicitement que la situation de la Chine ressemblait à celle de la France à la veille de la révolution de 1789.

Une stratégie de développement vieille de 50 ans

Ce n’est pas la pression des États-Unis, quelle qu’elle soit, qui convaincra des dirigeants chinois le dos au mur d’abandonner leur stratégie de développement. Pourquoi devraient-ils le faire? Sortir un pays de la pauvreté et améliorer les opportunités pour tous ne devraient pas être des objectifs controversés. Pourquoi tant de responsables américains sautent-ils sur la moindre occasion pour blâmer la Chine pour ces ambitions? La réponse est que le seul moyen dans le contexte de la mondialisation sous sa forme actuelle d’accéder au développement est de «tricher», tricher étant entendu ici comme l’intervention importante de l’État dans l’économie de marché. Les seuls autres pays à avoir réussi à effectuer des percées majeures en matière de développement économique sont précisément ceux qui ont manipulé les conditions proposées par l’économie globale.

Les chiffres de croissance des trois dernières décennies de mondialisation en sont la preuve. Le graphique ci-dessous présente un indicateur de développement pour les pays à revenu faible ou médiocre ayant les populations les plus importantes. Parmi ceux-ci, la Chine est le seul à avoir connu une croissance rapide et continue de son PIB par habitant. Au contraire, les autres pays présentent des augmentations relativement modestes de leur revenu par habitant, mais pas de progrès spectaculaire de leur niveau de développement. La structure générale de leur économie reste stagnante, soit en restant à un niveau de richesse faible, soit en progressant mais sans parvenir à s’approcher du niveau des pays riches.

L’ère de croissance globale favorable aux régimes d’investissement public fort qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a vu des pays comme le Brésil et le Mexique parvenir à se développer rapidement. Mais à l’âge de la mondialisation libérale, la seule chance des pays pauvres de se développer est d’attirer des investissements étrangers dans des industries manufacturières tournées vers l’exportation en direction des pays riches. L’autre alternative significative –l’exportation de matières premières, du pétrole au cuivre en passant par le soja– a enrichi certaines parties de la population des pays pauvres mais a généralement échoué à se transformer en croissance diversifiée, en raison des cycles économiques courts et des créations d’emploi limitées que suscitent ces secteurs d’activité.

En tant que stratégie de développement, l’exportation de biens manufacturés a été initiée par le Japon, la Corée du Sud et Taïwan dans les années 1960 et 1970. Alliés des États-Unis pendant la Guerre froide avant le retour en force de l’idéologie du libre-échange, ces gouvernements avaient toute liberté de diriger leurs ressources vers certaines industries et de façon tout aussi importante, ils avaient face à eux très peu de compétition dans le domaine des exportations à bas prix.

Mais tandis que de nombreux pays étaient intégrés au régime du libre-échange mondialisé qui se développait au début des années 1980, la rivalité pour capter les investissements et les marchés d’exportation est devenue de plus en plus féroce. Plus grandissait le nombre de pays employant cette stratégie, plus il devenait difficile pour chacun de ces pays d’accumuler le capital nécessaire pour transformer son économie en profondeur et de se hisser à un niveau stable de richesse. Et contrairement aux plans de développement soigneusement coordonnés de l’après-guerre, l’économie de marché tend à canaliser les ressources vers ceux qui sont déjà riches parce qu’ils promettent les retours sur investissement les plus élevés. Par conséquence, trois cinquièmes des investissements étrangers effectués à l’ère de la globalisation sont allés au huitième de la population mondiale résidant dans les pays les plus riches.

Centralisation et contrôle de l'économie, les forces de l'État chinois

Puisque le marché mondial des biens de consommation restait désespérément restreint, les pays pauvres ont été conduits à une compétition intense les uns contre les autres. Se développer en multipliant les usines-ateliers à la main d’œuvre sous-payée signifiait que seuls les pays maintenant des salaires très bas pourraient attirer les investissements étrangers. Si le coût du travail augmentait, c’est-à-dire si la croissance économique commençait à se traduire en hausse du niveau de vie des travailleurs, alors les investissements étrangers partaient ailleurs.

Par conséquent, de nombreux pays ont vu affluer des investissements qui n’ont finalement pas laissé de structures durables parce que le capital quittait le pays dès que les travailleurs commençaient à avoir des exigences trop élevées ou que des opportunités moins coûteuses apparaissaient. Le Mexique par exemple a connu plusieurs vagues d’investissements étrangers à grande échelle, et pourtant les salaires n’ont pas évolué depuis une décennie, le taux de pauvreté représente toujours un peu plus de la moitié de la population et la part de l’emploi industriel n’a pas changé entre 1960 et aujourd’hui.

Ces héritages de la révolution communiste et de l’économie planifiée ont fourni le cadre idéal à une production industrielle à bas coût.

La Chine a échappé à ce piège précisément parce qu’elle a eu la possibilité de tricher et de ne pas se soumettre aux règles de ce jeu biaisé. Lorsqu'elle est entrée dans la compétition mondiale pour le développement dans les années 1980, elle pouvait compter sur une main d’œuvre exceptionnellement disciplinée et bien formée, des infrastructures au niveau de développement rare et un paysage industriel très diversifié comparé à d’autres pays au même niveau de développement. Ces héritages de la révolution communiste et de l’économie planifiée ont fourni le cadre idéal à une production industrielle à bas coût lorsqu’ils ont été rendus accessibles aux capitaux étrangers.

Entre 1989 et 2016, la Chine a attiré un cinquième de la totalité des investissements directs étrangers (IDE) dans les pays en voie de développement. Mais investissement ne signifie pas développement. Dans le même temps, l’Amérique latine a attiré une part plus importante encore des IDE dans les pays en voie de développement –un quart– néanmoins sans parvenir à l’explosion de croissance connue par la Chine. Comme les gouvernants de la plupart des pays pauvres, le parti communiste chinois a fait du développement l’objectif central de son action. Mais dans les autres pays, les relations de pouvoir sont le plus souvent organisées en fonction de réseaux clientélistes connectés de façon parasitique à la production entrepreneuriale. Par contraste, l’État chinois est particulièrement centralisé et possède une très grande capacité de contrôle sur l’économie.

La Chine connaît certainement le clientélisme et la corruption, mais avec le système vertical de l’État-parti, ses responsables politiques montent en grade en parvenant à obtenir de bons résultats macroéconomiques et en contribuant à la politique industrielle déterminée au plus haut niveau. En raison des liens étroits entre les autorités et les entreprises, le clientélisme peut exister, mais surtout à travers des investissements plutôt que par la prédation de ressources.

La Chine n'est pas aussi désespérément faible que d'autres pays

Le parti communiste a habitué les forces du marché à maintenir la discipline de la main d’œuvre et des entreprises mais a conservé sa capacité à superviser les plus importantes tendance d’investissements. En obligeant le capital à mettre en œuvre sa stratégie et son expertise industrielles, les autorités ont fait transiter l’économie, secteur par secteur, vers une production de plus en plus avancée. Des jouets et textiles aux métaux et aux produits chimiques, en passant par les voitures et les avions, et aujourd’hui les technologies d’information et de communication et les robots les plus modernes, l’État a dirigé la production vers un niveau de complexité et de valeur ajoutée toujours plus élevé.

Si cette vision et cette puissance de l’État exceptionnelles ont fourni l’élan au développement chinois, c’est la position de négociation extrêmement favorable de la Chine qui ont permis à l’État de suivre son plan. Le marché chinois, immense et en croissance rapide, a convaincu les grandes entreprises étrangères de négocier avec l’État plutôt que d’imposer unilatéralement leurs conditions, comme ils l’avaient fait dans l’industrie manufacturière en Amérique latine ou dans les industries extractives en Afrique. De façon déterminante, la Chine a obligé les entreprises étrangères rentrant sur le marché chinois de mettre en place des joint-ventures avec des entreprises chinoises, ce qui a permis à ces entreprises d’assimiler les pratiques managériales et technologiques des pays développés. La Chine a également édicté des lois permettant aux entreprises chinoises d’obtenir des conditions favorables à leur utilisation des technologies d’entreprises étrangères.

Les États-Unis, jeunes et technologiquement en retard, s’étaient lancés dans le trafic et le vol des techniques de production de pointe de la Grande-Bretagne.

Le gouvernement et certaines entreprises chinoises ont également obtenu l’accès à des technologies étrangères très avancées au moyen de l’espionnage industriel. En cela, elles ont suivi un sentier déjà emprunté par tous les pays ayant connu le succès économique, y compris les États-Unis. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, les États-Unis, jeunes et technologiquement en retard, s’étaient lancés avec avidité dans le trafic et le vol des techniques de production de pointe de la Grande-Bretagne.

Malgré tout, le vol pur et simple ne joue qu’un rôle mineur dans la stratégie de la Chine. Mais même Robert Lightizer, le représentant des États-Unis pour le commerce, qui est un faucon partisan d’une ligne dure face à la Chine, ne prétend pas que l’espionnage industriel soit le principal moyen par lequel la Chine fait l’acquisition de technologies de pointe. Son rapport sur son enquête à propos du «régime injuste de transfert de technologies» de la Chine se concentre très largement sur les transferts obtenus grâce à des joint-ventures, des accords de propriété intellectuelle, ainsi que par l’acquisition d’entreprises étrangères par des entreprises chinoises –des transferts qui n’auraient pas eu lieu si les entreprises étrangères n’avaient pas souhaité conclure ces ventes et accords. Chaque cas ne fait que nous rappeler le principe économique selon lequel les acteurs ayant la meilleure position de négociation sont toujours capables d’obtenir les meilleures concessions. La Chine a obtenu accès à des technologies de pointe non pas en «trichant», mais parce qu’elle n’était pas aussi désespérément faible que d’autres pays espérant briser le monopole des pays riches sur les technologies à forte valeur ajoutée.

Les travailleurs chinois en ont payé le prix fort

La stratégie de développement de la Chine a néanmoins eu un coût terrible. Les besoins de Pékin en investissements étrangers ont coïncidé avec une stratégie à long terme d’entreprises basées aux États-Unis, en Europe et au Japon pour réduire les salaires et briser l’influence des syndicats. Le recours à une main d’œuvre chinoise bon marché a permis à ces entreprises de forcer les travailleurs à accepter des salaires stagnants et des conditions de travail se détériorant en usant de la menace de la délocalisation, contribuant de façon très concrète à l’effondrement du contrat social dans les pays développés.

La stratégie de la Chine a également empêché d’autres pays pauvres d’accéder au développement. Là encore, la puissance de l’État chinois lui a donné un avantage décisif face à ses rivaux, non seulement en fournissant au capital une main d‘œuvre bon-marché et disciplinée ainsi que des infrastructures à la qualité rare, mais également en lui permettant de garantir au yuan un taux de change bas qui a préservé l’avantage des exportations chinoises et maintenu à distance les autres pays.

La croissance du niveau de richesse a été suivie par celui de la corruption, par la détérioration des services publics et par la hausse des inégalités.

Enfin, les travailleurs chinois en ont payé le prix fort. Puisque la croissance fondée sur l’exportation nécessitait une exploitation intense de la main d’œuvre, la Chine a systématiquement démantelé l’influence des syndicats. Par conséquent, les travailleurs chinois souffrent depuis des décennies de conditions de travail dangereuses, de revenus bas, de privations régulières de leur salaire, et d’humiliations constantes sur leur lieu de travail. Rien qu’en 2017, 38.000 ouvriers chinois sont morts lors d’accidents du travail.

Même si le développement économique a étendu l’horizon des opportunités économiques pour la plupart des Chinois, le système vertical centralisé nécessaire pour parvenir au développement dans un contexte d’économie de marché mondialisée a réduit très largement d’autres aspects de la liberté en Chine. La croissance du niveau de richesse a été suivie par celui de la corruption, par la détérioration des services publics et par la hausse des inégalités. Alors que les gens ordinaires se trouvaient de plus en plus exposés aux forces du marché, ils ont dû faire face à une compétition de plus en plus forte, à une insécurité en hausse, à la rupture de la confiance et des liens sociaux. Le développement économique a sapé les perspectives de démocratisation plutôt qu’il ne les a étendues.

Ces problèmes ne sont pas particuliers à la Chine. La globalisation de l’économie de marché a mis en compétition les travailleurs de tous les pays en tirant leur niveau de prospérité vers le bas. La responsabilité de ces conséquences ne devrait pourtant incomber ni aux vainqueurs ni aux perdants de cette compétition: le problème, c’est la structure même de l’économie mondiale.

Repenser la croissance globale de façon profonde

La surcapacité est un véritable enjeu, tout comme l’est la rude compétition que le développement planifié par la Chine de sa production de haute technologie suscite pour les secteurs les plus dynamiques de l’économie des États-Unis. Mais plutôt que vouloir stopper le développement de la Chine, une nouvelle forme de globalisation pourrait s’attaquer à ces problèmes en augmentant les salaires et la productivité dans le monde entier. Alors que l’approche nationaliste consiste à tenter de réduire la compétition en restreignant l’offre, l’alternative serait de gérer la surcapacité et les limites des marchés en accroissant la demande.

Mais une telle solution nécessite de repenser de façon bien plus profonde la croissance globale que ce que les politiciens de gauche comme de droite l’ont fait. Cela oblige de mettre fin à la course au moins-cher, d'instaurer un régime global de droits des travailleurs qui distribuerait de façon plus large les profits de la croissance et qui forcerait simultanément les entreprises à rivaliser en investissant dans la main d’œuvre au lieu d’en dégrader les conditions de travail. Cela appelle des investissements importants dirigés vers les milliards de gens qui n’ont actuellement aucun capital, des investissements que l’économie de marché n’a pas voulu faire et qui feraient pourtant de ceux qui sont aujourd’hui enfermés dans les bidonvilles, les ghettos et les campagnes miséreuses, les travailleurs et les consommateurs de demain.

Désigner la Chine comme bouc-émissaire menace de mettre à mal la mondialisation du libre-échange sans même proposer quoi que ce soit à la place, c’est une approche qui ne peut mener qu’à un cercle vicieux de dysfonctionnements de l’économie et de conflits nationalistes se nourrissant les uns les autres et poussant le monde dans une direction périlleuse. Trouver un autre chemin demandera de s’opposer aux intérêts puissants qui, aux États-Unis comme en Chine, privent depuis des décennies les travailleurs de leur voix politique. Contre la compétition à sommes nulles du raisonnement nationaliste, une vision véritablement globale du développement est la seule alternative.

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