Monde / Culture

Un tour du monde par Locarno

Du 1er au 11 août, la 71e édition de la manifestation tessinoise a rappelé l'importance des enjeux liés aux grands festivals de cinéma, et offert un panorama stimulant et diversifié, avec vues sur les horreurs contemporaines.

La Piazza Grande, cathédrale à ciel ouvert de la grand messe cinéphile quotidienne. | SP
La Piazza Grande, cathédrale à ciel ouvert de la grand messe cinéphile quotidienne. | SP

Temps de lecture: 8 minutes

Il régnait inévitablement un parfum singulier sur la 71e édition d’un des plus anciens et des plus importants festivals de cinéma européens.

L’annonce du départ de son directeur artistique, le talentueux Carlo Chatrian, pour occuper la même fonction à la encore plus prestigieuse Berlinale avait en effet été l’une des principales annonces du mercato des festivals internationaux, particulièrement animé cette année.

À gauche, le directeur artistique sur le départ, Carlo Chatrian (avec Roberto Turigliatto, responsable des rétrospectives à Locarno). | SP

Outre Berlin (deux fois: la manifestation officielle et le Forum) et Locarno, des changements majeurs sont en effet en cours ou viennent d’avoir lieu à la tête de Toronto, de Busan, de Hong Kong, de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, ou encore des deux plus grands festivals de documentaires, IDFA à Amsterdam et le Festival du Réel à Paris… Au-delà de la machine à rumeurs et des compétitions de personnes que ces changements engendrent dans le microcosme, une telle situation a le mérite de susciter une réflexion plus générale.

Le rôle stratégique des programmateurs

Celle-ci porte sur le rôle du directeur artistique dans différents contextes, sa liberté d’action vis-à-vis des puissances politiques et économiques auxquelles il a affaire, la façon dont il aura –ou non– contribué à établir la singularité de la manifestation dont il a sélectionné les œuvres, les auteurs, les personnalités diverses qui y seront venues sous son «règne».

Alors qu’il existe plusieurs milliers de festivals de cinéma dans le monde et que leur nombre continue d’augmenter, la figure particulière du programmateur, quel que soit son titre officiel, demeure centrale –et interroge d’ailleurs au-delà du cercle festivalier: l’acte de programmer concerne également les institutions culturelles type cinémathèque, les chaînes de télévision et bien d’autres lieux où quelqu’un fait un choix, une proposition –ou plutôt un ensemble de propositions supposées construire une approche d'ensemble.

À une époque où la démagogie internet sert de cache-sexe à la volonté du marché de reprendre le contrôle sur tout ce qui ne répond pas à ses intérêts, la question est loin d’être anodine.

Dans le cas de Locarno et de Chatrian, le bilan est de toute évidence positif, l'événement tessinois ayant manifestement réussi à maintenir une dynamique difficile, extrêmement fragile, entre des exigences à tout le moins différentes, sinon opposées.

Entre grand-messe et recherche de pointe

Il s’agit en effet de répondre aux attentes des politiques (locaux, régionaux, nationaux, sans oublier la gestion du multilinguisme helvétique), des sponsors, des médias et du secteur touristique, attentes auxquelles répond surtout dans ce cas la programmation chaque soir sur l’immense écran de la non moins immense Piazza Grande.

Si, sur la Piazza, le niveau moyen y est… moyen, on y peut tout de même découvrir une des œuvres d’un classique auquel Locarno consacre chaque année une belle rétrospective (cette année Leo McCarey), ou une pépite imprévue, comme le beau Blaze réalisé par Ethan Hawke, star hollywoodienne et réalisateur indépendant brossant le portrait d’un grand musicien méconnu de la country des années 1980 version poète maudit, Blaze Foley.

Ben Dickey et Alia Shawkat dans Blaze d'Ethan Hawke, une des heureuses découvertes sur la Piazza Grande. | IFC Films

Et il s’agit, simultanément, d’affirmer une identité de recherche, pedigree du léopard qui sert de totem au Festival, dans les diverses sections qui se partagent les sept autres lieux de taille très variable où sont projetés des films (ou des œuvres aux franges du cinéma). Sans oublier les multiples débats, conférences, ateliers de production ou de formation à la critique, aides au développement de projets et suivis des coproductions.

Symptôme de cette dimension «recherche» revendiquée, la sélection en compétition officielle d’un film de quatorze heures, La Flor de l’Argentin Mariano Llinás.

Les responsables du festival n’ont pas manqué de souligner la singularité du geste, et nombre de critiques n’ont pas résisté aux sirènes d’un objet qui dispose de fait de deux armes puissantes dans un tel contexte.

Quiconque a passé quatorze heures à regarder un film éprouve inévitablement un sentiment de familiarité, comme après avoir fait un long voyage avec des compagnons de croisière, et une forme d’affection qui tient également à l’impression d’avoir accompli une sorte de performance –tout cela est assez proche de l’addiction contemporaine aux séries, notamment sous forme de binge watching, cette forme d’esclavage volontaire si prisée en ce moment.

En outre, dans le cas de La Flor, le mélange des genres (polar, mélo, espionnage, fantastique...) et quelques astuces de présentation suggèrent au commentateur des considérations théoriques susceptibles d’être égrenées sans fin, des jeux de références offertes comme dans les allées d’un supermarché tandis qu’on suit successivement six histoires relevant de styles cinématographiques très différents mais interprétées par les quatre mêmes actrices.

La sagesse du jury

Dans son immense sagesse, le jury présidé par Jia Zhang-ke s’est abstenu de récompenser cette proposition bien moins convaincante, lorsqu’on la regarde, que tous les discours qu’elle est capable de susciter.

Peter Yu dans A Land Imagined de Yeo Siew-hua, Léopard d'or 2018. | Films de Force Majeure

Le jury a attribué le Léopard d’or à A Land Imagined, de Yeo Siew-hua. Vous ne le connaissez pas? Rien d’étonnant, il s’agit d’un premier film, signé d’un jeune homme originaire d’un pays très rarement présent dans les grands festivals, sans parler des salles: Singapour. C’est tout autant le rôle d’une telle manifestation de consacrer des grands auteurs et d’aider à la découverte de jeunes talents prometteurs.

Talentueux, prometteur, Yeo Siew-hua l’est assurément. Son film, d’une grande puissance visuelle souvent aux limites de l’onirisme, mêle enquête policière, circulation entre monde réel et jeux vidéos, et dénonciation de l’exploitation des ouvriers immigrés.

Sa virtuosité à la limite de la désinvolture témoigne d’un savoir-faire, mais aussi d’une compréhension peut-être un peu trop rusée des codes en vigueur dans les festivals internationaux.

Deux grandes thématiques

Parmi les 293 films projetés à Locarno cette année, ou plutôt parmi ceux qu’on a eu la possibilité d’y voir, toutes sections confondues (et sans se préoccuper du toujours plus flou distinguo entre fiction et documentaire), quelques œuvres ont vocation à rester en mémoire.

Elles sont d'origines très variées (Corée du Sud, Mexique, Israël, Iran, États-Unis, Suède, Afrique du Sud...) et de styles très dissemblables; mais deux thématiques peuvent leur servir de cadre de référence: la famille et les guerres actuelles au Moyen-Orient.

Ki Joo-bong (prix d'interprétation), Kim Min-hee et Song Seon-mi dans Hotel by the River de Hong Sang-soo. | Ki Joo-bong

La famille est au centre du film le plus drôle et le plus triste, le plus simple et le plus émouvant qu’on ait pu voir à Locarno, Hotel by the River de Hong Sang-soo.

À défaut d’un Pardo d’oro, obtenu par le cinéaste coréen il y a trois ans pour Un jour avec, un jour sans, le film a judicieusement valu un prix du meilleur acteur à l’interprète d’un vieux poète, retiré dans le lieu que désigne le titre, où il reçoit ses fils à la veille de sa mort. Dans le même hôtel quasi-désert en plein hiver se trouvent aussi deux jeunes femmes –à moins que ce soit des anges. Tout est simple, tout est magique, tout est beau.

Un étonnant documentaire, The Sentence de Rudy Valdes, accompagne sous forme de journal filmé les neuf ans pendant lesquels lui-même et sa famille se sont battus pour obtenir la libération de sa sœur, condamnée à une peine très lourde pour avoir été la compagne d’un trafiquant de drogue.

Les péripéties quotidiennes, les enfants qui grandissent, les enjeux judiciaires et de société, mais aussi la place constante de la caméra dans l’intimité familiale teintent cette chronique à la fois d’émotion et de questionnements multiples, et qui restent ouverts.

Inceste et pédophilie

Toujours au chapitre «famille», deux films abordent de manière aussi différente qu’émouvante les tabous de l’inceste et de la pédophilie, dans les deux cas subis par des garçons. Prix spécial du jury, M de Yolande Zauberman est une stupéfiante enquête dans le milieu hassidique à Tel-Aviv.

Récits en partage de souvenirs traumatiques, à droite Menachem Lang dans M de Yolande Zauberman. | CG Cinéma / Phobics Films

Aux côtés de Menachem Lang, aujourd’hui âgé de 32 ans, qui a été systématiquement violé durant son enfance et son adolescence par les responsables religieux auxquels il était confié, se dévoilent peu à peu des pratiques qui n’ont à l’évidence rien d’exceptionnel, et où les pères, les frères, les cousins ne sont pas les derniers à infliger abus et sévices à des enfants, parfois très jeunes.

Avec une intelligence qui ne détourne jamais le regard mais ne se hâte pas non plus de juger, la réalisatrice et son guide rencontrent de multiples témoins et victimes, mettant à jour un engrenage de la frustration, de la pratique dogmatique des rapports humains, du machisme et du communautarisme exacerbé, d’une intense et complexe richesse.

Venu d’Afrique du Sud, Siyabonga, premier film du très jeune Joshua Magor, semble de prime abord (et est effectivement) une expérience de «cinéma-vérité», où un jeune homme d’un township dans la montagne du KwaZulu-Natal apprend qu’un film va se tourner dans la capitale provinciale, et consacre tous ses efforts à rencontrer le réalisateur pour lui proposer ses services.

À gauche, Siyabonga Majola dans son propre rôle, dans Siyabonga de Joshua Magor. | Other People

Le jeune homme s’appelle effectivement Siyabonga, le réalisateur qu’il finira par rencontrer est Joshua Magor, et si le long chemin qui a mené à leur rencontre est un portrait riche, souvent drôle, parfois mystérieux de la vie dans cette partie zouloue de l’Afrique du Sud, l’histoire intime que raconte le jeune homme au réalisateur est, elle, très claire et pas du tout drôle.

Le film se termine avec deux grands mouvements opposés, une gigantesque chute d’eau, la montée d’une incantation vers le ciel. La vie sur Terre continue.

Femmes de Syrie et d’Irak, la vie, quand même

Justement couronné du Léopard d’or de la compétition «Cinéastes du présent», Chaos de la réalisatrice syrienne Sara Fattahi évoque à distance la terreur qui a submergé son pays. Principalement tourné en Suède, où vit une jeune femme réfugiée et sa mère, avec quelques images à Damas et quelques plans à Vienne, Chaos est un film envoûtant.

Chaos de Sara Fattehi, lauréate de la compétition «Cinéastes du présent». | Little Magnet Films

Par scènes lentes, comme de côté, il donne à percevoir peu à peu le mélange à la fois douloureux et vital de banalité, de folie et de créativité artistique qui sont une des suites possibles aux tragédies vécues. Possibles et en quelque manière logiques, si la logique peut encore trouver place ici.

Attentive aux sons, aux ombres, aux petits gestes, la cinéaste laisse séquence après séquence se cristalliser des sensations indicibles, où la peur panique, la tristesse abyssale, le besoin de vivre malgré tout, les joies infinitésimales tissent, ensemble, ce qu’il faut bien appeler une existence.

Documentaire choc, Women with Gunpowder Earrings a été filmé sur le front de la guerre contre Daech en Irak par le réalisateur iranien Reza Farahmand. Il suit Noor Al-Helli, une journaliste de Bagdad qui accompagne, au plus près des tirs de snipers et des obus, les militaires qui affrontent les défenseurs d’un réduit islamiste, et ce sont de très impressionnantes scènes de guerre, ponctuées par la visite de la ville martyre yézidie de Kojo.

Noor Al-Helli enquête en première ligne et à l'arrière du front contre Daech dans Women with Gunpowder Earrings de Reza Farahmand. | Morteza Shabani

Mais la journaliste passe aussi beaucoup de temps avec les femmes et les enfants des djihadistes, et le film à ses côtés écoute leurs récits, leurs plaintes, leurs prises de position.

Loin de toute simplification, et au prix d’effrayantes attitudes de certaines de ces femmes d’origines diverses (turques et tchétchènes notamment), se déploie une perception autrement fine des tragédies qui se déroulent là, si loin, si près.

Hors catégorie

Enfin, hors catégorie mais exemplaire des belles découvertes que permet un festival de qualité, on ne saurait passer sou silence le Fausto de la Canadienne Andrea Bussmann.

Tourné dans un village sur la côte Pacifique du Mexique, surtout de nuit, il dérive au gré de légendes, de songes éveillés, de récits entendus tard à une table de bistrot, d’imaginaires nés de la mer, des rochers, des peurs ancestrales, des grands mythes de l’Occident et des anciens habitants du territoire.

Goethe croise la route de tigres empaillés, d'oiseaux migrateurs qui connaissent des cartes au trésor. Un ange passe, il est noir et beau.

cover
-
/
cover

Liste de lecture