Société / Culture

L'appropriation culturelle, un concept dangereux

[BLOG, You will never hate alone] Interdire à l'autre de parler ou d'écrire sur des sujets auxquels il serait par essence étranger me semble être un processus mortifère pour les démocraties.

Flickr/Tony Webster-Let's talk about cultural appropriation
Flickr/Tony Webster-Let's talk about cultural appropriation

Temps de lecture: 3 minutes

Les revendications identitaires ont le vent en poupe. Noirs, gays, juifs, autochtones, opprimés d'hier et d'aujourd'hui, persécutés en tout genre et de tout bord, autant de membres de minorités culturelles qui réclament non seulement le respect absolu vis-à-vis de leur mémoire traumatique –et c'est bien normal– mais exigent bien souvent des autres communautés qu'elles ne s'aventurent pas dans des domaines où elles ne seraient pas en terrain familier.

Ou autrement dit, au nom d'une mémoire ô combien douloureuse, on interdit à ceux qui ne seraient pas directement concernés de s'approprier un passé qui ne serait pas le leur. À titre d'exemple, seuls seraient autorisés à parler de l'esclavage les descendants de cette ignominie, seuls les fils et petits-fils de peuplades sacrifiées auraient le droit d'écrire à leur sujet, seuls ceux qui auraient vécu, même d'une manière symbolique, et dans une mémoire qui serait transgénérationnelle, les méfaits de la colonisation ou de tout autre mouvement d'oppression seraient légitimes à évoquer ces heures sombres qui ont jalonné l'histoire humaine.

C'est cela ce qu'on nomme l'appropriation culturelle, ce refus, cette injonction faite à l'autre de se tenir loin des champs de la mémoire spécifique à une minorité afin qu'elle demeure la seule propriété des membres de cette communauté, mouvements identitaires extrêmement présents en Amérique et au Canada qui sont parvenus jusqu'à empêcher la tenue de pièces de théâtre, des récitals de chant au motif qu'ils constituaient des profanations de la mémoire à nouveau bafouée, une répétition des préjudices subis, dont le seul but serait de s'enrichir sur le dos de victimes incarnées dans l'imaginaire collectif par leurs descendants.

Autant le dire d'emblée, à titre personnel, je trouve ce procédé non seulement contestable d'un point de vue intellectuel mais surtout immensément dangereux pour l'ensemble du corps social. Car non seulement on exige de ce dernier qu'il reconnaisse ses fautes, ses manquements, ses outrages commis dans les siècles passés –salutaire et nécessaire reconnaissance!– mais pour mieux le punir, comme une sorte de vengeance qui enjamberait les siècles, dans une sorte d'exaltation des tragédies passées et d'exigence d'expiation, on l'apostrophe si d'aventure il se proposait d'évoquer par le biais d'un processus créatif le sort de persécutés avec qui il n'entretiendrait aucun rapport.

Erreur, fatale erreur.

Pareil comportement ne peut avoir que pour conséquence de cloisonner les communautés chacune dans leur douleur respective, de les condamner à se replier sur elles-mêmes dans une sorte d'accaparement de la mémoire qui interdirait tout dialogue, toute transversalité, toute tentative entreprise par l'autre de s'identifier à un héritage culturel dont d'office on l'exclut afin de mieux rester entre-soi, entre victimes ou descendants de victimes, funeste huis-clos qui ne fait que creuser l'incompréhension, la rancœur, l'amertume déjà à l’œuvre au sein de la communauté toute entière.

Si on peut comprendre et même encourager la soif de reconnaissance, le besoin d'inscrire les tragédies d'antan dans le récit national, d'honorer la mémoire des victimes, d'éclairer les contemporains sur les agissements délétères des générations passées, on ne saurait admettre que ces mémoires soient ainsi confisquées, placardisées, enfermées dans une sorte de sarcophage sacré dont seuls les descendants des victimes pourraient exposer les reliques.

Je comprends cette rage, cette colère, cette violence même des minorités qui ont eu à subir pendant trop longtemps les agissements d'une majorité qui ne leur a laissé d'autre choix que de se soumettre ou de disparaître. Et autant je suis à leurs côtés lorsqu'il s'agit d'obtenir réparation, reconnaissance des préjudices subis, inscription de plaques commémoratives, instauration de jours dédiés à l'enseignement des traumatismes subis, autant je les crois dans l'erreur quand ces personnes entendent interdire des spectacles, des pièces de théâtre, des romans d'individus évoquant ces blessures-là sans pour autant appartenir à la minorité les ayant subi –interdire n'est jamais, jamais une solution

C'est me semble-t-il contre-productif.

C'est surtout méconnaître la force du génie humain, l'aptitude de l'esprit à transcender le réel pour s'emparer d'un sujet, d'une cause, d'une mémoire qui n'est pas forcément la sienne et la retranscrire avec de tels accents de vérité, d'empathie que jamais on ne pourrait soupçonner l'auteur d'être ataviquement étranger au monde ainsi décrit.

Pour suivre l'actualité de ce blog, c'est par ici: Facebook-Un Juif en cavale

Génie de l'homme et métaphysique de l'humaine douleur qui transcende les siècles, la couleur de la peau, les dieux des uns et des autres, et dont nul ne saurait s’approprier l’exclusivité au risque de l'appauvrir et au final de la desservir.

Les sanglots de l'homme sont universels et doivent être partagés par tous.

Sans exception.

 
cover
-
/
cover

Liste de lecture