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Derrière le «Q» brandi par les supporters de Trump, une théorie complotiste

Le succès de ce délire né de messages anonymes sur internet, selon lequel Trump aurait un plan secret pour se débarrasser de l'establishment américain, nous en dit beaucoup sur le climat qui règne aux États-Unis.

Un spectateur venu attendre Donald Trump lors de son meeting à Wilkes Barre en Pennsylvanie, le 2 août 2018. | Photo Rick Loomis/Getty Images/AFP
Un spectateur venu attendre Donald Trump lors de son meeting à Wilkes Barre en Pennsylvanie, le 2 août 2018. | Photo Rick Loomis/Getty Images/AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Il est parfois difficile de comprendre pourquoi certaines théories du complot se font une place et d'autres non. Pourquoi certaines attireront des milliers de personnes, quand d'autres ne feront jamais douter qui que ce soit. QAnon fait partie des premières, comme le montrent ces nombreux "Q" apparus lors du meeting de Trump à Tampa en Floride le 1er août.

 

QAnon est né à l'automne 2017, sur le site 4chan, et plus précisément sur /pol/, l'espace «politiquement incorrect» de ce forum anonyme qui a déjà donné lieu à de nombreuses controverses.

Le 28 octobre, une personne qui se fait appeler «Q» (en référence au niveau d'habilitation secret défense), y poste une série de messages remplie de questions rhétoriques intitulée «Le Calme avant la Tempête».

Extrait: «HRC (Hillary Rodham Clinton, ndlr) détenue, pas encore arrêtée. Où est Huma ? Suivez Huma. Cela n'a rien à voir avec la Russie (pour l'instant). Pourquoi Potus (le président des Etat-Unis, ndlr) s'entoure-t-il de généraux ? Qu'est-ce que le renseignement militaire ? Pourquoi contourner les agences à trois lettres?  [...] Croyez-vous que HRC, Soros, Obama, etc. ont plus de pouvoir que Trump ? Fantaisie. Celui qui contrôle le bureau du Président contrôle ce grand pays. Ils n'ont jamais cru un seul instant qu'ils (démocrates et républicains) perdraient le contrôle. Ce n'est pas une bataille de R contre D.  Pourquoi Soros a-t-il donné tout son argent récemment?»

«Q affirmait être un membre haut placé du gouvernement américain, et qui devait poster des bouts renseignements –qu'il a décidé d'appeler des “miettes de pain”– sur 4chan pour informer le public du plan du président américain qui consistait à organiser un contre coup-d'État contre des membres du deep state», résume le New York Magazine, premier site à s'être intéressé à la théorie qu'il qualifie de «complètement folle». Le concept d'État profond désigne un groupe de personnes qui détiendrait secrètement le pouvoir décisionnel au sein de l'appareil d'État. 

Un «Pizzagate sous amphétamines»

Ce fameux «Q» multiplie les messages au fil des jours. Environ 60 sur les trois ou quatre premiers jours, estime Reply All, un podcast américain qui s'est fait une spécialité de décrypter ce qui se passe sur internet. À partir de ces messages, les internautes de 4chan commencent à développer une théorie, un «pizzagate sous amphétamines», explique le podcast. Et là, accrochez-vous, parce que ça va aller vite et ça va partir très loin, comme le résume le Daily Beast.

«La théorie, telle qu'avancée dans une vidéo pro-QAnon, est que chaque président avant Donald Trump était un “criminel” en lien avec de nombreux groupes déjà liés à des théories complotistes par le passé: les banques, les escadrons de la mort envoyés par Hillary Clinton, des agents du deep-state, et des réseaux pédophiles à la Pizzagate. Dans une tentative pour mettre fin à tout cela, selon Q, l'armée a convaincu Trump de se présenter. Maintenant Trump et ses alliés au sein de l'armée vont arrêter tout ce petit monde et les envoyer à Guantanamo Bay. Cette purge a été surnommée “La Tempête” en référence au «calme avant la tempête» prononcé par Trump en octobre dernier. Et si cette tempête est au centre de l'histoire, elle est aussi assez flexible pour intégrer à peu près toutes les infos quotidiennes.»

Après que «Q» postait ces messages, les adeptes tentaient de les interpréter et/ou de trouver des validations dans les interventions publiques de Donald Trump. Une sorte de chasse sur internet complètement folle, et où tout est possible. On voit bien là que Trump fait un «Q» avec sa main:

 

À titre d'exemple, dès que Donald Trump mentionne le chiffre 17, les adeptes sont persuadés qu'il s'agit d'un signe qui leur est envoyé (le «Q», étant la 17e lettre de l'alphabet). Comme ici avec ce maillot: 

 

Dans le cas ci-dessus, le New York Times explique pourtant simplement que l'équipe universitaire d'Alabama avait remporté le titre national en 2017 et donc amené un maillot «17» à Donald Trump. Deux ans plus tôt, elle avait amené le «15» à Barack Obama. Pas vraiment une référence à «Q», donc.

En presque un an d'existence, la théorie a grossi, le nombre de ses adeptes avec, qui ont adopté un véritable code, souligne The Daily Beast: «Ils ont un slogan “Where we go one, we go all,” souvent abbrévié ainsi “WWG1WGA.” Ce slogan est devenu un cri de ralliement pour les adeptes de QAnon,  que “Q” a attribué au président John F. Kennedy, alors qu'il semble tout droit sorti du film Lame de Fond.»

 

La loi de Poe s'invite dans la théorie

Sur 4chan et autres forums similaires, comme d'habitude, impossible de savoir qui est vraiment sérieux et cherche des liens un peu partout, et qui fait semblant de croire à tout ça pour le LOL. C'est ce qu'on appelle la loi de Poe.

Le problème, ici, est que la théorie a dépassé 4chan, et qu'elle a très vite infesté d'autres recoins d'internet. Roseanne Barr, l'actrice d'une des séries les plus populaires du moment y a fait référence sur Twitter, avant de se faire renvoyer (pour une autre sombre histoire de tweets racistes). Au-delà des quelques rares célébrités qui relaient cette théorie du complot, il existe également des groupes Facebook avec plusieurs dizaines de milliers de membres, des fils dédiés sur le plus grand forum américain Reddit, des comptes Twitter, des applications, sans oublier YouTube, où l'on peut trouver des vidéos à plusieurs centaines de milliers de vues.

Et comme internet et «IRL» sont des prolongements l'un de l'autre, on a fini par assister à des manifestations sur la voie publique. Elles étaient d'abord petites, on y retrouvait une poignée de personnes qui croient en «Q» et en cette théorie.

 

Dans un style similaire au Pizzagate, un homme a été arrêté après une confrontation avec la police. Il demandait la publication d'un rapport mentionné par QAnon. Mais c'est surtout ces dernières semaines que le grand public a découvert QAnon, quand on a présenté des dizaines de personnes tenant des pancartes «Q» à des meetings de Donald Trump. De quoi inquiéter pas mal de monde, dont de nombreux médias américains (et internationaux) qui se sont soudainement intéressés au sujet (au plus grand bonheur de ses adeptes).

 

Pourquoi les gens y croient?

Comment, alors, expliquer la montée de cette théorie dans l'imaginaire collectif? «Le succès du hashtag tient aussi dans l'utilisation des questions sans réponses, laissant le loisir à la communauté de tirer ses propres conclusions. Soit un procédé complotiste classique consistant à remettre en cause le discours officiel non pas par des vérités concurrentes, mais par ce qui est présenté comme de simples questions» analysait Libération en novembre dernier. Une autre raison avancée par Will Sommer, un journaliste du Daily Beast qui a enquêté sur QAnon, est plus systémique: «Beaucoup des principes de QAnon, en particulier la partie concernant le deep state, ne sont pas si différents de ce que Fox News ou certaines émissions de radio disent tous les jours. Alors, quand une personne déjà prête à soutenir Trump entend parler de QAnon, il faut se souvenir qu'ils ont été incités à croire ces choses par le reste des médias conservateurs», indique-t-il à BuzzFeed.

La dernière tient dans le fait que Donald Trump a une forte tendance à encourager les théories complotistes en général, voire a fondé sa carrière dessus. Même s'il a dénoncé les attaques contre la presse des partisans de cette théorie, via la porte-parole de la Maison Blanche, Sarah Huckabee Sanders, il aime cultiver un terreau fertile à la propagation de ce genre de théories. Comme le rappelle justement Kevin Roose dans le podcast du New York Times, The Daily, la longue histoire de Donald Trump avec les théories du complot va de celle sur le lieu de naissance de Barack Obama, à celle sur la mort du juge de la Cour suprême Antonin Scalia.

«Nous avons un président qui est un complotiste notoire, et dont la notoriété politique vient de la promotion d'une théorie du complot sur le certificat de naissance de Barack Obama, rappelle Kevin Roose. Il a adopté des théories complostistes sur le deep state et les élections truquées. Il semble prêt à donner une reconnaissance à ces groupes plutôt qu'à les dénoncer.»

Le conspirationnisme paie

Sans aller à dire, comme BuzzFeed, que QAnon est depuis le début une blague de membres de la gauche dans le but de ridiculiser les soutiens de Donald Trump, l'hypothèse d'une immense blague qui a mal tourné a commencé à germer chez de nombreux adeptes de la théorie complotiste: «Pour beaucoup, c'était une blague qui visait les conservateurs les plus vieux, dès le départ», écrit le site américain.

Le mois dernier, déjà, le Daily Beast affirmait que de nombreux jeunes conservateurs et membres de l'alt-right avaient préféré rester en retrait. «À l'inverse, QAnon est un énorme succès chez des soutiens de Trump plus âgés, ce qui amène ces baby-boomers incultes en matière de technologie à chercher de l'aide sur des forums internet pour savoir “comment faire des mèmes”.»

Reste que même si quelque chose permettait de prouver une fois pour toutes à tous ses fans que cette théorie a bien été inventée de toutes pièces (des membres d'Anonymous –groupe issu de 4chan à l'origine– ont annoncé travailler dessus), elle a déjà fait des dégâts. Et comme nous le montre l'histoire contemporaine américaine, ce n'est pas parce que l'on décridibilise quelqu'un ou un groupe en faisant de lui le porte-parole d'une théorie complotiste qu'on les met hors-jeu.

 

En 2011, une des stratégies démocrate était de jouer sur la théorie sur la citoyenneté de Barack Obama, alors menée par Trump, et de faire de Trump «l'identité du parti républicain» pour le ridiculiser, assure David Plouffe, l'ancien conseiller du président démocrate dans Obama: An Oral History. Trump avait ainsi été largement humilié par Barack Obama lors d'un dîner des correspondants et l'on peinait à voir comme la star de la télé-réalité parviendrait à s'en relever.

Cinq ans plus tard, la lettre écarlate portée par Trump avait finalement été oubliée par nombre d'Américains, et depuis presque deux ans c'est un véritable complotiste qui occupe le Bureau ovale de la Maison Blanche. Le crime ne paie peut-être pas toujours, mais le complotisme a de beaux jours devant lui.

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