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#MeToo: le retour de bâton médiatique… dans les pages de L’Obs

Un dossier spécial du dernier numéro de L'Obs interroge la condition des hommes après la libération partielle de la parole des femmes. Au lieu de s'inquiéter de leur bien-être, il aurait fallu se demander pourquoi ils n'avaient pas avancé d'un pouce.

Que reste-t-il de #metoo, dix mois après? | Mihai Surdu via Unsplash CC <a href="https://unsplash.com/photos/DeI2BMIMDFA">License by</a>
Que reste-t-il de #metoo, dix mois après? | Mihai Surdu via Unsplash CC License by

Temps de lecture: 9 minutes

Dans le pavé Backlash, essai qui lui a valu le Prix Pulitzer en 1991, la journaliste américaine Susan Faludi démontrait que chaque avancée féministe, même minime, est immanquablement suivie d'un retour de bâton. À travers une succession d'enquêtes poussées et d'exemples détaillés, elle met en garde contre les petites victoires et la possible euphorie qui peut les accompagner. Parce qu'il y aura toujours un homme, un groupe d'hommes ou un système tout entier pour venir vous planter un coup de poignard dans le dos.

Pourtant, au lieu de s'interroger sur le réel apport du mouvement et sur l'éventuel revers de médaille auquel les femmes allaient bientôt devoir faire face, de nombreux éditorialistes et journalistes ont préféré se poser d'autres questions. Il s'agissait de se demander si les hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc ne contribuaient pas à encourager la délation, comme s'en offusquait Raphaël Enthoven, chroniqueur au sein de feu la matinale de Patrick Cohen sur Europe 1.

Dans l'émission «C à vous» sur France 5, le même Patrick Cohen finissait par évoquer la «détresse» d'un homme accusé de harcèlement sur Twitter, ceci semblant le perturber bien davantage que la détresse de ces femmes, si nombreuses, qui sont victimes des hommes chaque jour.

On est rassuré, on tourne la page

Ailleurs, on n'essayait même plus de faire semblant de trouver un intérêt à cette campagne visant à libérer la parole des femmes. Cette expression est d'ailleurs à prendre avec des pincettes tant elle donne l'impression que voilà, ça y est, toutes les femmes se sont exprimées, ou qu'en tout cas elles en ont toutes la possibilité, et qu'elles seront à coup sûr écoutées, crues, protégées (sachant qu'un grand nombre de femmes qui osent parler finissent par perdre leur emploi). Je n'ai pas la force de commenter la une de Causeur, revue qui, en s'enorgueillissant de traiter l'actu à contre-courant, ne fait qu'aligner les postures aberrantes et les provocations fielleuses. Pour ne pas dire dangereuses.

En couverture de son numéro 2804, paru le jeudi 2 août, l'Obs annonce un dossier sur le thème «Être un homme (après #MeToo)». Et après tout, pourquoi pas. Car au fond, le but de #MeToo et de #BalanceTonPorc était non seulement d'encourager les langues à se délier, mais aussi, par ricochet, d'envoyer au moins deux messages aux hommes: 1) vos comportements de merde, c'est terminé; 2) le simple fait de cautionner le comportement de merde de vos congénères est un comportement de merde.

Les fameux hashtags ont été lancés en octobre 2017 (le mouvement Me Too, lui, existe depuis 2007). Cela fait donc dix mois, durée suffisante pour que tout être pourvu d'un cerveau puisse entreprendre une phase d'introspection. Autrement dit, depuis octobre, tout homme se sentant concerné aurait eu le loisir de se mettre enfin à réfléchir sur lui-même, de prendre conscience de ses privilèges, de réaliser qu'il a, d'une façon ou d'une autre, contribué à cette gigantesque entreprise de maltraitance des femmes.

Il semble déjà assez aberrant que tant d'hommes aient dû attendre l'éclosion des hashtags et la prolifération de reportages dans les médias (une prolifération éphémère, comme un effet de mode) pour réaliser qu'autour d'eux, partout, tout le temps, des femmes vivaient en insécurité parce qu'elles étaient traitées comme des êtres inférieurs et/ou des objets sexuels. Mais admettons. Admettons que, par inattention, ils n'aient rien vu jusque-là («Je ne m'étais jamais rendu compte», m'a dit un proche, un peu penaud). #MeToo et #BalanceTonPorc étaient justement là pour les aider à ouvrir enfin grand les yeux sur ce problème dont ils sont la cause.

Dix mois après, il est temps de faire le bilan, non? Le dossier de L'Obs est parfaitement représentatif de l'avancée (ou de la non-avancée) des opérations. Quatre pages de reportage sur un camp proposant aux hommes d'«explorer leur masculinité», durant un stage de deux jours (dont, au passage, la non-mixité ne dérange personne alors qu'elle crée la polémique ailleurs), c'est très bien, parce que la pensée masculiniste doit être combattue.

Mais quel est l'effet de ce reportage au sein d'un tel dossier? Détourner une nouvelle fois les yeux des problèmes du quotidien. Pour un homme, lire un article sur des types qui vivent nus dans la forêt en scandant des psaumes à la gloire de leur masculinité, c'est finalement assez rassurant. On se dit que ces types sont fêlés, que leurs femmes n'ont pas de bol, et puis on tourne la page sans se poser de question sur soi-même. Pourquoi le faire, puisqu'on est forcément moins extrême que ces mecs?

Un article qui peut faire peur

La double page suivante s'intitule «Comment élever un garçon?». Elle reprend ouvertement les recommandations d'un article paru dans le New York Times en juin 2017, et donc le titre était «How to raise a feminist son» («Comment élever un garçon féministe»). C'est un bon début. En revanche, un bon tiers de l'article évoque la non-binarité (ce pronom suédois permettant de parler des petits garçons ou des petites filles sans les genrer), puis revient sur l'éducation du futur Philippe d'Orléans, né en 1640, que sa mère Anne d'Autriche décida d'habiller «comme une fille» afin «d'ôter à l'enfant toute pulsion virile».

Sans doute parce que l'article n'est pas extrêmement long, ce qui ne peut être reproché à son autrice, l'enchaînement des idées donne l'impression d'avoir lu une mise en garde façon Manif pour tous, dont le résumé pourrait être: si vous apprenez à votre fils à ramasser ses chaussettes et à exprimer ses émotions, l'étape suivante est d'arrêter de dire «il» pour parler de lui, puis de l'obliger à porter des robes.

Là encore, il faudrait se demander quel peut être l'effet sur le lectorat. L'article n'a à peu près aucune chance de faire souffler un vent de féminisme sur des parents qui n'avaient pas encore pensé à l'intégrer à l'éducation de leurs enfants; en revanche, il peut faire peur. C'est ça, être un homme après #MeToo? C'est ne plus être genré au masculin et devoir porter des robes pour montrer qu'on rejette sa virilité? Ces pistes-là ne sont pas inintéressantes pour qui souhaite les explorer individuellement, mais elles sont désespérément hors sujet dans le débat actuel. Dans un premier temps, il semble plus important d'enseigner aux petits garçons les bases du consentement, de leur expliquer qu'ils ont le droit de pleurer ou d'avoir peur, de leur montrer des exemples d'hommes qui refusent d'être des monstres de masculinité mais sont pourtant très épanouis.

L'Obs aurait dû consacrer une bien plus grande partie de son dossier à l'éducation. Déjà parce que cela aurait empêché les raccourcis maladroits. Ensuite parce que c'est réellement la clé de la masculinité d'après #MeToo. Je crois que les dix mois qui viennent de s'écouler l'ont prouvé: les hommes adultes ne changeront pas. Ou si peu. Combien d'entre eux ont réellement amorcé un questionnement sur leur masculinité? Combien ont fait concrètement évoluer leur mode de vie, leur façon de se comporter au quotidien, leur discours face à leurs pairs?

Cesser de nous comporter comme si le monde était à nous

À la suite de la publication de l'hebdomadaire, un hashtag #FemmeAprèsMeToo a été lancé par des utilisatrices de Twitter pour montrer que les choses n'avaient pas changé tant que ça, et en fait qu'elles n'avaient pas changé du tout. On assiste actuellement à une recrudescence des «on ne peut plus rien dire» et des «on ne peut plus draguer». Si #MeToo a peut-être empêché quelques mains aux fesses et autres agressions sexuelles, le discours reste particulièrement nauséabond, comme en témoignent les quelques exemples ci-dessous.

 

 

 

 

 

 

Le sentiment d'impunité en bandoulière, ils promènent leur rire gras en n'étant jamais loin de se victimiser, parce qu'on est en train de les priver de leur «liberté d'importuner». Un si bel acquis auquel ils étaient tellement habitués. Ces hommes-là sont irrécupérables. Et ils sont nombreux. S'il faut continuer à tenter de les combattre au quotidien, il faut aussi accentuer les efforts à porter vers l'avenir.

La clé, ce sont effectivement nos fils, nos neveux, nos collégiens, nos lycéens. Il ne faut rien laisser passer sur ce terrain. Il faut sensibiliser, et il faut savoir sanctionner. Créer du dialogue. Ne pas dresser des murailles entre les garçons et les filles. Permettre à tout le monde se parler dans de bonnes conditions, d'exprimer son ressenti. L'objectif étant que les petits garçons d'aujourd'hui empruntent la bonne bifurcation afin de ne jamais devenir des prédateurs, de joyeux complices, ou même de médiocres chantres du «c'était mieux avant».

Dans les pages qui introduisent son dossier, L'Obs dresse le bilan suivant:

«Les femmes sont devenues majoritaires dans des secteurs déterminants pour la structuration des identités: école, lycée, tribunaux, hôpitaux, médias, édition (à l'inverse des cercles dirigeants des grandes entreprises, encore très masculins). Sur les bancs de l'école, les filles dominent largement les garçons. 83% d'entre elles ont obtenu le bac en 2015 (contre 72% des garçons). 50% des femmes de 30-34 ans sont diplômes du supérieur (contre 40% des hommes).»

Un bilan résolument positif, un peu trop rapide lui aussi, mais qui aurait pu permettre de soulever une question importante: si cela fonctionne aussi bien pour les femmes, si elles sont en position de supériorité dans la plupart des domaines, alors pourquoi le doute est-il de leur côté pendant que les garçons pavoisent, ivres de confiance? Parce que, culturellement, c'est comme cela que le système éducatif et beaucoup de parents perçoivent les choses. Il faut rééquilibrer la balance, et d'abord faire comprendre aux filles et aux femmes que leur parole est importante, au moins autant que celles des garçons, et qu'elles n'ont pas à rester en retrait.

Il faut ensuite apprendre aux garçons et aux hommes à apprécier les vertus du doute. Les plus grandes avancées s'accompagnent de remises en questions permanentes. Il faut cesser de nous comporter comme si le monde était à nous, comme s'il était normal que nous ayons autant d'acquis, comme s'il était proprement scandaleux que l'on veuille nous en retirer quelques-uns.

Mais voilà: à l'heure actuelle, les seuls hommes qui expriment leurs doutes sont les masculinistes. C'est là leur grand paradoxe: ils revendiquent la supériorité de l'homme sur la femme (toujours au singulier, pour accentuer le côté binaire de la chose), mais ils font preuve d'une incroyable fragilité dès que certains de leurs acquis sont remis en question. Alors ils se réunissent. Ils organisent des camps d'été, des formations en ligne, des forums internet sur lesquels s'épancher. Certains tuent, aussi. C'est d'ailleurs l'objet de la dernière double page du dossier de L'Obs, intitulée «De la misère sexuelle en Occident».

 

La société a besoin d'une autre forme de doute masculin

La sociologue Eva Illouz y évoque les «incels», ces internautes masculins qui détestent les femmes, désignées comme responsables du désert de leur vie affective et sexuelle. Elle cite le cas du Canadien Alek Minassian, qui a tué dix personnes en avril dernier au nom de sa haine des femmes. Dans le même ordre d'idée, et bien avant qu'internet s'en mêle, il y avait eu le massacre de l'école Polytechnique de Montréal, au cours duquel Marc Lépine avait tué quatorze femmes et blessé dix autres en 1989.

Rien que la notion de «misère sexuelle» pose problème, comme l'expliquait Daphnée Leportois dans un article publié sur Slate peu après le massacre perpétré par Minassian. Sur Twitter, suite à sa lecture de l'article d'Eva Illouz, qui l'a scandalisée à juste titre, une utilisatrice résumait les choses en quelques mots: «La misère sexuelle n’existe pas, c’est la nostalgie de la domination sur les corps féminins». On parle bien de la perte de ce que les hommes considéraient comme un acquis, et qu'ils vivent mal de voir leur échapper.

 

 

Dans la forêt, devant leur clavier ou derrière leur fusil, ces hommes qui doutent se font entendre. Or c'est d'une autre forme de doute masculin que la société a besoin. Le monde d'après #MeToo a besoin d'hommes qui se remettent en question, en privé mais aussi publiquement, afin d'enjoindre d'autres hommes à le faire à leur tour. Être un homme après #MeToo, ce n'est pas regarder ses chaussures en se disant qu'on n'a plus sa place.

L'Obs reprend les propos de l'écrivaine Nancy Huston, autrice de ces mots pour Le Figaro: «On demande l'impossible aux hommes. On leur demande d'être forts et faibles, durs et attentionnés, puissants et sans pitié dans le monde du travail, et doux comme des agneaux à la maison». L'un des principaux combats que devraient mener les hommes d'après #MeToo, c'est justement de montrer à quel point madame Huston se fiche le doigt dans l'œil.

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