Politique

Et si le gagnant insoupçonné de l'affaire Benalla était le Sénat?

Louée pour sa transparence et son efficacité, la commission d'enquête du Sénat sur l'affaire Benalla a permis à la chambre haute de tirer son épingle du jeu.

La commission d'enquête sur l'affaire Benalla, le 30 juillet 2018 au Palais du Luxembourg à Paris | Alain Jocard / AFP
La commission d'enquête sur l'affaire Benalla, le 30 juillet 2018 au Palais du Luxembourg à Paris | Alain Jocard / AFP

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Salle des Quatre-colonnes, à l’Assemblée nationale. Les journalistes ont l’habitude de ce vestibule: c’est ici que la presse interroge les députées et députés à leur sortie de l’hémicycle.

Ce jour-là, en pleine affaire Benalla, elles et ils assistent à un spectacle pour le moins inattendu. Celui d’une altercation entre une députée, Marine Le Pen, et un secrétaire d’État, Christophe Castaner.

«Un mauvais soap»: pas si loin de la vérité. Le spectacle auquel s’est adonnée l’Assemblée nationale pendant l’affaire Benalla a fait mauvais genre. La commission chargée d’enquêter sur l’affaire a implosé et ne rendra pas de rapport. Leurs réponses, les Français et Françaises les ont finalement obtenues ailleurs: au Sénat.

Vitrine médiatique

Rarement la chambre haute du Parlement n’aura suscité autant d’intérêt de la part du grand public. Rediffusées sur BFMTV et LCP, les auditions ont cartonné: quasiment 800.000 personnes devant leur poste pour l’audition du ministre de l'Intérieur Gérard Collomb.
 

Les sénateurs et sénatrices n’allaient sûrement pas se priver de cette vitrine médiatique, alors que leur existence même est remise en question depuis les débuts de la Ve République. Leur travail sur l’affaire Benalla a été vivement salué. De là à dire que le palais du Luxembourg est plus libre que le palais Bourbon?

«Ce ne sont pas que des hommes libres, mais aussi des hommes politiques», répond Vincent Boyer, maître de conférences spécialisé en droit institutionnel. D’après lui, la séquence médiatico-politique qui vient de se jouer ne doit pas faire oublier l’équilibre des forces politiques au sein des chambres.

«Les défenseurs du Sénat voudraient nous faire croire que le travail y est souvent plus approfondi. Sauf qu’aucun élément objectif ne permet de le dire. C’est une question de majorité politique. Si les droits de l’opposition avaient été renforcés à l’Assemblée nationale, la commission aurait été plus efficace. C’est ce que Nicolas Sarkozy avait commencé à faire avec sa réforme de 2008, mais il faut aller plus loin.»

La commission d’enquête de l’Assemblée nationale était dirigée par une membre de la majorité, Yaël Braun-Pivet. Ce n’était pas le cas au Sénat. «Nous ne sommes pas là pour défendre nos amis politiques. Les parlementaires doivent faire abstraction de leur appartenance politique. Ils doivent établir la vérité, point, affirme Jean-Pierre Sueur, sénateur PS du Loiret et co-rapporteur de la commission d’enquête au Sénat. Quand on est membre d’une commission d’enquête, on est indépendant. Une commission parlementaire est un endroit où l’on fait des propositions.»

Car si les travaux de l’Assemblée nationale sur cette affaire viennent d’être enterrés, ceux du Sénat sont loin d’être terminés. «Nous réfléchissons à recevoir monsieur Benalla à la rentrée», confie-t-il.

Miroir flatteur

«Tout le monde ou presque a un peu surfé sur cette affaire, mais particulièrement le Sénat, analyse Isabelle Veyrat-Masson, directrice de recherche au CNRS et spécialiste en communication politique. Il en a profité pour montrer ses deux spécificités, le temps qu’il peut consacrer à son travail et une certaine indépendance par rapport à la majorité.»

Un avis partagé par Vincent Boyer, qui rappelle néanmoins que les travaux en commission restent très politisés. «Cette affaire n’est pas forcément révélatrice du travail que peuvent faire le Sénat et l’Assemblée nationale. Les sénateurs ont effectivement plus de temps devant eux, ils sont plus modérés, plus tempérés. Mais si le Sénat joue davantage son rôle dans le cadre de cette affaire, c’est tout simplement parce qu’à l’Assemblée nationale, la commission qui a été créée est dominée par La République en marche.» 

Au Sénat, la commission est présidée par Philippe Bas. Le sénateur Les Républicains, soutien de premier plan de François Fillon pendant la campagne présidentielle, s’y est révélé précis et méthodique.

Jean-Pierre Sueur, co-rapporteur de la commission d’enquête, en profite lui aussi pour chanter les louanges de la chambre haute: «Le Sénat travaille beaucoup et nous avons choisi de faire notre travail en toute indépendance. Tous ceux qui ont regardé les auditions au Sénat peuvent le souligner».

Il se refuse à critiquer ses homologues de l’Assemblée nationale. «J’ai été député dix ans et je suis au Sénat depuis 2001. Je peux vous assurer que le travail des deux chambres est absolument complémentaire!» L’homme s’en tient au respect des textes: «La Constitution dit qu’il revient à l’Assemblée nationale et au Sénat de voter la loi et de contrôler le gouvernement». 

Une petite musique de fond laisse quand même penser que l'homme politique a bien conscience que le Sénat sort déjà grandi de cette affaire. «Il ne me revient pas de juger ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale. […] Au Sénat, nous ne nous sommes interdits de recevoir personne. Nous avons entendu monsieur Christophe Castaner et monsieur Alexis Kohler, ce que l’Assemblée a refusé de faire. La seule personne que nous ne souhaitons pas recevoir est le président de la République, car cela serait contraire à la Constitution.»

Attention au retour de bâton

Le Sénat aurait-il sauvé sa peau grâce à l’affaire Benalla? On le sait, le palais du Luxembourg était dans le viseur du président de la République. La Chambre haute est souvent accusée de freiner le processus législatif et d’être trop âgée –la moyenne d’âge y est de 61 ans. En 1998, le Premier ministre Lionel Jospin a même qualifié la seconde chambre d’«anomalie parmi les démocraties»

D’après Isabelle Veyrat-Masson, le Sénat n’aurait donc rien laissé au hasard dans cette affaire: «Le rôle traditionnel du Sénat est un rôle de modération, qui doit tempérer le combat politique qui se mène à l’Assemblée nationale. Le Sénat a surfé sur ce principe: on peut les féliciter, remarquer la différence».

Elle prévient: «Si l'on s’aperçoit qu’en fait il n’y avait rien, ou presque rien, la situation pourrait tout à fait se retourner contre ceux qui ont mené la danse, comme le Sénat, quand se posera la question de sa raison d’être». Et il ne faudrait pour l’instant voir dans l'affaire Benalla qu’une «affaire d’été plutôt qu’une affaire d’État». Le Sénat ne manquera de rejouer sa carte à la rentrée.

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