Égalités / Société

Le terme «homosexuel» ou «homosexuelle» est presque derrière nous

Passif clinique, connotation sexuelle, effacement des femmes... Les arguments ne jouent pas en faveur du terme «homosexuel».

On va trouver | Jason Leung via Unsplash CC <a href="https://unsplash.com/photos/ncLdDcvrcfw">License by</a>
On va trouver | Jason Leung via Unsplash CC License by

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Plus je l’écris, et plus je me pose cette question: faut-il que j’emploie encore le mot homosexuel, ou son versant féminin, homosexuelle? Parmi les journalistes, universitaires, ou militants et militantes que je rencontre, et qui traitent de questions LGBT, il se fait rare, il est mis de côté. On lui préfère «gay» ou «lesbienne», ou encore «LGBT» s’il faut employer un mot englobant. Il y a un mois, encore, à un colloque, j’entendais ceci:

 

Si le mot «homosexualité» est décrié, c’est un peu pour les mêmes raisons que «transsexualité», qui a été délaissé depuis quelques années au profit de «transgenre» ou «transidentité». Mais aussi pour son origine: le terme apparaît vers 1870 pour désigner une pathologie, avant que l’OMS ne le sorte, en 1990, de sa liste des maladies. Un peu comme le mot «hétérosexualité» d’ailleurs, qui a longtemps signifié, comme dans le dictionnaire de Meriam Webster de 1923, une «passion sexuelle morbide pour une personne du sexe opposé», mais dont le sens a évolué pour signifier quelque chose de neutre.

Un terme sexualisant

Dans les années 1970, «homosexuel» est beaucoup moins chargé d’infamie qu’à ses débuts, mais déjà (ou précisément pour cela), les militants lui préfèrent les mots «pédé» et «gouine», s’appropriant les insultes qu’on leur crachait au visage, pour retourner le stigmate en le transformant en force. «Quand on dit “homo” on pense aux hommes, car “homo” c’est l’homme, c’est pour cela que je n’aime pas trop le mot homosexuel», fait valoir Marie-Jo Bonnet, docteure en histoire et co-fondatrice dans ces années-là du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) et des Gouines rouges, deux groupes militants qui ont marqué cette époque. Le mot «gay», qui est déjà employé aux États-Unis depuis les années 1940, fait son apparition, tandis que de son côté le groupe Arcadie, l’une des premières associations homosexuelles en France, revendique le terme «homophile», jugé moins sexualisant.

Près de cinquante ans plus tard, militants et militantes aussi bien qu'universitaires s’en détournent toujours plus, au profit notamment de «gay» et «lesbienne», qui fleurissent dans les acronymes des associations, comme celui de «l’Inter-LGBT», pour «lesbienne, gay, bi et trans». «Aujourd’hui, quand on politise son identité gay, ce n’est certainement pas le terme (homosexuel) qu’on va employer. On va plutôt se réapproprier queer et pédé», estime Clémence Allezard, co-présidente de l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·e·s, trans et intersexes (AJL). C’est ce qu’a remarqué aussi Louis-George Tin, l’ex-président du Cran et fondateur de la Journée internationale annuelle de lutte contre l'homophobie, qui se souvient d’avoir assisté à un colloque universitaire autour de Sodome et Gomorrhe il y a quelques années: «Seul le chercheur états-unien a employé le mot homosexualité».

 

L’AJL n’a pas de recommandation spécifique au sujet du mot «homosexuel/homosexuelle», mais outre-Atlantique et outre-Manche, les rédactions les plus prestigieuses l’ont banni de leur charte. L’agence AP (Associated Press) et le New York Times restreignent l’emploi du mot depuis 2013, jugeant «préférable» d’employer «gay» plutôt qu’homosexuel», sauf «dans un contexte clinique» ou en référence à l’activité sexuelle. De même que Reuters et le Washington Post.

Des similitudes avec les termes «noir» et «féminisme»

Le destin du mot homosexuel/homosexuelle est à la fois semblable et différent de celui du mot «noir/noire», ou du mot «féminisme». Ce dernier a aussi une origine clinique, et apparaît à peu près en même temps qu’homosexuel, dans une thèse de médecine, pour désigner «la féminisation des caractères sexuels masculins», selon l’historienne Christine Bard. Pendant longtemps, il a aussi été stigmatisé, avant de connaître un regain de gloire, ces dernières années, à tel point que près de 70% des femmes se disent aujourd’hui féministes.

Le mot noir/noire fut aussi rejeté pendant une longue période. On lui préférait le terme «black». Parler des «noirs/noires», cela faisait un peu sale, un peu raciste, parce que les antiracistes ne nommaient pas les personnes par leur couleur de peau, seuls les racistes usaient du mot «noir». La création du Cran, le Conseil représentatif des associations noires, en 2005, marque la fin de cette logique, qui témoignait «d’un certain malaise», pour Louis-George Tin. «Est-ce qu’on aurait dit d’Aimé Césaire qu’il était “black”?», interroge l’universitaire.

Les militants anti-racistes et des droits des femmes ont plutôt fait le choix d’assumer et de se réapproprier les mots «noir/noire» et «féministe». Les militants LGBT, non. C’est ainsi. Mais allons jusqu’au bout de la logique. Pourquoi pas alors se débarrasser de cette excroissance honteuse, témoin d’un passé douloureux? Sauf qu’une fois qu’on a décidé de ne plus employer le mot «homosexuel», on n’est pas pour autant sorti de l’auberge...

Les mots sont toujours limités

Car les autres mots ne sont pas sans inconvénients. «Le mot “gay” m’a toujours semblé un peu maladroit à cause de la synonymie, quand on dit qu’on est gay on vous répond parfois “vous êtes content de quoi?”. Et il invisibilise les lesbiennes», fait valoir Louis-Georges Tin. «Homosexuel/homosexuelle a l’avantage d'être abstrait, valable pour les femmes comme pour les hommes, complète le linguiste Alain Rey, qui n’aime pas du tout le sigle «LGBT»: «C’est complètement opaque, les gens répètent “LGBT” sans savoir ce qu’il y a derrière…». Marie-Jo Bonnet milite carrément pour qu’on n'emploie plus ni «homosexuel/homosexuelle», ni «gay», ni «lesbienne», ni même aucun mot désignant une identité, mais qu’on se contente de parler de «relations amoureuses entre femmes» ou entre hommes, pour ne pas essentialiser les personnes homosexuelles. «On définit les gens selon une identité immuable. Je préfère parler de l’Éros, et de la relation. On va mettre combien de lettres derrière LGBT? Le mouvement LGBT, ce sont les champions de l’essentialisme», critique-t-elle.

Ces mots sont, comme tous les outils de la langue, limités. Reflet de l’humaine condition, condamnée à «lire des étiquettes collées» sur les choses, comme disait le philosophe Henri Bergson. Et à recommencer sans cesse le travail de Titan qui vise à arracher les mots de leur décadence. L’usure est fatale, inévitable, et tout mot mal employé, sans réaction suffisante du clan d’en face, prendra nécessairement une connotation péjorative. Aux États-Unis, le sort qu’a subi «homosexuel/homosexuelle» guette d’ailleurs le plus récent «gay», qui fut pourtant un mot choisi par la communauté elle-même. Là où les petits écoliers français adorent crier «sale pédé» à tout garçon qui fait preuve de sentiments, les petits Anglo-Saxons s’exclament «it’s so gay» à propos d’un pantalon aux couleurs criardes. Faut-il alors l’abandonner, comme «homosexuel»?

«L’histoire de la terminologie est une espèce de fuite en avant. Mais il ne suffit pas d’inventer un nouveau mot pour échapper à l’homophobie», fait remarquer Louis-George Tin, qui plaide pour qu’on utilise tous ces mots, en fonction du contexte d’énonciation. «Il ne faut pas s'en prendre au mauvais usage», estime lui aussi Alain Rey: «Si on commence à critiquer les mots parce qu’il sont mal employés, on peut rayer la moitié de la langue française».

Et pour ma part? Que vais-je faire? Et bien je vais continuer d’utiliser le mot «homosexuel/homosexuelle». Tant qu’il est encore dans ma panoplie.

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