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Le Brexit à la dérive, Theresa May sort les rames

Critiquée au sein du parti conservateur et chahutée dans les relations avec l'Union européenne, la Première ministre britannique a décidé de tenir elle-même la barre des négociations sur le Brexit.

Theresa May à Belfast (Irlande du Nord), le 20 juillet 2018 | Charles McQuillan / Pool / AFP
Theresa May à Belfast (Irlande du Nord), le 20 juillet 2018 | Charles McQuillan / Pool / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Élue à la tête des conservateurs après la démission de David Cameron, qui faisait suite au référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, Theresa May n'aurait pas pu imaginer qu'en deux ans, elle serait prisonnière d’une guerre de tranchées au sein de son propre parti.

Dans ce qui semblait au départ être une bonne idée, elle avait nommé trois Brexiters à des postes-clés pour négocier le Brexit. Boris Johnson hérita des Affaire étrangères, Liam Fox du Commerce, avec comme mission de négocier de nouveaux accords commerciaux –il découvrit assez vite qu'il ne pouvait en signer aucun avant que la Grande-Bretagne ne quitte l'Union européenne. La tâche de négocier avec l'UE fut confiée à David Davis, responsable d'un nouveau secrétariat d'État, le Department for Exiting the EU (DEEU).

Pour équilibrer les Brexiters, des personnalités favorables au maintien dans l’Union furent nommées à d'autres ministères, notamment Phillip Hammond aux Finances et Amber Rudd à l'Intérieur.

Plus tard, un autre pro-Brexit, Michael Gove, fut nommé au ministère de l'Environnement, qui gère également les questions relatives à l'agriculture et à la pêche. Il était clair dès son arrivée que l'agriculture allait être l'un des domaines les plus délicats. Les agriculteurs réclament le maintien de subventions similaires à celles offertes dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) et ils ont besoin d'une main-d'œuvre saisonnière, jusqu'ici largement composée de citoyens européens. La pêche est susceptible de lui poser d'autres problèmes: les pêcheurs ont voté pour le Brexit parce qu'ils pensent qu'ils éviteraient les quotas de pêche, mais cela reste un sujet de discussion et de négociation avec l'UE.

Le beurre et l’argent du beurre

Même lorsque le gouvernement signa officiellement le Brexit Bill en mars 2017, il n'avait pas encore précisé quelle sorte de Brexit il cherchait. Malgré les intérêts commerciaux et industriels qui exigent plus de certitude, malgré les citoyens européens au Royaume-Uni et les résidents britanniques dans les pays de l'UE qui ne savent pas très bien quel sera leur statut futur, Theresa May et ses collègues ont continué à insister pour négocier un Brexit dans le meilleur intérêt du pays, sans exclure la possibilité qu'il n'y ait pas d'accord du tout.

Lors des réunions avec les négociateurs de l'Union européenne, dirigés par Michel Barnier, il était clair que le Royaume-Uni voulait le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire choisir ce qu’elle qu'elle aimait dans l'UE –en particulier l'accès libre au marché unique– tout en rejetant ce qu'elle n'aimait pas particulièrement, à savoir la libre circulation des travailleurs et la juridiction de la Cour de justice européenne. Il était également clair que David Davis et ses collègues n'avaient pas d'ensemble d'objectifs détaillés, et encore moins approuvés par l'ensemble du gouvernement et exposés au Parlement.

Les termes que l'Union européenne était prête à offrir dès le début des négociations étaient en revanche limpides: être au sein du marché unique ou de l'union douanière signifiait accepter la libre circulation des travailleurs et la juridiction de la Cour européenne. L'UE a suggéré que les citoyens britanniques résidant au sein de l'union conservent leurs droits après le départ du Royaume-Uni, alors que celui-ci a mis en doute la position et les droits des citoyens européens après le Brexit.

Position de faiblesse

Néanmoins, en dépit de l'absence de progrès et de clarté de la position, Theresa May s'est sentie suffisamment forte pour déclencher des élections en juin 2017, arguant de la nécessité d'un gouvernement «fort et stable» s'il voulait s'assurer tous les avantages de quitter l'UE, estimant qu'un tel résultat renforcerait sa propre position.

L'électorat pensait le contraire, ce qui a entraîné la perte de sa majorité parlementaire, les travaillistes faisant mieux que prévu sous la direction de leur chef Jeremy Corbyn. Les conservateurs sont restés le premier groupe au Parlement, mais pour former un gouvernement, ils ont dû s’assurer le soutien du Parti unioniste démocrate, un parti pro-Brexit dans une province, l’Irlande du Nord, largement favorable au Remain(1). Ses dix élus à Westminster étaient suffisants pour donner une majorité à Theresa May, à condition que ses propres membres restent loyaux. Et c'est là où le bât blesse.

Son échec aux élections de 2017 a gravement affaibli la position de Theresa May en tant que Première ministre. Avant le référendum, elle avait fait campagne pour rester dans l’Union européenne, sans trop d'enthousiasme. En tant que cheffe du gouvernement, elle évoque fréquemment la «volonté du peuple» qui aurait été démontrée par le vote référendaire –ce qui signifie que quoi qu'il arrive, le Royaume-Uni quittera inévitablement l'UE.

Le parti conservateur a toujours eu un noyau dur de parlementaires opposés à l'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne, et les membres de ce groupe sont devenus de plus en plus bruyants au cours des douze derniers mois, tant au sein du cabinet que dans l’enceinte du Parlement. Sous la bannière du European Research Group, ils plaident constamment en faveur de tout sauf d'un soft Brexit.

Au sein du cabinet, les ministres pro-Brexit sont constamment en désaccord avec celles et ceux qui sont favorables au maintien d'une relation étroite avec l'UE –y compris probablement Theresa May elle-même. L’ex-ministre des Affaires étrangères Boris Johnson(2) a été particulièrement franc sur la question, ce qui est embarrassant pour la Première ministre, pour un système politique dans lequel la responsabilité collective du cabinet est un élément central, et pour un parti supposé pro-entreprise. Le moins que l'on puisse dire, c'est que des ministres aussi francs que Johnson l'a été auraient démissionné ou auraient été congédiés beaucoup plus tôt pour le genre de choses qu'il a dites. C'est un signe de la faiblesse de Theresa May que de ne pas avoir été en mesure de lui imposer une discipline, et que d'autres n'aient pas exigé son départ, craignant qu'il puisse provoquer une élection dont il aurait pu sortir vainqueur.

Boris Johnson et Theresa May au sommet de l'Otan à Bruxelles, le 25 mai 2017 | Thierry Charlier / Pool / AFP

Exaspération de l'Union européenne

Du point de vue de l'Union européenne, l'absence constante d'accord au sein du gouvernement britannique et du parti conservateur s'est avérée exaspérante. La Commission, par l'intermédiaire de son président Jean-Claude Juncker ou de son négociateur en chef Michel Barnier, a souligné l'absence de progrès dans les négociations et l'urgence à parvenir à un accord de sortie.

Récemment, lors du sommet des 28 et 29 juin 2018, plusieurs dirigeants de l'UE ont fait part de leurs sentiments quant à l'absence d'une compréhension claire de ce que la Grande-Bretagne attendait d'eux, tout en restant clairs et unis sur le fait qu'il ne pouvait y avoir de solution «pick and mix» [«à la carte», ndt].

Une fois de plus, l'Union européenne a déploré l'absence de progrès dans la résolution du problème de la frontière irlandaise, bien que le gouvernement britannique ait accepté une solution de secours proposée par la Commission six mois plus tôt, qui laisserait effectivement toute l'Irlande au sein de l'Union européenne, mais avec une frontière entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni(3).

Seulement, si elle était adoptée, la mesure rendrait sans doute furieux le Parti unioniste démocrate nord-irlandais, qui retirerait alors son soutien au gouvernement. Il ne fait aucun doute que cette solution de secours a été acceptée par le gouvernement britannique avec l’idée qu'il serait possible de trouver une alternative.

Mais dans le temps très limité qui lui a été accordé pour s'adresser à ses collègues européens, Theresa May n'a pas fait grand-chose pour décrire ce que voulait la Grande-Bretagne, se contentant de dire qu'elle voulait vraiment que les «négociations accélèrent». On rapporte que les vingt-sept autres dirigeants se sont ensuite mis d'accord sur un communiqué commun en moins de cinq minutes –ce qui indique peut-être à quel point le Brexit est devenu marginal dans l’agenda de l’UE.

Theresa May au sommet des dirigeants européens à Bruxelles, le 29 juin 2018 | Ludovic Marin / AFP

Troisième voie

Même avec l'accord du cabinet sur ce que l'on a fini par appeler la «troisième voie» de Theresa May pour traiter les questions posées par Brexit, il lui reste encore un long chemin à parcourir.

Ayant perdu récemment deux ministres pro-Brexit de haut rang, Boris Johnson et David Davis, son parcours peut encore être parsemé d'obstacles liés à une vie partisane sous tension, sans parler de ceux qui surviendront lorsque le gouvernement britannique commencera vraiment à négocier avec l'Union européenne.

Les propositions de Theresa May visent un Brexit plus soft que ne le souhaitent la majorité des parlementaires conservateurs, et elles ont encore des éléments d'un programme de «pick and mix». Elle cherche à établir une relation étroite avec l'UE sur les marchandises et les produits agricoles, évitant ainsi une grande partie du problème irlandais, tout en poussant pour un accord spécial sur les services. La Première ministre britannique est prête à offrir des conditions spéciales pour les résidents de l'UE cherchant à travailler au Royaume-Uni, mais elle souhaite toujours reprendre le contrôle des frontières du royaume, limitant ainsi la liberté de circulation. Elle veut pouvoir négocier indépendamment des accords de libre-échange avec d'autres pays, et souhaite minimiser l'influence de la Cour de justice européenne sur le Royaume-Uni.

Jusqu'à présent, Theresa May a réussi à faire passer ces propositions devant son cabinet et à les faire accepter par son parti, quoique de façon plutôt tiède. Il y a eu des cris de «trahison» de la part des Brexiters les plus durs, tandis que d'autres dans le parti suggèrent que le gouvernement affronte enfin la réalité. Les Travaillistes ont indiqué qu'ils s'opposeraient à ces propositions si elles devaient être le résultat final des négociations avec l'UE. Cette dernière a pris note des détails complets publiés dans un Livre blanc du gouvernement britannique le 12 juillet, mais la fin de la partie est encore loin d'être sifflée.

Équilibre précaire

Pour le moment, la Première ministre a réussi à conserver un semblant d’unité et d’autorité au sein de son parti: celles et ceux qui ne sont pas satisfaits de ses propositions ne semblent pas pour autant désirer changer de dirigeant, et il n'y a pas vraiment de leader en attente. Un défi pourrait se présenter plus tard dans l'année, surtout si le gouvernement est perçu comme faisant d'autres concessions à l'UE. Dans l'intervalle, les préparatifs en vue d'une issue sans accord sont à l'étude.

Le gouvernement britannique n’est pas encore menacé de sombrer, et surtout, il n’appelle pas au secours. Mais le bateau tangue. Le pays continue d'être divisé, bien que la plupart des électeurs et électrices souhaitent probablement que le gouvernement décide simplement d’un Brexit, quelle que soit sa forme. Les questions intérieures continuent de se rappeler au bon souvenir du gouvernement: la santé, le social, l'éducation, la défense sont autant de questions sur lesquelles on peut s'attendre à ce que le gouvernement agisse.

Mais les problèmes liés au départ de l'UE sont si vastes que le gouvernement n'a plus beaucoup d'énergie pour s'attaquer à ces questions. Le Brexit continue de définir et de colorer la politique britannique, alors même que la date de départ se rapproche de plus en plus. Le Royaume-Uni finira-t-il par se noyer ou par appeler à la rescousse? Seul le temps le dira.

1 — La politique de l'Irlande du Nord reste compliquée, surtout après la mort du leader du Sinn Féin dans la province, Martin McGuinness. L'incapacité à former un gouvernement de partage du pouvoir depuis les dernières élections à l'Assemblée nord-irlandaise signifie que le pays est maintenant effectivement géré à Londres par le Département pour l'Irlande du Nord. Retourner à l'article

2 — Une grande partie du comportement de Boris Johnson est perçue par les commentateurs comme égoïste, visant à augmenter son influence au sein du parti, plutôt que comme la traduction de positions politiques. Mais même en son absence, d'autres Brexiters relèveraient le défi du leadership, notamment Michael Gove ou Jacob Rees-Mogg, président du European Research Group, qui s'oppose fréquemment à tout ce qui ressemblerait à une relation avec l’UE, bien qu'il nie toute ambition d’accéder au pouvoir. Retourner à l'article

3 — L'Irlande est le seul pays dans lequel il existe une frontière terrestre entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Une telle frontière a été démantelée dans le cadre de l'accord de paix de 1998. Sa réimposition est considérée comme une menace pour l'accord, ce qui pourrait entraîner le retour de la violence dans la province. Retourner à l'article

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