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Élections: le Pakistan laisse exister des partis extrémistes pour éviter le pire

Ce 25 juillet, les Pakistanaises et Pakistanais se rendent aux urnes. Leur choix peut se porter notamment sur le MML, parti dont le chef est le cerveau présumé des attentats de Bombay, ou sur le TLP, parti adorateur de l'assassin d'un gouverneur critique envers l'interdiction du blasphème.

Le cadre du TLP Mohammad Hafeezullah Alvi, entouré de militants devant le drapeau du parti griffé de son emblème, la grue. | Paul Gasnier
Le cadre du TLP Mohammad Hafeezullah Alvi, entouré de militants devant le drapeau du parti griffé de son emblème, la grue. | Paul Gasnier

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ISLAMABAD, PAKISTAN

 

À la sortie de la prière du soir, ils sont une trentaine d’hommes à moto, drapeaux pakistanais au vent, à parader sur les avenues d’Islamabad. Une voiture, en tête de cortège, diffuse un nasheed, un chant islamique, depuis une enceinte grésillante posée dans le coffre.

Le convoi s’arrête devant une maison dont le jardin a été aménagé pour accueillir une petite réunion de quartier. C’est un corner meeting comme chaque parti en organise dans toutes les villes du pays à l'approche de l'élection législative du 25 juillet.

Corner meeting de la MML au nord d'Islamabad. | Paul Gasnier

Avec quelques riverains, la petite troupe est venue applaudir Chaudhury Saeed Gojar, candidat de la Milli Muslim League (MML) dans cette circonscription cossue du nord de la capitale. Après un chant religieux en guise d'introduction, Gojar prend la parole. Le discours pourrait être celui de n’importe quel candidat conservateur: la promesse de réaliser le rêve de Jinnah [homme politique fondateur du Pakistan, ndlr] d'instaurer un État islamique transparent et moral, protecteur des minorités religieuses, et la détestation de l’Inde et de ses exactions au Cachemire.

Le candidat termine son exposé par une harangue: «Quelle est la signification de la MML?». Et la foule de répondre en cœur par la profession de foi islamique: «Il n'y a de dieu qu’Allah». Le slogan du parti inscrit sur les prospectus est on ne peut plus œcuménique: «Welfare of humanity», bien-être de l'humanité.

Pourtant, un détail fait tache.

Sur ce camion, les logo et slogan du parti, ainsi que les photos de Muhammad Ali Jinnah, Hafiz Saeed et Chaudhury Saeed Gojar. | Paul Gasnier

L’affiche de campagne, qui déploie les visages du candidat et du fondateur du pays, arbore aussi celui du chef du parti, une trogne bougonne à la longue barbe noire, bien connue des Pakistanais: Hafiz Saeed.

Fondateur de l'organisation terroriste Lashkar-e-Taiba, Hafiz Saeed est le cerveau présumé des attentats de Bombay de novembre 2008, qui ont fait 164 morts. Ennemi juré de l’Inde, considéré par l’ONU comme un terroriste international, sa tête est mise à prix dix millions de dollars par les États-Unis. Pourtant au Pakistan, Hafiz Saeed a pignon sur rue. Depuis l'interdiction du Lashkar-e-Taiba en 2002, Hafiz Saeed joue sur la création d'entités caritatives pour poursuivre son militantisme islamiste.

«Le pays est prisonnier de sa propre création»

En 2017, il a créé son parti, la Milli Muslim League, ultime coup de poker pour s’acheter une virginité politique.

Pour Chaudhury Saeed Gojar, il n'y a pas lieu de polémiquer: «Hafiz Saeed est un être humain comme les autres. Toute sa vie il n’a fait que défendre le drapeau pakistanais. L’Inde l'accuse d'être responsable des attentats de Bombay mais n'a jamais fourni la moindre preuve de son implication. Dire que c’est un terroriste, c’est juste une nouvelle tentative de dégrader l'image du Pakistan».

Même si Gojar a peu de chance d'emporter la circonscription, cette percée dans les quartiers huppés de la capitale, inimaginable il y a quelques années, est une victoire sans précédent pour Hafiz Saeed.

«La renaissance politique d’un terroriste international fragilise la crédibilité du Pakistan»

En mars 2018, la Milli Muslim League a été placée à son tour sur la liste américaine des organisations terroristes, avec sept de ses principaux cadres. En signe de bonne volonté à l'égard des États-Unis, la commission électorale pakistanaise a interdit à la MML de présenter des candidats à l'élection du 25 juillet. Mais Hafiz Saeed a conclu une alliance avec un autre parti d'extrême droite, légal celui-ci, afin que ses candidats se présentent officiellement sous son étiquette. Un tour de passe-passe qui lui permet aujourd'hui de présenter 200 candidats dans tout le pays. La MML a même nommé une dizaine de femmes candidates, prudemment investies dans les plus grandes villes du pays, afin de diluer sa réputation d'extrême droite et convaincre les classes moyennes.

«La renaissance politique d’un terroriste international fragilise la crédibilité du Pakistan», se désole Zahid Hussain, journaliste et auteur d'enquêtes sur les groupes islamistes dans le pays. «Comment voulez-vous que le Pakistan soit pris au sérieux par la communauté internationale lorsque le visage de Hafiz Saeed est placardé dans toutes les villes?»

Hafiz Saeed à la cérémonie d'inauguration de la campagne électorale, le 21 juin 2018 à Islamabad. | Aamir Qureshi / AFP

Pour sanctionner l'incapacité du pays à agir contre l'activité de groupes radicaux sur son sol, le Groupe d'action fincancière (GAFI), une organisation basée à Paris qui lutte contre le financement du terrorisme, a réinscrit le Pakistan à sa liste grise en juin 2018, après l’en avoir retiré en 2015. Préalable à la liste noire qui impliquerait de sévères sanctions, cette inscription signe un retour en arrière brutal pour le Pakistan, qui s'évertue à démontrer qu'il a tourné la page des années noires du terrorisme.

«Ce pays a parrainé l'extrémisme religieux pendant des années, et maintenant il ne sait plus comment s'en débarrasser, explique Zahid Hussain. Le pays est prisonnier de sa propre création…»

Raza Rumi, rédacteur en chef du Daily Times, un des plus grands quotidiens anglophones du pays, renchérit: «Le problème des groupes comme le Lashkar-e-Taiba, c'est que leur normalisation politique n’a pas été précédée d’une démobilisation. Donc on ne sait pas vraiment si, sur le long terme, ils abandonneront les armes et les appels à la violence».

Un vengeur de blasphème élevé au rang de martyr

Dernier né dans la famille islamiste: le Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP), créé en 2017 par Khadim Hussain Rizvi, un agitateur extrémiste très controversé, souvent accusé par les militants des droits humains d'incitation à la haine envers les minorités religieuses. Son programme tient en un seul combat: lutter contre le blasphème et punir ceux qui insultent le prophète.

À quelques jours du scrutin du 25 juillet, le parti organise un grand raout au milieu d’une autoroute à l'entrée d'Islamabad, pour saluer le convoi de leur leader Rizvi qui s’apprête à arriver.

Raout sur l'autoroute pour le leader du TLP. | Paul Gasnier

Le lieu n'est pas choisi au hasard. C'est sur cet échangeur d'autoroute, en novembre 2017, que le TLP avait mobilisé des milliers de militants et bloqué l'accès à la capitale pendant trois semaines, pour protester contre un projet du gouvernement de modifier la formulation d'un serment électoral. En proclamant que Mahomet était le dernier prophète, le nouveau texte prévoyait de remplacer «je jure solennellement» par «je crois».

Une correction sémantique mineure qui avait provoqué l'ire des islamistes. Et fourni une occasion en or pour Khadim Hussain Rizvi de s’imposer en défenseur n°1 de l'honneur du prophète. Le sit-in avait forcé le gouvernement à capituler et le ministre de la Justice à démissionner. Malgré la dispersion violente par l'armée qui avait fait sept morts et 200 blessés, l'épisode est considéré comme un des plus grands faits d’armes du Tehreek-e-Labbaik.

Huit mois après ce coup d'éclat, au milieu des voitures qui fendent la foule au ralenti et klaxonnent en signe de soutien, Mohammad Hafeezullah Alvi, cadre du parti, nous accueille d'un grand sourire et d'un tonitruant «Bonjour mon ami!», dans un français presque sans accent.

«Vous pensez que le sexe doit être libre et que les femmes doivent travailler en égales des hommes. Chez nous, c'est différent.»

Ingénieur spécialisé dans la fabrication d'hélicoptères, Alvi est un ancien salarié d’Eurocopter, formé à Roissy et à Marseille. «Spécialisé en système hydraulique des hélicoptères», précise-t-il non sans fierté.

Aujourd'hui, barbe peignée et turban blanc noué autour de la tête, il est candidat dans une circonscription conservatrice du Pendjab, la province la plus peuplée du pays. «Ma priorité, c'est de défendre Mahomet en tant que dernier prophète, et de faire en sorte que personne ne revendique le contraire.» Les militants se pressent autour de lui pour obtenir un selfie.

Un selfie avec Alvi. | Paul Gasnier

«Chez vous en France, les chrétiens sont majoritaires et vous êtes dirigés par des lois chrétiennes, tente-t-il. Vous pensez que le sexe doit être libre et que les femmes doivent travailler en égales des hommes. Vous faites ce que vous voulez. Mais chez nous, c'est différent.»

Son idole, comme celle de tous les militants du TLP, n'est autre que Mumtaz Qadri. Ce policier avait assassiné le gouverneur du Pendjab en 2011, après que celui-ci eut défendu une jeune chrétienne accusée de blasphème. La condamnation à mort de Mumtaz Qadri avait enflammé les milieux conservateurs et l'avait propulsé au rang de martyr. Aux réunions du TLP, le visage du meurtrier est de toutes les banderoles, aux côtés d'autres assassins qui ont tué pour venger des blasphèmes présumés.

«Je ferai disparaître les Pays-Bas de la surface de la Terre»

«L'exécution de Qadri m’a convaincu de me lancer en politique, raconte Alvi. J'étais hors de moi. En tuant le gouverneur du Pendjab, Qadri n’a fait que son devoir. Si quelqu'un insulte le prophète, c'est notre devoir de le tuer. On ne peut faire aucun compromis sur le respect du prophète. Protéger sa religion est une obligation, ce n'est pas du terrorisme.»

Il ajoute, comme pour adoucir son propos: «Vous savez, on ferait pareil si quelqu'un insultait Jésus. En fait, on ne peut tolérer aucune insulte contre une figure divine, quelle qu'elle soit».

Sur sa tunique blanche, un pin’s représente l'emblème du Tehreek-e-Labbaik: une grue. La signification? «C'est pour pendre ceux qui insultent le prophète», sourit-il, narquois.

La grue, en pin's mais pas que. | Paul Gasnier

Le TLP se revendique de la tradition Barelvi, une mouvance sunnite très présente en Asie du Sud, considérée comme pacifique et spirituelle. Le journaliste Zahid Hussain rappelle: «Les pays occidentaux ont toujours vu dans les Barelvis un visage doux de l'islam, à l'opposé de l'obscurantisme taliban. En 2008, l’ambassadeur américain était même venu rendre visite à des madrassas barelvies et les avaient financées pour qu'elles s'équipent en ordinateurs!».

Mais leur vénération du prophète Mahomet aurait radicalisé certains fidèles, au point de faire de la lutte contre le blasphème leur unique combat politique.

Début juillet, lors d'une conférence de presse à Karachi, Khadim Hussain Rizvi, fondateur du parti, déclarait: «S'ils me donnent la bombe atomique, je bombarderai les Pays-Bas, avant qu'ils n'organisent de nouveaux concours de caricatures du prophète. Je les ferai disparaître de la surface de la Terre».

En mai dernier, un extrémiste barelvi se réclamant du TLP a même tenté d'assassiner le ministre de l'Intérieur pakistanais, le blessant par balles, en raison de son soutien au changement de formulation de serment électoral.

Autoriser ces groupes pour éviter l'explosion

Les militants des droits humains ont multiplié les pétitions pour empêcher la prolifération de ces candidats radicaux, en vain. Ils s'alarment notamment des conséquences sur les Ahmadis, une petite communauté qui ne considère pas Mahomet comme le dernier prophète, et qui est souvent la cible d’attaques armées et de discours virulents de la part de Khadim Hussain Rizvi et d'autres groupuscules islamistes.

Pourtant, les partis religieux ont toujours réalisé de faibles scores aux élections législatives, ne dépassant jamais 15% des suffrages. C'est tout le paradoxe de la situation: malgré un poids électoral mineur, leur influence est énorme. Et leur interdiction potentiellement explosive.

«Cette année le Pakistan tente une expérimentation politique: donner une existence électorale à ces groupes afin de neutraliser leur violence, explique Raza Rumi, du Daily Times. C'est une ligne de crête très délicate. L’État et l’armée n’ont qu’une seule peur: c’est que ces groupes basculent dans la violence s’ils les interdisent.»

Selon lui, l'argument est aussi économique: «Le Pakistan est surtout soumis à une pression chinoise, qui conditionne la poursuite de ses investissements dans le pays à une stabilisation sécuritaire». La Chine a une influence considérable au Pakistan, après qu'elle a annoncé en 2015 l'investissement de 46 milliards de dollars dans des projets d'infrastructures visant à moderniser le pays.

Sur l'autoroute, la foule s'est épaissie. Près d'un millier d'hommes encombrent désormais la chaussée. Des enceintes montées sur plusieurs véhicules hurlent le slogan du parti en boucle: «Présent, présents, nous sommes présents pour toi, prophète d’Allah». L'incantation est scandée par la foule les bras en l’air, jusqu'à étourdissement, à mesure que le convoi de Khadim Hussain Rizvi approche. Depuis l'arrière d'un camion, le leader du TLP salue ses supporters, qui se bousculent pour jeter des pétales de rose sur son passage.

Dans la cohue, Alvi m’agrippe le bras et corrige le tir: «L'histoire de la grue, c'était pour blaguer, hein. En réalité ça représente notre force à soulever tous les obstacles qui se dresseront devant nous».

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