Politique / Monde

Les héros de la gauche latino-américaine s’accrochent au pouvoir

L’escalade de violence dans laquelle, au Nicaragua, a sombré le régime de Daniel Ortega, est un exemple caricatural de la dérive autocratique qui s'empare de certains leaders de la gauche radicale.

Le président nicaraguayen Daniel Ortega, et son épouse et vice-présidente Rosario Murillo, lèvent le poing lors de la commémoration du 39e anniversaire de la révolution sandiniste sur la place La Fe à Managua le 19 juillet 2018. | Marvin Recinos / AFP
Le président nicaraguayen Daniel Ortega, et son épouse et vice-présidente Rosario Murillo, lèvent le poing lors de la commémoration du 39e anniversaire de la révolution sandiniste sur la place La Fe à Managua le 19 juillet 2018. | Marvin Recinos / AFP

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Depuis les guerres d’indépendance, le paquebot latino-américain est coutumier, toutes les deux ou trois décennies, de violents coups de barre. Entre révolutions, dictatures militaires, coups d’État, guerres civiles, phases d’ultralibéralisme économique alternant avec des gouvernements de gauche plus ou moins modérée, les pays de la région n’en ont pas moins presque tous évolué vers un régime démocratique. Au début des années 2000, de nombreux candidats de gauche ont ainsi été légitimement portés au pouvoir, par les urnes. À la faveur, notamment, de l’embellie économique liée à la flambée des cours des matières premières, beaucoup ont engagé des programmes sociaux qui ont permis de réduire la pauvreté.

Certains de ces nouveaux leaders sont issus des classes les plus modestes, comme l’ex-président brésilien Lula, ancien ouvrier, ou l’actuel président bolivien Evo Morales, un Indien aymara. D’autres sont d’anciens guerilleros du temps des dictatures des années 1960 et 1970. Tel Jose Mujica, qui fut un chef de la guerilla des Tupamaros en Uruguay, avant d’entrer en politique et de devenir, entre 2010 et 2015, un président à la fois modéré et audacieux en termes de réformes sociétales (légalisation régulée du cannabis, droit à l’avortement…), indifférent à l’argent au point de préférer continuer à habiter sa ferme plutôt que le palais présidentiel.

De la révolution sandiniste au népotisme

Tel, également, Daniel Ortega, héros de la révolution sandiniste au Nicaragua, qui a renversé, en 1979, le régime autoritaire et népotique d’Anastasio Somoza. Un régime durant lequel ce dirigeant du «Front sandiniste de libération nationale» (qui se réclame à la fois de Sandino et de Fidel Castro), a été emprisonné et torturé.

Cette révolution a inspiré bon nombre de jeunes idéalistes européens. Le groupe britannique The Clash lui a même dédié son album Sandinista! en 1980. C’est donc cet ancien révolutionnaire qui, à 72 ans, après plus de vingt-et-un ans passés à la tête de son pays (entre 1979 et 1990, et depuis 2007), s’accroche aujourd’hui au pouvoir avec un jusqu’au-boutisme effrayant, dans un climat de répression brutale qui a fait près de 300 morts en trois mois.

Des manifestants défilent à Managua le 22 juillet 2018 pour exiger la démission du président nicaraguayen Daniel Ortega et de son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo. | Marvin RECINOS / AFP

L’étincelle a été l’annonce, le 18 avril dernier, d’une réforme des retraites préconisée par le FMI (couplant hausse des cotisations et baisse des pensions). Les manifestations qui ont éclaté, conduites notamment par des leaders étudiants et paysans, ont été réprimées par la police et par des forces paramilitaires progouvernementales armées et cagoulées. Depuis, la situation ne cesse de se dégrader malgré le retrait de la réforme. Manifestations et grèves générales se succèdent pour demander le départ d’Ortega. Lui et sa très influente épouse Rosario Murillo, dont il a fait sa vice-présidente (appelée à le remplacer s'il décède), sont accusées par leurs opposants de dérive autoritaire, de népotisme, de corruption et d’enrichissement extravagant. Ortega répond à ces accusations en criant au coup d’État.

Échec des négociations

Les négociations entre pouvoir et opposition sont au point mort. La tentative de médiation de l’Église catholique a pour le moment totalement échoué: le plan que la conférence épiscopale a présenté le mois dernier, reposant sur une élection présidentielle anticipée et plusieurs réformes constitutionnelles, a été rejetée par Ortega, qui a traité les évêques de putschistes. Des milices pro-pouvoir ont même agressé, le 9 juillet, plusieurs prélats dans une basilique. La ville de Masaya, au sud de la capitale Managua, d’où a démarré il y a exactement trente-neuf ans la révolution sandiniste, est aujourd’hui le cœur de la rébellion, et subit donc la répression la plus sévère. Faute de dialogue, la situation paraît dans l’impasse.

Ce petit pays pauvre d’Amérique centrale (six millions d’habitants), qui passe généralement sous les radars, est désormais au centre de toutes les inquiétudes: l’ONU a exigé des enquêtes sur les victimes, dans la crainte de potentielles «exécutions illégales». L’Union européenne et l’Organisation des États américains (OEA) ont dénoncé –sans effet– les violences meurtrières à plusieurs reprises. Le secrétaire général de l’OEA s’est ému récemment d’attaques contre des dizaines d’étudiants retranchés à l’intérieur de l'UNAN (Université nationale autonome du Nicaragua).

La Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), qui dépend de l’OEA, s’inquiète de la dégradation rapide de la situation, évoquant «des enlèvements, des saisies de terres, des invasions de domicile au petit matin». Elle s’alarme aussi de la loi antiterroriste qui vient d’être adoptée et qui permet selon elle de criminaliser facilement les manifestants. Pour le secrétaire de la Commission cité par l’AFP, le Nicaragua prend le chemin du Venezuela: «Un État totalement fermé au regard international, avec des élections non reconnues à l'étranger, des prisonniers politiques, une répression des autorités et une absence de libertés publiques».

Daniel Ortega apparaît comme un exemple caricatural de la dérive de certains leaders de la gauche latino-américaine qui, après des années de pouvoir, ne cherchent plus qu’à le conserver coûte que coûte, et le plus longtemps possible. Généraliser serait abusif, l’Uruguayen José Mujica est un parfait contre-exemple. D’autre part, il ne faut pas oublier qu'Ortega conserve des partisans dans le pays, notamment parmi les fonctionnaires et les catégories les plus défavorisées, qui se souviennent de son efficace campagne d’alphabétisation, des centres de santé gratuits qu'il a fait ouvrir ou des distributions alimentaires qui ont permis de ramener le taux officiel de pauvreté de 42 à 30% entre 2009 et 2014 (mais ces programmes ont périclité avec le tarissement des pétrodollars vénézuéliens).

La façon dont Ortega a abandonné tous ses oripeaux révolutionnaires, notamment lors de son retour au pouvoir en 2007, pour devenir catholique, tenter de se rapprocher de Washington (l’ennemi d’hier), écouter les conseils du FMI et s’allier si nécessaire avec les libéraux et le patronat, reste par ailleurs un tour de force d’autant plus atypique que cela ne l’a pas empêché de rester membre de l’ALBA, Alliance «bolivarienne» regroupant notamment les pays de la gauche radicale –Venezuela, Cuba, Bolivie, Équateur– et plusieurs îles des Caraïbes.

Éviction de concurrents, réélection illimitée

Mais certains de ses actes en évoquent d’autres, tel celui de priver le principal leader de l’opposition de la possibilité de se présenter, via un tour de passe-passe judiciaire. C’est ce qu’a fait la Cour suprême de justice du Nicaragua, assurant à Ortega une victoire écrasante de 72% des suffrages lors des élections de novembre 2016. Au Venezuela, le président Nicolas Maduro a fait de même lors des élections contestées du 20 mai dernier, tous les opposants crédibles étant soit rendus inéligibles, soit en prison.

Autre obsession récurrente pour ne pas lâcher le pouvoir (même à un allié): instaurer la réélection illimitée. Les jeunes démocraties latino-américaines ont presque toutes adopté une limitation du nombre de mandats électifs pour conjurer le risque de voir resurgir un dictateur. Revenir en arrière apparaît donc clairement comme un renoncement démocratique. C’est pourtant ce qu’a décidé sans états d’âme Daniel Ortega, pour pouvoir se représenter en 2016.

Le président vénézuélien Hugo Chavez avait, lui aussi, fait adopter la réélection illimitée à son profit, à la différence essentielle qu’il l'avait fait voter par référendum en 2009. Ce fut aussi la démarche du président Evo Morales, grand admirateur de Chavez. L’ex-syndicaliste socialiste, cultivateur de coca indigène, élu triomphalement fin 2005, a fait prendre un virage à 180 degrés à la très pauvre Bolivie, jusque-là plus ou moins livrée aux multinationales minières et gazières. Alliant nationalisations massives, programmes sociaux efficaces et reconnaissance des populations indigènes à un certain pragmatisme et à un réel sens politique, il a fait merveille au début, bénéficiant aussi de la conjoncture exceptionnelle de la première décennie des années 2000. Quoi qu’il en soit, la cote d’estime de Morales s’est envolée à l’international et les milieux économiques boliviens eux-mêmes sont passés de la haine à une certaine envie de coopérer. Si bien qu’en 2014, il a été réélu dans un fauteuil pour un troisième mandat.

Le risque de voir s’étendre la crise venezuelienne

Mais après, tout s’est gâté: cédant lui aussi à la malédiction de se croire irremplaçable, il a convoqué un référendum en 2016 pour obtenir le droit de faire un quatrième mandat. Ce que les Boliviens, reconnaissant ses mérites mais aussi ses limites dans un contexte beaucoup plus morose, ont logiquement trouvé déraisonnable. Evo Morales aurait pu partir avec les honneurs, mais il a choisi de passer en force et d’annoncer malgré tout sa candidature en 2019. Désormais, le pays est de nouveau divisé, les manifestations de protestation fréquentes et l’atmosphère ne cesse de s’alourdir à l’approche de l’élection.

L’ancien président équatorien Rafael Correa (actuellement sous le coup d’un mandat d’arrêt) a dirigé son pays entre 2007 et 2017. Chaviste distancié, il est passé d’une grande popularité à une certaine défiance, croissante comme son autoritarisme. Il a néanmoins réussi, après deux ans de polémiques, à faire voter en 2015 par le Congrès la réélection illimitée, à condition de ne pas faire plus de deux mandats consécutifs. Comme c’était déjà son cas pour l’élection de 2017, il a fait élire son dauphin Lenin Moreno, histoire d’attendre tranquillement l’échéance 2021. Mais ce dernier est vite devenu son meilleur ennemi, puisqu’il a aussitôt fait voter un référendum annulant la réélection illimitée et lui barrant ainsi définitivement la route.

Ce qui ressemble parfois à une fuite en avant est accéléré par la débâcle actuelle du Venezuela, puissance pétrolière qui, du temps de Chavez, a porté à bout de bras l’économie de bon nombre de ses alliés idéologiques. Cuba bien sûr mais aussi, notamment, le Nicaragua de Daniel Ortega, qui a ainsi bénéficié, entre 2007 et la mi 2016, de l’équivalent de 4,8 milliards de dollars selon les chiffres officiels, en achetant à Caracas du pétrole à prix cassé, pour le revendre localement. Cette manne s’est progressivement tarie, au fur et à mesure que le Venezuela s’enfonçait dans la crise.

Ortega s’est alors tourné vers la Chine. Il a réussi, il y a cinq ans, à séduire un riche industriel chinois, un certain Wang Jing avec un projet pharaonique de canal interocéanique de 276 kilomètres de long. Un chantier à cinquante milliards de dollars qui devait faire du Nicaragua le pays le plus prospère d’Amérique centrale. Mais Wang Jing et son projet semblent s’être perdus dans les sables. Le Nicaragua reste pour le moment sans avenir et affublé d’un autocrate sans projet.

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