Temps de lecture: 6 minutes
Il n’est pas vraiment une bonne nouvelle que cette semaine soit si puissamment dominée par les cinémas d’Asie.
Il s’agit en effet de la période la moins porteuse de l’année, et entre voie de garage et enterrement sans fleurs ni couronnes, on hésite sur la métaphore pour caractériser le destin promis à ces films. Leurs distributeurs ne sont pas en cause, il faut se réjouir qu’ils soient là pour sortir ces films; c’est l’ensemble du marché, saturé de produits médiocres et répétitifs, qui est incapable de faire juste place à des œuvres «différentes».
Toujours est-il que ce mercredi 25 juillet, en même temps que l’exceptionnel film philippin La Saison du diable de Lav Diaz, sortent sur nos écrans deux réalisations venues des deux plus grandes puissances asiatiques (aussi pour le cinéma), la Chine et l’Inde.
Deux films par ailleurs aussi différents que possible: un polar stylisé, minimaliste et sombre, Une pluie sans fin, premier long-métrage de Dong Yue, et un flamboyant représentant de Bollywood, Bajirao Mastani, d’un des réalisateurs les plus en vue des studios de Mumbai, Sanjay Leela Bhansali. Deux films qui, outre le fait qu’ils proviennent du même continent, n’ont guère qu’une chose en commun: offrir de très beaux moments de cinéma.
Une pluie sans fin, un conte des deux folies
Ce serait un cauchemar à l’intérieur d’un cauchemar. Cauchemardesque, le paysage de cette région industrielle dont les immenses usines sont en train de fermer, la nature ravagée par la pollution, l’ambiance oppressante où se combinent météo sinistre (le titre est très clair sur ce point) et contrôle bureaucratique et policier, aussi endémique et s’infiltrant partout que la pluie incessante.
Cela pourrait être un des cercles de l’enfer de Dante, ou une planète de science-fiction dystopique. C’est la Chine à la fin des années 1990, en train de procéder à la «grande accélération» qui va laisser exsangues des dizaines de millions de gens, des régions entières qui avaient été pilotes dans les phases précédentes du développement économique et politique.
Paysages dévastés et humains réduits au désespoir. | Wild Bunch
Et dans cet univers infernal, voilà que se multiplient les meurtres de jeunes filles, des ouvrières retrouvées dans les terrains vagues. L’inspecteur Lao enquête, c’est un professionnel sérieux, qui sait procéder avec méthode et faire la part des choses. Mais Yu, responsable de la sécurité dans une des usines où un meurtre a eu lieu, s’en mêle.
Au début, il veut aider, avec tant de zèle qu’on finit par le rembarrer. Et puis, il est sincèrement bouleversé par l’atrocité des crimes. Et lui ne sait pas faire la part des choses. Dès lors, une étrange spirale s’enclenche, qui entraîne également cette jeune fille rencontrée là où les solitaires se retrouvent, pas seulement pour danser.
Une pluie sans fin raconte du même mouvement deux folies. Il raconte la folie d’un pays où les règles du jeu viennent de changer en plongeant dans le désespoir, matériel, moral, d’immenses pans de sa population, ceux-là mêmes, les ouvriers, que plusieurs décennies précédentes ont valorisés comme les héros du présent et du futur.
Le décorum et les appareils de pouvoir de l'ère précédente sont toujours là, mais les règles ont changé. | Wild Bunch
Et il raconte la folie d’un homme qui s’abîme dans un vertige obsessionnel. On songe à Kafka, évidemment –ou plutôt au sens qu'a pris le mot «kafkaïen». On songe également à un autre film chinois, lui aussi fondé sur une quête obstinée, obsessionnelle, Qiu Ju une femme chinoise de Zhang Yimou.
À l’époque, juste avant celle à laquelle se passe Une pluie sans fin, la volonté inlassable de la paysanne d’obtenir justice apparaissait comme la manifestation d’un sens de la dignité poussé à l’extrême, une forme exacerbée de revendication de l’individu dans la société collectiviste. Dans le film de Dong Yue, tous les signes sont inversés.
Ces signes, visuels, sonores, chromatiques, le réalisateur qui ici débute après avoir fait ses armes comme chef opérateur les assemble avec un art consommé de la mise en scène.
Empruntant beaucoup au thriller, et un peu au film d’horreur, il réussit insidieusement à faire jouer les ressorts du film de genre pour créer une atmosphère à la fois captivante pour ce qui concerne le destin de ses personnages de fiction, et riche de sens pour ce qui concerne une situation réelle aux dimensions de catastrophe majeure.
Bajirao Mastani, légende et pamphlet
Vous l’ignorez sans doute (c’était aussi mon cas) mais ces deux mots sont des noms, ceux de personnages historiques qui forment aussi un couple à certains égards comparable à Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.
Peut-être ignorez-vous aussi que l’auteur de ce film, triomphe du box-office et des récompenses nationales du cinéma dans son pays après sa sortie en 2015, est l’un des réalisateurs les plus cotés au sein de l’industrie du spectacle hindie que nous appelons Bollywood.
Sanjay Leela Bhansali a signé quelques-uns des grands titres les plus marquants produits à Mumbai dans les années 2000. Il a aussi affronté les intégristes religieux, hindous et musulmans, du fait de son traitement non sectaire de grands récits nationaux, notamment récemment avec Padmaavat, interdit à la fois dans plusieurs États indiens et dans des pays musulmans d’Asie du Sud-Est.
Les affiches de deux autres films de Sanjay Leela Bhansali.
Au mieux se souvient-on d’une de ses réalisations, sortie en Europe avec quelque succès, la nouvelle adaptation en 2002 du drame sentimental Devdas, avec les hyperstars Shahrukh Khan et Aishwarya Rai, sans doute les deux seules vedettes de Bollywood à avoir conquis une certaine notoriété en Occident.
Les interprètes de Bajirao et de Mastani, Ranveer Singh et Deepika Padukone, ainsi que l’autre star féminine du film, Priyanka Chopra, ont en Inde un statut comparable à ce qui était celui de Shahrukh Khan et d’Aishwarya Rai il y a quinze ans.
Même à une échelle aussi immense que celle de l’Inde, cette stature économique, médiatique, imaginaire serait d’un intérêt tout relatif, n’étant ce qui advient sur l’écran. Donc, au début du XVIIIe siècle, un jeune et vaillant général hindou au service du roi du Maharashtra (la région de Mumbai), Bajirao se dressa contre l’Empire moghol (et musulman), remportant une impressionnante série de victoires.
Prélude guerrier avant l'épopée sentimentale. | ESC Distribution
À l’occasion d’une de ces batailles, il rencontra Mastani, la fille d’un prince local qu’il venait de sauver d’une attaque, et tomba follement amoureux d’elle; passion partagée par la belle, qui s’avéra également une combattante redoutable.Bajirao était marié, très heureusement, à Kashi, et père d’un fils. Comme il était admis, il voulut faire de Mastani sa deuxième épouse, au grand dam de toute sa famille: la demoiselle, fille d’une concubine moghole du prince, était musulmane.
Inspiré assez fidèlement d’événements historiques, ce récit transformé en mythe épique et sentimental par un livre au début des années 1970 se déploie dans le film selon une intrigante trajectoire.
Il s’ouvre sur une revendication de fierté conquérante, à la fois ethnique et religieuse, plutôt inquiétante alors que le nationalisme hindou d’extrême droite est au pouvoir dans ce pays, et que s’y préparent en ce moment même de nouveaux pogroms anti-musulmans en Assam.
Il bifurque vers une séquence de film d’action en images de synthèse hideuses, imitant plus ou moins le «style» de 300 de Zack Snyder, violence comprise, le temps pour le héros de gagner une bataille et de rencontrer sa dulcinée.
Un luxe de compositions visuelles. | ESC Distribution
À partir de là se déploie un luxe raffiné de compositions visuelles, où les décors, les costumes, les lumières, la disposition des corps dans l’espace relèvent d’une vision stylisée, opératique, du grand spectacle à l’indienne. Avec également des morceaux chantés et dansés qui décalent, sans les trahir, les procédés canoniques de Bollywood, le film met en place un vigoureux plaidoyer anti-sectaire, loin d’aller de soi dans l’Inde actuelle.
Les amours de Mastani (Deepika Padukone) et Bajirao (Ranveer Singh). | ESC Distribution
Simultanément, les amours de Bajirao et de Mastani, la réaction de Kashi et de la mère et du fils du héros, le rôle des prêtres et des courtisans composent une narration ample mais très cadrée, où circulent des affects moins stéréotypés que prévus, grâce notamment à la figure très intéressante de la première femme.
À LIRE AUSSI Le cinéma de Bollywood demeure résolument sexiste
L'apparence physique des trois interprètes principaux et leur manière de jouer relèvent du même procédé, s'appuyant sur des stéréotypes (virils pour lui, féminins/misogynes pour elles) tout en les déplaçant à l'occasion, de manière parfois inattendue et permettant de renouer avec les modèles établis.
Kachi (Priyanka Chopra), la première femme de Bajirao. | ESC Distribution
Relevant clairement d’un cinéma de genre archicodé, mais associant à des poncifs narratifs et visuels des déplacements, des ellipses et des rebondissements moins convenus, Bajirao Mastani offre ainsi une rencontre à la fois avec la veine dominante du cinéma commercial indien dans ce qu’il a de plus efficace, et avec des variations plus singulières, où Bhansali imprime son propre style tout en affirmant un parti pris de tolérance qui n’a, lui, rien de conventionnel.
Une pluie sans fin
de Dong Yue, avec Duan Yihong, Jiang Yiyan, Du Yuan
Durée: 1h59. Sortie le 25 juillet 2018
Bajirao Mastani
de Sanjay Leela Bhansali, avec Ranveer Singh, Deepika Padukone, Priyanka Chopra
Durée: 2h38. Sortie le 25 juillet 2018