France

Le droit d'asile malmené

Le dépôt d’une demande d’asile est le seul moyen pour les candidats à l’immigration d’éviter l’expulsion immédiate.

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Ils sont arrivés, comme de nulle part, sur une plage corse. Ils se disent Kurdes de Syrie. Pour quitter leur pays, certains ont payé jusqu'à 10.000 euros. 123 personnes, des hommes, des femmes et des enfants, dont on ignore pour l'instant l'itinéraire et la véritable identité. Comment ont-ils échoué à Bonifacio? Les enquêteurs ne le savent pas encore; ce qu'ils savent, c'est que tous les membres du groupe ont été soigneusement briefés par leurs passeurs. Ils ont détruit leurs papiers d'identité, jeté leur portable; ils ont accordé leurs versions sur le périple, tout en zones d'ombres et silences visant à protéger les différents maillons de la longue chaîne qui leur a permis de mettre le pied sur le sol français. La presse les surnomme déjà les «boat people»: les gendarmes, eux, ont été étonnés de constater qu'ils portaient tous des vêtements propres, sans traces d'eau de mer, que les femmes étaient maquillées, les enfants apprêtés... Comme s'il s'agissait d'un voyage «normal», à la seule différence que toutes ces personnes ont payé une fortune pour un billet sans retour. «Des clandestins 'first class'», soufflent les policiers, en comparaison de ces désespérés embarqués dans des canots de fortune ou entassés dans des conteneurs.

Nouvelle forme d'immigration

Dans tous les cas, l'arrivée illégale sur le territoire reste un délit. Sauf si les candidats à l'immigration déposent une demande d'asile. Cette démarche, réservée aux personnes persécutées dans leur pays pour des raisons très précises, est devenue une «forme d'immigration», rappelle sur son blog Maître Eolas. Surtout depuis que les autorités ont réduit à minima les autres voies d'immigration légale. Le droit à l'asile, hérité de la fin de la Deuxième guerre mondiale, est devenu ainsi l'une des rares portes d'entrée en France lorsque l'on vient y chercher une vie meilleure. Une réalité qui n'est pas sans conséquences à la fois pour ceux qui sont censés en bénéficier comme pour ceux qui sont chargés de délivrer le fameux certificat.

Qui peut demander l'asile en France? Dans l'absolu, tout étranger «craignant avec raison d'être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques». C'est ce que stipule la Convention de Genève de 1951. La demande, formulée depuis le sol français, est traitée par l'Office de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Si elle est jugée fondée, l'étranger en question se voit attribuer le statut de réfugié qui lui ouvre la voie vers une carte de résident de dix ans et, plus généralement, vers une nouvelle vie en France. A ce statut, dit d'asile «conventionnel» s'ajoute «l'asile constitutionnel» qui est accordé (de manière plutôt exceptionnelle) en vertu de la Constitution française à des personnalités persécutées pour leurs actions «en faveur de la liberté». Enfin, au début des années 1990, suite à l'éclatement de nombreux conflits en Afrique (dont la guerre civile algérienne) et en ex-Yougoslavie, les autorités françaises ont mis en place «l'asile territorial». Délivré à l'époque par les préfectures, ce statut (d'un an, renouvelable) était surtout destiné aux déboutés du droit d'asile classique et aux réfugiés de guerre; il s'intitule aujourd'hui «protection subsidiaire» et est délivré par l'Ofpra.

Du ministère des Affaires étrangères à l'Intérieur

Le 10 décembre 2009, pour la première fois dans l'histoire de l'institution, les fonctionnaires de l'Ofpra - les officiers de protection (OP) -  ont fait grève. Une grève plutôt discrète mais pas moins révélatrice de l'état d'esprit de ces hommes et de ces femmes. Bons connaisseurs des réalités locales, qualifiés uniquement pour juger le bien fondé d'une demande d'asile politique, ils se sont retrouvés au cœur d'une problématique beaucoup plus large, celle de l'immigration clandestine et de la politique sécuritaire de la France. En deux mots, du quai d'Orsay (leur ministère de tutelle), le curseur s'est déplacé vers la place Beauvau. Or, beaucoup ne sont pas d'accord. C'est contre leurs méthodes de travail, voire la culture de la maison. A cela se sont ajoutées des difficultés d'ordre plus syndical: face à l'explosion des demandes, les OP manquent de temps et de moyens et ne peuvent suivre la cadence. D'autant plus que, suite à des nombreuses réformes du droit d'asile, c'est à eux qu'il incombe de statuer, parfois dans des délais extrêmement courts, sur la recevabilité des dossiers déposés in extremis par les clandestins. Le tout sous la pression conjuguée des services du ministère de l'Intérieur, de l'Immigration et des médias...

Car à l'autre bout de la chaîne, c'est l'emballement. Sur ce point, il ne faut pas se voiler la face ni succomber à l'angélisme -pourtant indispensable- de certaines associations de défense des immigrés. Depuis plusieurs années, le droit d'asile est détourné, parfois instrumentalisé, par des candidats à l'immigration peu scrupuleux, et cela de plusieurs manières.

Intime conviction

Par l'affabulation, voire le faux, tout d'abord. L'Ofpra n'a pas les moyens de mener une enquête de terrain approfondie sur chaque cas; ses officiers jugent la demande sur pièces, mettant en perspective les faits rapportés avec leur propre expertise de la zone géographique. Ils peuvent certes s'appuyer sur les services consulaires français, mais cette collaboration reste à minima. Dans un premier temps, ils prennent connaissance du récit (par écrit) du candidat à l'asile, puis éventuellement le convoquent pour un entretien plus approfondi. S'il est convaincu de sa bonne foi, l'OP défendra le cas de «son» réfugié devant une commission de collègues. Et même si, en règle générale, il garde une grande rigueur et objectivité, au fond c'est par une sorte «d'intime conviction» mâtinée de flair qu'il prendra sa décision. En privé, ces fonctionnaires racontent volontiers des dossiers crève-cœur mais montés de toutes pièces, bourrés d'éléments imaginaires ou empruntés à d'autres. Dans les années 1990, ils ont appris avec stupéfaction que de l'ex-URSS, à la Turquie en passant par l'Albanie, la demande d'asile était devenue un véritable business. Avec, à la clef, un visa (souvent faux) pour la France, un «récit» et des conseils juridiques pour constituer le dossier. Le tout contre espèces sonnantes et trébuchantes. Des sites Internet russes proposent, contre rémunération, une «légende» toute prête; sur de nombreux forums Internet on discute encore aujourd'hui de comment gruger l'OFPRA. Sans parler de ceux qui se font passer pour ce qu'ils ne sont pas: des Albanais qui déposent une demande d'asile comme Kosovars (même langue), des Pakistanais du nord qui se font passer pour des Afghans, des Caucasiens pour des Tchétchènes et ainsi de suite.

Gagner du temps

La temporisation, ensuite. Le fait de déposer une demande, surtout si elle est cohérente et émane d'un ressortissant d'un pays à risques, fait immédiatement gagner beaucoup de temps à l'intéressé. Il obtient le droit de rester en France le temps que sa demande est examinée ce qui, avec les différents recours, peut parfois aller jusqu'à plusieurs années. Sans surprise, cette information s'est répandue comme une traînée de poudre et les candidats à l'immigration (ou leurs passeurs) savent que la demande d'asile constitue un joker dans le jeu au chat et à la souris avec la police française. C'est un sésame qui ouvre les portes de la France pendant quelques précieux mois pendant lesquels le candidat à l'immigration a le temps de se retourner, d'échanger avec ses compatriotes déjà présents sur le territoire, de commencer à travailler (au noir), d'inscrire ses enfants à l'école... Avec l'espoir que, lorsqu'il aura épuisé tous les recours, il se sera suffisamment intégré pour ne pas être expulsé. C'est pour «casser» cette logique que les autorités ont multiplié récemment les mesures d'éloignement, avec les conséquences que l'on sait - notamment pour les familles.

Mais peut-on reprocher à ceux qui cherchent une vie meilleure de tenter leur chance -ou, comme ils le disent tous- d'essayer d'assurer «au moins» l'avenir de leurs enfants? Faute d'autres formes d'accueil de la «misère du monde», le cercle vicieux perdure avec, dans son centre, la sollicitation du statut de réfugié politique. Le principal problème, comme le souligne Maître Eolas, reste que dans le lot «il y a des vrais réfugiés». Et que l'Ofpra, noyée par les demandes, risque de manquer de temps, de moyens ou de discernement pour les identifier.

La Russie, pays le plus fui

L'avocat blogueur apporte, d'ailleurs, tout son soutien à ces hommes et ces femmes anonymes dont dépendent autant de destins dramatiques. En 2008, l'Ofpra a traité 42.599 demandes, une augmentation de près de 20% par rapport à l'année précédente (un chiffre qui atteint les 50% dans les départements d'outre-mer). Le taux d'admission reste proche de la moyenne européenne: environ un tiers. Mais les pays les plus «quittés» ne sont pas ceux que l'on croit: loin des caméras de télévision, c'est la Russie qui arrive en tête, une Russie que fuient, en toute discrétion, de nombreux Tchétchènes qui accusent le Kremlin et ses relais dans le Caucase d'avoir perpétré un «génocide» contre leur peuple. Avec 2.732 dossiers, la demande en provenance de Turquie reste stable et constituée, à 80%, de Kurdes. Les Afghans ne constituent que quelques centaines de dossiers, encore moins pour ces Kurdes de Syrie pratiquement absents du flux de réfugiés en provenance du Moyen-Orient, constitué en majorité par des Irakiens issus de minorités vulnérables.

Alexandre Lévy

Image de une: Des demandeurs d'asile près de Calais en 2009, REUTERS/Stringer France

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