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«Plus je m'éloignerai, m’avait écrit Alex, plus je serai près de toi.»
Une semaine plus tard, elle gisait morte sur le sol des toilettes d'une école secondaire en Thaïlande. Trois ans avant, elle était arrivée en retard à un dîner, avec un œil au beurre noir, témoin de sa première crise d'épilepsie. Huit ans avant, nous nous étions donné notre premier rendez-vous, pour grimper aux arbres, dans Central Park.
«Tu as senti cette petite brise qui te chatouillait l'oreille?», m’avait-elle écrit une autre fois, alors qu’un océan nous séparait. «C'était moi.»
Et sa dernière lettre se terminait par une question. «Combien de temps avant qu'on se revoie?»
C'est la nuit de ses funérailles que c'est arrivé. Elle se tenait là, elle attendait, sur l’autre rive d'une rivière déchaînée, elle était rayonnante, ses cheveux roux volaient en tous sens. J'ai tenté de traverser comme je pouvais, mais le courant et les flots sombres m’ont emporté avant que je ne puisse l’atteindre. Alex est revenue une autre nuit, alors que je dormais. Cette fois-ci, elle était piégée derrière un verre épais, contre lequel nous pressions nos paumes. Puis il y eut un autre rêve où Alex se tenait dans la salle d'attente d'un hôpital. «Ce n'est pas elle», me disait l'infirmière, pour m’en éloigner.
Incapable de faire face au néant, l'esprit façonne en permanence les contours du vide. La mort devient une rivière infranchissable, un mur de verre incassable, un mensonge évident.
Des rêves en pleine lucidité
J'ai rêvé d'Alex pendant des années. Chaque rêve était différent, mais le thème était immuable: je ne parvenais pas à entrer en contact avec elle. Et puis, une nuit, je suis devenu un rêveur lucide, et tout a changé.
Le Dr Keith Hearne, psychologue, définit le rêve lucide comme le fait «d’avoir pleinement conscience d'être dans un rêve». Cette prise de conscience change immédiatement la donne: plutôt que de vivre un rêve qui vous vient, en spectateur, vous pouvez soudainement influencer le contenu et la direction de ce rêve.
Aristote a documenté ce phénomène, tout comme le Bouddha. On lit des représentations de rêves lucides dans les hiéroglyphes égyptiens et on les entend dans les traditions orales des aborigènes australiens. Suivant en cela un concept partagé par de nombreux pratiquants modernes, les textes sacrés hindouistes du VIe siècle avant J.-C. assimilent le rêve lucide à la divinité. «Dans son rêve, le dieu adopte des formes multiples, et prend du bon temps avec les femmes, ou bien rit, ou voit des choses terribles.»
Platon et Aristote discourant. Luca della Robbia, 1437-1439. Panneau en marbre provenant de la façade nord, registre inférieur, du campanile de Florence | Jastrow / Domaine public via Wikimedia
Chez les scientifiques, ce concept était largement considéré comme un mythe jusqu'à ce que Keith Hearne prouve le contraire. Le 12 avril 1975, à 8h07, le sujet de recherche Alan Worsley envoie un message à Hearne depuis un rêve lucide.
Nos corps sont paralysés pendant le sommeil paradoxal, à l'exception de nos yeux aveuglés, qui continuent de s’agiter derrière nos paupières scellées, comme des papillons captifs. Si l’électroencéphalogramme montrait que Worsley dormait, le rêveur était capable d’effectuer une série de mouvements oculaires chorégraphiés, qui faisaient penser à du Morse. «Ces signaux venaient d'un autre monde –le monde des rêves, écrit Hearne, et ils étaient aussi excitants que s'ils étaient venus d'un autre système solaire.»
«Dans mes rêves j’imagine que ces femmes m'attendent»
Pour de nombreux rêveurs lucides, également appelés les «onironautes», espace intérieur et espace extérieur convergent. Dans ses moments de lucidité, Clare Johnson s'amuse à sortir de son rêve pour plonger dans un vide infini. Felicity Doyle commence souvent par explorer une galaxie de «bulles de savon», dont chacune constitue un portail vers des lieux exotiques. Un autre homme, qui demande à se faire appeler par un pseudonyme en raison de la nature de ses rêves, se compose un univers: alors que sa femme dort sans méfiance à ses côtés, Liam, comme nous l'appellerons, met en scène les deux motifs de rêve lucide les plus courants: il vole à travers le cosmos de planète en planète, en quête... de sexe.
«En général, dans mes rêves j’imagine que ces femmes m'attendent, explique Liam. Je leur transmets cette pensée à l'avance, par télépathie: “Je suis ton ancien amour perdu”.» Et Liam et ces femmes s'accouplent –dans des châteaux en ruines, sur des plages de sable rouge, au milieu d’une nature sauvage foisonnante– et puis il s'envole, pour ne jamais revenir. «Il n'y a qu'une seule femme en particulier, que je cherche encore et encore, avoue-t-il. Je pense alors un truc comme “Peut-être qu'il y a quelque chose dans ce lit”, alors je retire les couvertures et bien sûr, elle est là, à peu près la moitié du temps.»
Dans la vraie vie, la femme en question est une amie de la famille –une femme que Liam a rencontrée par l'intermédiaire de son épouse. Dans la vraie vie, ils n'ont jamais partagé plus qu'une simple conversation, mais dans ses rêves, elle est l'amante ultime, qui est capable de proposer à Liam d’avoir des relations sexuelles avec elle devant sa femme et sa famille. «J'adore ces moments de rêves lucides, dit-il en souriant. C'est presque comme si je me vantais, comme si je me la racontais à moi-même: “Je suis tellement fort que je peux le faire devant ma belle-mère”.»
Le lendemain matin, Liam ne se sent pas coupable. «Mes rêves lucides constituent un espace totalement sûr, où j’explore tout ce qui est tabou», conclut-il. D'autres rêveurs lucides rapportent qu'ils vont encore plus loin et commettent des actes de viol, de pédophilie, d'inceste et de meurtre –en toute impunité.
Nous ignorons pourquoi certaines personnes sont prédisposées à des rêves lucides, mais les recherches suggèrent qu'un onironaute a généralement tendance à posséder une plus grande capacité d’analyse que la moyenne
J'ai rencontré Liam pour la première fois lors d'une réunion privée organisée par Felicity Doyle. Au cours de ce déjeuner, dix onironautes discutaient de leurs dernières aventures nocturnes: certains s’étaient transformés en animaux, d’autres avaient parlé avec des personnages historiques, d’autres encore avaient pris de l’héroïne. Certains avaient évoqué ce sentiment de découper le tissu des rêves et d’aller voir au-delà. D'autres conseillaient aux plus téméraires de commencer à attacher leur corps onirique à leur propre corps pour éviter que ce corps ne se perde à jamais!
Si une étude récente montre que 47% des personnes interrogées reconnaissent avoir déjà connu au moins un rêve lucide, les invités de Felicity Doyle faisaient le récit d’expériences fréquentes et prolongées. Nous ignorons pourquoi certaines personnes sont prédisposées à des rêves lucides, mais les recherches suggèrent qu'un onironaute a généralement tendance à posséder une plus grande capacité d’analyse que la moyenne. Il m’est également apparu évident, d'après mes conversations avec des rêveurs, qu’une formation est essentielle au développement de tout potentiel inné.
Au fur et à mesure que le déjeuner avançait, la discussion s’est portée sur la question de la volonté. Si les novices sont capables d'exercer un contrôle minimal sur leur environnement de rêve (la lévitation d'un mouchoir, par exemple), des exploits plus impressionnants sont souvent enrayés par le cerveau. Le monde du rêve possède une sorte de logique perverse et changeante, au sein de laquelle il est possible de faire des concessions. Si la rêveuse ne parvient pas à voler, par exemple, elle peut envisager d’invoquer un tapis volant. Si le rêveur veut déplacer une montagne, peut-être y parviendra-t-il en faisant exploser une bombe atomique.
Aussi loin que Felicity Doyle se souvienne, ce monde rêvé semble «plus réel» que son monde éveillé. «Dans mes rêves, tout est plus brillant, tout est plus vivant. Tout est beau, insiste-t-elle. C'est totalement limpide.» D'autres rêveurs évoquent une forme de synesthésie –capacité à contempler les scènes sous de multiples angles simultanément– et de la musique éthérée qu’aucun instrument de ce monde-ci ne serait en mesure de produire. Jared Zeizel visite régulièrement un verger dont les fruits surréalistes ont un goût plus délicieux que tout ce qu’il a pu manger dans la vraie vie.
Se réfugier dans un monde que l'on contrôle
«Quand j’étais enfant, m’a confié Felicity un peu plus tard, je souffrais d’une anxiété sociale extrême.» Nous étions assis dans le capharnaüm de sa maison dans la banlieue de San Francisco, et nous mangions des oranges pendant que sa fille de huit ans jouait du piano dans la pièce. «Mes parents ont divorcé quand j’avais 3 ans et ma mère a de nouveau divorcé quand j’avais 15 ans. Il y avait de la bagarre à la maison et à l’école. Des gamins me jetaient de la nourriture ou m’enfermaient dans les vestiaires. Les rêves étaient ma seule échappatoire.» Pourtant, même là, dans la sécurité de ses rêves, les souffrances continuaient.
«Je rêve de ce garçon, nous sommes des amoureux transis», me raconte Felicity à propos de ce rêve qui persiste depuis des décennies. Son apparence change de nuit en nuit, mais il est fondamentalement le même. «Notre amour est plus profond et plus fort que tout ce que j’ai connu, et dans chaque rêve, il n’est pas avec moi. Je cherche après lui –c’est un enchaînement de scènes bizarres: j’escalade des poteaux téléphoniques en plein désert pour regarder au loin, ou je demande à des géants s’ils l’ont vu. Je me souviens aussi d'une garde-robe de corps inhabités –juste des peaux sur des cintres– que j’inspectais désespérément, “Pas lui, pas lui, pas lui”, et je pleurais, je pleurais. À mon réveil, j’étais anéantie et cela a duré plusieurs semaines.»
Quand elle avait 19 ans, Felicity a perdu une jambe dans un accident de moto. «Je me suis fracturé le bassin, chuchote-t-elle pour épargner les détails à sa fille, et mon fémur s'est cassé, artère fémorale sectionnée. Je n'avais plus de pouls. Ils ne s'attendaient pas à ce que je survive.»
«Et en ce qui concerne ma jambe, continue-t-elle en désignant son moignon, je trouve que c'est un outil très utile. Si on ne peut pas voir la différence entre le corps physique et le corps spirituel, je suis en mesure, grâce à elle, d’en ressentir la différence.» Et ce que ressent Felicity, c’est que sous ce qui reste de sa jambe se trouve un membre fantôme, plié de manière permanente dans la position exacte que la jambe avait ce jour-là, à cheval sur sa moto, au moment de l'impact.
Cela fait des années qu’elle vit avec des béquilles, mais régulièrement, dans un de ses rêves, elle ouvre une porte et se retrouve entre la vie et la mort, dans cette unité de soins intensifs, son existence ne tenant plus qu’à des tubes et des fils reliés à des machines. «J’ai appris à refermer cette porte et à m’en aller», dit-elle. Quand elle s’en va, dans ses rêves, c’est toujours sur ses deux jambes.
Dans ses rêves, cette femme de 47 ans est à nouveau jeune. Et elle court, par-dessus les collines et les toits, à travers les maisons. Elle saute par-dessus les clôtures. La dernière fois que Felicity a vu son amoureux rêvé, debout, avec leurs filles, elle a couru vers elles aussi. «Je les ai reconnues tout de suite, explique-t-elle. Notre mariage, les dates de naissances de nos enfants, je connaissais ma famille rêvée bien mieux que je ne connais ma famille éveillée.» Ces retrouvailles avaient été l’occasion de grandes effusions de joie et de larmes, mais trop vite hélas, Felicity avait ressenti cette déchirante sensation d'être ramenée dans son corps. Sa famille la suppliait de rester et elle s’agrippait à elle de toutes ses forces, en vain.
Felicity s'est réveillée à côté de son vrai mari. «Il ne s'intéresse pas aux rêves», admet-elle, même si, comme elle, il mène aussi une double vie. Entre autres choses trop difficiles à dire, Doyle a découvert il y a trois mois que son mari fumait des cigarettes en cachette. «Il m'a menti pendant neuf ans, dit-elle. Je sentais pourtant cette odeur de cigarette et il me répondait le plus souvent qu’il avait dû côtoyer un fumeur.»
La petite crise conjugale qui a découlé de cette découverte a provoqué de nombreuses nuits d’insomnie. Felicity ingurgite des somnifères mais le sommeil n’est jamais assez profond pour passer en lucidité. À un moment où elle a précisément besoin de son monde intérieur, elle ne parvient plus à y accéder.
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Affronter ses cauchemars
Pendant ce temps, dans sa clinique près de Los Angeles, le Dr Joseph Green travaille avec des patients qui ont le problème inverse. Nombre d’entre eux sont terrifiés à l’idée de s’endormir. Ce psychologue s’est spécialisé dans les états de stress post-traumatiques (ESPT) et particulièrement dans les cauchemars intrusifs typiques de ces ESPT. Joseph Green enseigne des techniques de lucidité qui permettent à ses clients de reconfigurer leurs cauchemars de l’intérieur.
Le thérapeute commence par conseiller aux patients de faire un relevé de leurs rêves –le premier pas vers la lucidité. La tenue d'un journal aide à renforcer cette connexion entre le conscient et le subconscient, et la matière du rêve peut être étudiée lorsque les thèmes sont récurrents. Chaque thème devient une occasion de tester le réel. «Un patient réalise qu’il a toujours des flics dans ses rêves, dit Greene. Du coup, à chaque fois qu’il voit un flic durant la journée, c’est l’occasion pour lui de se demander s’il rêve. Et pour finir, le patient se pose la question dans son rêve.» Certains praticiens invitent à tester la réalité en tapotant la paume de sa main avec son index, d’autres en se pinçant le nez et en essayant de respirer, d'autres sautent, pour voir s'ils peuvent léviter. Cette confirmation permet de revenir instantanément à la réalité.
«Si vous craignez qu'une porte ne s'ouvre pas, soyez certain qu’elle est fermée.» Si vous croyez pouvoir voler, vous pouvez voler.
Si c’est le scepticisme qui crée la lucidité, la foi est nécessaire pour la conserver. Chez les onironautes, ce concept prend un ton presque religieux. La Dr Clare Johnson, thérapeute des rêves lucides, qui travaille à Londres, l’explique très bien: «Si vous avez peur qu’un monstre se tienne au prochain coin de rue, vous pouvez être sûr qu’il y en aura un. Si vous craignez qu'une porte ne s'ouvre pas, soyez certain qu’elle est fermée.» Si vous croyez pouvoir voler, vous pouvez voler. Si vous commencez à en douter, vous descendez. Dans les rêves, le rôle de l'esprit dans la modélisation de la réalité est absolu.
Johnson comme Green entraînent leurs patients à insérer de la confiance dans leurs rêves. Plutôt que de fuir ses cauchemars, le rêveur est encouragé à s’y plonger. «Tout ce qui constitue le rêve fait partie de vous», dit Johnson. Tout est vivant et tout a un message. «Au lieu de fuir devant un monstre, retournez-vous et faites-lui face. Donnez-lui de l’amour. Donnez-lui un cadeau. Demandez-lui ce qu’il veut.»
Green parle d’un vétéran du Vietnam dont le meilleur ami est mort à côté de lui pendant une escarmouche. Durant plus d’un demi-siècle, ce vétéran a revécu cet épisode dans des cauchemars éruptifs, jusqu’à ce que le thérapeute lui apprenne à réécrire le scénario. Quand le rêve est revenu, le vétéran est devenu lucide. «Lève-toi, a-t-il dit à son camarade mourant. La guerre est finie, on rentre à la maison.» Le soldat blessé lui a souri et les deux hommes sont repartis du champ de bataille bras dessus, bras dessous. Le vétéran n’a plus jamais fait ce cauchemar.
Un cauchemar récurrent
Christina Cha avait 10 ans quand sa tante préférée, Theresa, a été violée et assassinée. Dans un article récemment publié, Cha se place dans la position de la petite fille qu’elle était alors et parle à la morte: «Nous sommes en 1982. Le violet est ma couleur préférée, et les licornes et les arcs-en-ciel sont importants pour moi». Elle a joué les demoiselles d’honneur au mariage de sa tante. «Quand on te retrouve, tu es vêtue de noir, de blanc et de rouge… Mais tes habits sont à même le sol, vides de toi… Ton corps a été abandonné dans un parking de Little Italy.»
Ce meurtre, dit Cha, a «provoqué une onde de choc nucléaire» dans toute sa famille. «Tout est soudain devenu sérieux –et il y avait ce silence lourd, plein de rage et de tristesse. Soudain il fallait que je sois forte. Être gentille, c’était une sentence de mort. Être féminine, c’était une honte. Mon père a commencé à m’enseigner les arts martiaux. Je suis devenue hyper-vigilante. Je tentais de devenir invisible.»
«Si vous considérez votre rêve comme un message subconscient qui tente d'atteindre votre esprit conscient, quand vous rêvez de manière lucide, le message arrive enfin à son destinataire»
Mais malgré tous ses efforts, Christina faisait régulièrement des cauchemars. Theresa avait été étranglée avec son propre foulard, et tous les soirs, Christina rêvait qu’elle l’était aussi. Elle rêvait sans cesse de tueurs en série. Parfois, Theresa apparaissait, et se contentait de saluer sa nièce avec un sourire hideux. Mais tout s’est arrangé un soir, lors d’un de ses rêves, alors que Christina se trouvait allongée dans un sous-sol sombre, quelque part dans les profondeurs de son propre subconscient. Une silhouette terrifiante se dressait au-dessus d'elle. Comme à chaque fois, elle allait être violée puis assassinée. Sauf que Christina est devenue lucide. «J'ai commencé à me moquer de mon agresseur, se souvient-elle. “Vas-y!”, j'ai crié, “Tue-moi, bordel!” Et il n'a pas pu. Il était même incapable d’avoir une érection. C'était ridicule et dégoûtant, mais c'était merveilleux. Pour finir, j'ai dit: “C'est tout ce que t’as dans le froc?” ou quelque chose de ce genre.» Christina n’a plus jamais rêvé qu’elle était violée et assassinée.
Selon Johnson et Green, des succès comme ceux de Christina et du vétéran sont assez courants. «Si vous considérez votre rêve comme un message subconscient qui tente d'atteindre votre esprit conscient, dit Green, quand vous rêvez de manière lucide, le message arrive enfin à son destinataire. Et une fois que c’est fait, il n'y a plus aucune raison pour que ce rêve revienne –c’est en tout cas ce que nous constatons de manière récurrente.»
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Une méthode thérapeutique
Ces méthodes thérapeutiques sont si bénéfiques qu’après avoir vaincu les cauchemars qui leur venaient naturellement, certains commencent à créer leurs propres cauchemars. L'une des méthodes préférées de Jared Zeizel consiste à invoquer une version négative de lui-même pour incarner ses peurs et ses pulsions honteuses. «Je l'appelle Dark Jared, dit-il en rigolant. C'est mon clone sombre et maléfique. Quand Dark Jared est là, j'incarne Light Jared, et je fais le tri entre les éléments négatifs et positifs de ma personnalité.»
Cette capacité de Jared est partie intégrante d'un autre processus clinique important: celui du deuil. «Si nous rêvons d’une personne aimée disparue, dit Johnson, cela peut nous aider à maintenir un lien avec elle et à nous dire qu’elle est bien là où elle se trouve.» Au cours des années que j'ai passées à répertorier des milliers de rêves venus du monde entier, j’ai pu constater que ce thème est omniprésent. Quand les morts apparaissent, ils sont généralement joyeux et pleins de vie. Les personnes âgées retournent à la fleur de l'âge. Le malade du cancer a tous ses cheveux. La victime de démence sénile se souvient de tout. Et ainsi de suite.
Ne plus pouvoir accéder à son rêve
C’était comme ça avec Alex –au moins au départ. La voir a commencé à provoquer des moments de lucidité. J’ai commencé à franchir les barrières qui me séparaient d’elle, à sauter les rivières, à fracasser les murs en verre en poussant un contre-ut [cri très aigu, ndlr] ou à contraindre ses gardiens de me laisser lui parler. Pendant un certain temps, je ne pouvais pas la toucher; mes mains passaient à travers elle, mais nous avons persévéré. Elle m’a un jour donné des gants. Le sentiment de proximité était viscéral –le simple fait de pouvoir dire «je t’aime» à nouveau et de l’entendre me répondre la même chose avec sa douce voix et son petit sourire malicieux.
Mais au bout d’un moment les choses se sont gâtées. Je ne trouvais plus Alex aussi facilement. Elle n’apparaissait plus que sous la forme d’un son ou d’une fragrance. Je tentais de voler vers elle, mais une nuée de personnages éthérés m’empêchait de l’atteindre. Je l’appelais, mais c’était un tas d’os ou de viande séchée qui apparaissait. C’était comme si une réponse de mon subconscient avait été activée pour me protéger.
Richard Feynman, prix Nobel de physique, racontait quelque chose de similaire lors de ses propres expériences de rêves lucides dans les années 1940. Après des mois de progrès, Feynman avait soudain fait un rêve dans lequel il croyait saisir que sa lucidité provenait du fait qu’il dormait sur une barre en cuivre, qui perturbait son cortex visuel. Il avait alors décidé, toujours dans son rêve, de jeter cette barre de cuivre. Il n’était ensuite plus jamais parvenu à rêver de manière lucide. Selon lui, son cerveau en avait assez qu’il interfère avec son processus de sommeil et avait «inventé une sorte de fausse raison expliquant pourquoi je ne pouvais plus le faire».
Albert Einstein en 1947 | Photograph by Oren Jack Turner, Princeton, N.J. / The Library of Congress / Domaine public via Wikimedia
La fascination de Feynman pour ce mélange des rêves et de la réalité est partagée par certains de ses collègues, dont Wolfgang Pauli et Albert Einstein. À l'adolescence, Einstein rapporte avoir fait un rêve marquant et dont il a toujours gardé le souvenir: «Je faisais de la luge avec mes amis la nuit. J’ai commencé à glisser vers le bas de la colline, et ma luge s’est mise à aller de plus en plus vite. J'allais si vite que j'ai réalisé que j'approchais de la vitesse de la lumière. J'ai levé les yeux et j'ai vu les étoiles. Elles se réfractaient avec des couleurs que je n'avais jamais vues auparavant. J'étais rempli d'un sentiment de crainte. J'ai compris d'une certaine façon que je regardais le sens de ma vie». L'expérience allait finir par inspirer sa théorie de la relativité. «Toute ma carrière scientifique peut se résumer à une méditation sur ce rêve», pouvait-il affirmer dans les dernières années de sa vie.
On dit souvent que les rêves ne sont pas réels, mais l'expérience d'Einstein vient renverser cette idée. Son rêve représente une réalité profonde et durable. Cette vision est partagée et reprise par de nombreux onironautes, qui s'aventurent de plus en plus loin dans le monde du rêve. Pour eux, la distinction entre la vie éveillée et la vie rêvée n'a plus de sens. Felicity Doyle, par exemple, est parfois incapable de reconnaître la frontière entre ces deux mondes ou refuse de la voir. «Je crois vraiment que je pourrais faire repousser ma jambe, affirme-t-elle, et qu’il suffirait en fait que je pense à 100% et sans l’ombre d’un doute que c’est vraiment possible.»
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La fête foraine
Thomas Peisel, quant à lui, rapporte son propre cheminement dans les rêves lucides, qui s’est soldé par sa conversion au bouddhisme. «Le rêve éveillé, c’est comme une fête foraine. Quand on commence à être lucide, on veut monter sur chacune des attractions. Mais une fois qu’on est allé un bon millier de fois au parc, les attractions perdent de leur intérêt. On finit par se demander qui a construit le parc, et pourquoi?»
La réponse à cette question, Peisel l’a trouvée dans un de ses rêves. «Je pouvais voir une ville entière sous mes yeux –les gens et les immeubles étaient tous parfaitement visibles, jusqu’à l’horizon. Je me souviens m’être dit “je suis dans ce rêve, mais ce rêve est en moi.”» C’était comme une évocation de ces textes sacrés hindous: «Tout est Dieu», disent-ils. «Dieu se cache sous la forme d’un nuage, d’un arbre, de vous, de moi.»
Alex est morte deux fois. La première fois, dans la vie réelle, éveillée, et puis progressivement, dans mes rêves –une réalité en reflétant une autre. «Tu vas trop loin», m’a-t-elle dit un jour, lors d’un rêve particulièrement réaliste, «tu ne devrais pas être là». Après cet épisode, Alex est apparue moins fréquemment, et le plus souvent dans des rôles périphériques: une figurante, une silhouette à la fenêtre. Et pour finir, une sorte d’amnésie m’a pris. Au beau milieu de la foule, nous nous bousculions doucement, nous nous excusions, et puis nous continuions notre chemin comme si de rien n’était. C’est la dernière fois que nous nous sommes parlé.
Même si elle a de nouveau disparu, les souvenirs de mes rêves ont ravivé le sentiment de perte. Je pense au fait qu’elle m’a un jour écrit, dans la vraie vie, que l’on pouvait mesurer les distances par la manière dont on les comprenait. Plus on les comprenait, plus la distance s’effaçait et plus les rêves devenaient vrais. Pendant un petit moment, nous avons vécu ensemble au beau milieu d’une illusion: deux êtres séparés générés par un seul esprit endormi.