Culture

Ce que sont devenus les rescapés des camps libérés il y a 65 ans

Quelle place a tenu la déportation dans la vie de ceux qui ont survécu?

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Nous commémorons cette année le 65e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. Environ 160.000 personnes furent déportées depuis la France durant la Seconde Guerre mondiale: 75.000 juifs pour motif de persécution et 85.000 autres pour motif de répression (résistants, politiques, droits communs, otages...). Le taux de survie diffère fortement entre ces deux populations, puisque 40% des victimes de la répression ont survécu contre 3,5% des juifs. S'ils ne sont plus que quelques centaines encore en vie aujourd'hui, ils étaient donc autour de 35.000 à rentrer en France au printemps 1945.

Que sont-ils devenus depuis leur libération? Quelle incidence eut la déportation sur leur trajectoire de vie?

L'analyse de centaines de témoignages écrits, audio ou vidéo, conservés pour la plupart au sein de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, permet d'apporter des pistes de réponse à ces interrogations. Paradoxalement, ce ne sont pas les variables objectives traditionnelles (sexe, motif et durée de déportation...) qui permettent le mieux de comprendre les parcours suivis. Il faut plutôt s'intéresser, d'une part, à leur capacité de résilience et, d'autre part, à leur gestion de la mémoire (leur vision du passé, leur reconstruction identitaire...).

On peut alors dresser la typologie suivante:

 

Celle-ci est bien entendu fort schématique, mais elle sert toutefois de grille de lecture pour rendre compte de la diversité des parcours suivis par les survivants des camps de concentration.

Les «fuyards» ont tenté de tourner rapidement la page pour se réinsérer dans la société, quitte pour certains à nier ou à refouler leur passé. Ils ont souvent consacré toute leur énergie à leur carrière professionnelle ainsi qu'à la construction d'une famille, sans témoigner à leur entourage leur vécu. La majorité d'entre eux, à la fin de leur vie active, s'est néanmoins rendu compte qu'ils avaient occulté le passé sans réussir à l'oublier. Ils se sont alors mis à raconter leur histoire depuis les années 1990 pour déposer un passé trop lourd à porter.

Hector, par exemple, survivant juif d'Auschwitz n'ayant pas les moyens de se payer des études à son retour, travailla dur quelques années avant de fonder sa propre entreprise. «Le vécu, je l'ai mis à l'intérieur de moi-même et je n'en ai pas parlé pas pendant 40 ans», explique-t-il. C'est un camarade des camps retrouvé au milieu des années 1990 qui le poussa à raconter son histoire à ses enfants puis à écrire un récit à l'attention de ses petits-enfants. Depuis, il se dit «dégagé de l'emprise des souvenirs».

Les «mutiques» sont essentiellement des rescapés qui n'ont pas eu l'occasion de témoigner de leur expérience, parce que la société française de l'après-guerre n'était pas prête à les écouter ou parce qu'ils trouvaient difficilement les mots pour relater les camps. Ils ont pu toutefois se réinsérer socialement sans trop de difficultés en retrouvant la majorité de leur famille, leurs études ou leur métier d'avant leur arrestation.

Emmanuel, par exemple, ancien résistant déporté à Sachsenhausen, reprit son métier de boulanger après un temps de convalescence chez ses parents. Ayant quitté le système scolaire sans diplôme, il se sentait moins légitime pour relater l'expérience des camps que ses camarades intellectuels. En outre, il ne souhaitait pas se mettre en avant. Au contraire, il se montre critique à l'encontre de ses camarades qui éprouvent le besoin de témoigner fréquemment, ne parvenant pas, selon lui, à tourner la page.

Les «ressasseurs», les plus atteints par des symptômes post-traumatiques (insomnies, cauchemars, dépressions...), sont souvent en quête de reconnaissance. Ils ont été déçus par l'accueil reçu à leur arrivée, pensant qu'après les souffrances subies tout leur serait dû au retour. Généralement amers, ils font l'objet de reviviscences hallucinatoires: la vue d'une cheminée leur rappelant par exemple les crématoires. Ils se livrent à des témoignages peu construits, ressassant quelques souvenirs les ayant marqués psychiquement dans les camps.

Helena, par exemple, rescapée juive d'Auschwitz, se livre régulièrement à des digressions prenant la forme de récits décousus sur les marches de la mort (les évacuations fort meurtrières des camps de l'Est à l'approche de l'armée soviétique). Elle mélange des souvenirs de différentes époques et répète quelques phrases en boucle concernant les fusillades auxquelles elle a assisté.

Enfin, les «professionnels» de la déportation constituent la quatrième catégorie. Occupant des fonctions dans les amicales d'anciens déportés, ils consacrent une partie importante de leur temps à la transmission de la mémoire, témoignant régulièrement dans les lycées par exemple. On retrouve deux motivations différentes :

- Il s'agit soit de personnes mues par l'impératif du «devoir de mémoire», faisant en sorte que la déportation ne passe pas aux oubliettes de l'histoire et cherchant à diffuser des valeurs fortes. Richard, par exemple, ancien directeur financier d'une grande entreprise française, a accepté d'être le trésorier d'une association d'anciens déportés, étant l'un des derniers survivants valides de celle-ci. Il aime surtout témoigner devant de jeunes Allemands afin que de telles tragédies ne se reproduisent pas.

- Ou alors il s'agit de personnes ayant eu une vie insatisfaisante dans d'autres domaines (divorce, absence de descendance, faible ascension sociale...) qui mettent leur passé de déporté au centre de leur identité sociale. Leurs activités au service de la mémoire leur assurent ainsi un statut social, le prestige qu'ils n'ont peut-être pas acquis ailleurs.

Emilien, par exemple, rescapé de Buchenwald et militant communiste actif, a mis la déportation au centre de sa vie depuis son licenciement économique et son divorce à la fin des années 1970. Il ne manquerait pour rien au monde une cérémonie commémorative et participent à plusieurs «voyages de le mémoire» dans les camps chaque année. Il est en outre extrêmement fier d'avoir été interviewé par un journaliste en 2005 lors du soixantième anniversaire de la libération des camps.

Malgré la diversité des parcours des anciens déportés —et en dehors des «ressasseurs» extrêmement marqués par les camps—, les anciens déportés n'apparaissent pas comme des êtres à part, mais comme des retraités sans doute plus actifs que la moyenne. La majorité d'entre eux s'est réinsérée socialement, réussissant à reprendre une vie «normale».

Denis Monneuse

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