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Sous l’administration Trump, même les citoyennes et citoyens naturalisés sont devenus une cible.
Les organismes gouvernementaux qui supervisent les demandes d’immigration sont actuellement en train de recruter des juristes et des agents, pour réviser la situation d’immigrantes et immigrants suspectés d’avoir obtenu la citoyenneté américaine par le biais de faux papiers d’identité ou de fausses déclarations lors de leur demande.
Ces cas seraient ensuite transférés au département de la Justice, et les personnes reconnues coupables pourraient perdre leur citoyenneté ou leur statut de résident légal.
Mouvement de dénaturalisation
«Nous avons mis en place un processus permettant d’enquêter à fond sur ces cas suspects et commençons à dénaturaliser des gens qui n’auraient jamais dû l’être, a déclaré L. Francis Cissna, directeur du Service de la citoyenneté et de l’immigration, dans une interview accordée à l’Associated Press le mois dernier. Globalement, ce dont on est en train de parler se résume à quelques milliers de cas.»
Le nombre réduit de personnes concernées comparé au battage médiatique qu’il entraîne en dit long sur sa grande signification. En tant que pays, les États-Unis font peu de distinction entre les citoyennes et citoyens naturalisés et leurs homologues nées américaines ou américains. Le processus de naturalisation, qui concerne aussi des personnes résidant depuis longtemps sur le sol des États-Unis, est considéré comme permanent.
Cette nouvelle commission ad hoc de dénaturalisation met cette permanence en question, et jette le discrédit sur toute personne qui aurait reçu la citoyenneté américaine autrement que par la naissance.
Il n’existe aucune garantie que ces efforts vont demeurer cantonnés aux cas de triche et de fraude. L’administration Trump a montré, dans son désir de criminaliser les demandeurs et demandeuses d’asile, que les processus actuels d’obtention de la citoyenneté américaine peuvent être criminalisés à tout moment. Le souhait du président de diaboliser l'ensemble des immigrantes et immigrants en les faisant passer pour des intrus sur le sol américain n’est pas très rassurant.
Différence entre population et corps électoral
Ce mouvement de dénaturalisation n'est que le dernier en date d'une campagne plus large menée par les Républicains, et supervisée par des personnalités clés de la Maison-Blanche de Trump, afin de préserver une majorité électorale blanche ce pays.
Au niveau des États, les législateurs républicains prennent des mesures pour protéger les circonscriptions blanches de leur parti, freiner et entraver au maximum la participation électorale et réduire le nombre de votantes et votants, ce qui augmente les chances de victoires républicaines au Congrès et à la Maison-Blanche.
Parallèlement à ces efforts, les Républicains de Washington nomment ou reconduisent des juges qui donnent une couverture légale à la radiation de certaines parties de la population des listes électorales, afin de restreindre et réduire encore leurs droits. Ce à quoi Donald Trump entend explicitement procéder consiste à exclure du corps politique les immigrantes et immigrants non blancs, en les écartant le plus possible des listes électorales et en présentant celles et ceux restant comme une classe suspecte.
Les Républicains essaient à tous les niveaux de gouvernement de constituer un électorat blanc suffisamment important pour consolider leur pouvoir.
Même en bloquant toute immigration nouvelle aux États-Unis et en écartant des millions de personnes naturalisées, les tendances actuelles démontrent que le changement démographique est inévitable. Dans un futur pas si lointain, la majorité de la population américaine sera d’origine noire, hispanique et asiatique. Mais il y a une différence entre la population d’un pays et son corps électoral, cette portion de la population qui exerce les droits pleins et entiers de la citoyenneté et bénéficie des privilèges qui lui sont associés.
Les Républicains comprennent cela, et ils essaient à tous les niveaux de gouvernement de constituer un électorat blanc suffisamment important pour consolider leur pouvoir et, partant, pour maintenir une hiérarchie entre les classes et les races.
Donald Trump joue un rôle de premier plan dans cette affaire, mais comme toujours avec Trump, il ne faudrait pas imaginer que ce projet est uniquement le sien et celui de son administration. Le procureur général Jeff Sessions et le conseiller de la Maison-Blanche Stephen Miller, ainsi que d’anciens conseillers comme Steven Bannon et Michael Anton, sont tous unis et mus par leur attachement à une vision raciale de l’État.
Sessions a par exemple chanté les louanges du très nationaliste Immigration Act de 1924 et Anton, écrivant sous pseudonyme, avait un jour averti que «l’importation incessante d’étrangers du tiers-monde» allait avoir pour conséquence de produire un «électorat moins traditionnellement américain».
Mais ces gens sont en fait sur la même ligne que la majorité du parti républicain, qui s’appuie de plus en plus sur la colère revancharde d’une minorité blanche. Piquée au vif par l’élection d’Obama, cette minorité active de l’électorat est parvenue à obtenir une majorité à la chambre en 2010, au Sénat en 2014 et a permis au Parti républicain de contrôler de très nombreux États à travers le pays.
Freins au vote des personnes de couleur
Ce qui est ressorti de ces victoires est aussi important que ce qui les a produites: nous assistons à un effort visant à réduire l'électorat en désavantageant les électeurs et électrices de couleur.
En 2011, les Républicains de l'Alabama, du Kansas, de la Caroline du Sud, du Tennessee, du Texas et du Wisconsin ont introduit et signé les décrets d’application de lois plus strictes d'identification des électeurs et électrices. Ceux de l'Ohio ont interdit la possibilité de s’inscrire sur les listes le jour du vote (ce qui était jusque là possible), et ceux de Floride et du Texas ont pris des mesures visant à limiter les campagnes d'inscription sur les listes électorales. La Georgie, la Floride et l'Ohio ont réduit les possibilités de vote anticipé, et l'Iowa comme la Floride rendent le vote plus difficile pour les anciens criminels.
Après avoir remporté une triple victoire en 2012 (le poste de gouverneur et les deux chambres législatives), les Républicains de Caroline du Nord ont opéré des changements spectaculaires sur le plan politique –en supprimant les impôts et en réduisant considérablement les services de l'État– et ont ensuite fait voter une loi visant à empêcher les Démocrates et leur électorat de revenir au pouvoir, en augmentant considérablement les restrictions électorales. Cette loi a été qualifiée par une cour d’appel fédérale de «loi électorale la plus restrictive votée en Caroline du Nord depuis l’époque de Jim Crow» [nom donné à la période où, malgré l’abolition de l’esclavage, la ségrégation raciale était entretenue dans le Sud des États-Unis par des lois et règlements, ndt] et a déclaré qu'elle ciblait les électeurs et électrices noires «avec une précision presque chirurgicale».
En 2013, la majorité conservatrice à la Cour suprême américaine –dont chaque membre avait été nommé par un président républicain– a invalidé une disposition clé du Voting Rights Act [la loi interdisant les discriminations raciales dans le vote, ndt], qui a permis à tous les législateurs conservateurs d'aller encore plus loin dans la mise en place des restrictions imposées aux électeurs et électrices.
Dans la foulée de cette décision (Shelby County v. Holder), les États contrôlés par le parti républicain, comme le Wisconsin, ont apporté des changements et des restrictions qui ont eu un effet mesurable sur l'électorat. À Milwaukee, par exemple, on a ainsi décompté 41.000 votes de moins en 2016 qu'en 2012, un changement qui ne peut pas s'expliquer par la diminution de la population en âge de voter. Donald Trump a remporté cet État par moins de 23.000 voix.
Manipulations de la géographie électorale
Pour obtenir un tel avantage, les législateurs républicains ont utilisé leur majorité pour procéder à des charcutages électoraux de grande ampleur, en entassant l'électorat démocrate dans des districts censés diluer leur influence électorale. Dans certains États, cela passe aussi par un redécoupage racial des circonscriptions, afin de neutraliser l’influence des électeurs et électrices noires et latinos.
Ces méthodes amplifient les avantages existants des Républicains. Le parti est naturellement tourné vers les comtés ruraux et les zones péri-urbaines résidentielles –où les Américaines et Américains blancs votant conservateur sont représentés de manière disproportionnée– et tourne le dos aux centres urbains et aux zones métropolitaines denses.
Les Républicains pourraient bien perdre le vote populaire à l’échelle nationale en novembre, tout en conservant une majorité à la Chambre des représentants.
En plusieurs endroits, les Républicains sont parvenus à abaisser le seuil dont ils avaient besoin pour atteindre la majorité nécessaire. Grâce à la mauvaise répartition des sièges, à la carte électorale et au nettoyage des listes, les Républicains pourraient bien perdre le vote populaire à l’échelle nationale en novembre, et de plusieurs points, tout en conservant une majorité à la Chambre des représentants.
Ce parti pris rural est encore plus fort au Sénat, où les Républicains peuvent remporter une majorité de sièges avec une minorité distincte d'électeurs et d'électrices, grâce à une représentation égale [deux par État, quelle que soit la taille de l’État, ndt] et au grand nombre d'États à prédominance rurale.
Trump, son administration et les Républicains sur la même ligne
Dans tout cela, Donald Trump est moins un instigateur qu’un accélérateur. En faisant clairement appel aux préjugés raciaux blancs, Trump a décidé d’utiliser cette pluralité bien répartie d'électeurs et électrices blanches et l'a élargie afin de s’assurer une victoire au sein du collège électoral, en partant du «règne de la minorité» qui s’étendent déjà à la législature fédérale et en l'étendant à la Maison-Blanche elle-même.
Le Parti républicain a lui aussi suivi la même voie, en s’appuyant sur des majorités étroites mais absolues afin de poursuivre ses objectifs idéologiques –réductions de l’imposition sur le revenu des classes supérieures et attaques contre la sécurité sociale, tout en prenant un maximum de mesures visant à maintenir au pouvoir de manière permanente cette gouvernance de la minorité. Si Trump a fait quelque chose d'unique là-dedans, c'est de s’emparer de la vision sous-jacente de cette politique –nous devons empêcher les personnes de couleur de voter ou a minima limiter leur participation pleine et entière– et de l’énoncer clairement.
L’administration Trump n’a pas ménagé ses efforts en ce sens. Peu après sa nomination au poste de procureur général, Jeff Sessions a totalement renversé la politique du département de la Justice, en plaçant le gouvernement sur la ligne de la radiation d’électeurs et d'électrices dans le cas de deux plaintes au Texas et dans l’Ohio.
L’administration a également proposé que le prochain recensement prévoit une question sur la citoyenneté, ce qui, selon certaines critiques, aurait pour conséquence de limiter le nombre d’immigrantes et immigrants recensés et pourrait fausser la représentation à la Chambre des représentants et dans le collège électoral: les États où la population immigrante est importante perdraient des sièges et des votes, qui seraient redistribués à l'électorat blanc dans les États ruraux [le recensement est utilisé pour déterminer combien de représentantes ou représentants chaque État envoie à la Chambre, ndt].
Neil Grosuch, un allié à la Cour suprême
Trump a tenté de faire de la «fraude électorale» une cause nationale en nommant Kris Kobah, un Républicain du Kansas, pionnier des mesures anti-immigrants et des radiations des listes électorales, à la tête d’une commission présidentielle consultative sur l’intégrité des élections. Kobach était censé enquêter sur les accusations de fraude électorale proférées par le président à l’égard de Hillary Clinton et des démocrates, mais plusieurs États ayant refusé de coopérer et de transmettre des données sur les électeurs et électrices et autres informations sensibles, le président Trump a finalement dissout la commission.
Mais l'action la plus durable de Trump et du Parti républicain dans ce domaine est certainement la confirmation de Neil Gorsuch à la Cour suprême, qui permet de renforcer ce même bloc conservateur taillant à la serpette le Voting Rights Act.
Lors de son dernier mandat, Gorsuch a voté en faveur du maintien des radiations électorales dans l'Ohio et du redécoupage racial des circonscriptions au Texas, adoptant la vision du juge Clarence Thomas selon laquelle le Voting Rights Act permet aux législateurs de diluer les votes minoritaires, rendant de fait la loi presque obsolète et vide de sens.
Le fait que Gorsuch ait voté en faveur du maintien du fameux «travel ban» de Trump à l’égard de certains pays à majorité musulmane, et cela malgré les propos pleins de préjugés du président à l'encontre des immigrées et immigrés musulmans, est un autre signe que la majorité conservatrice ne s’opposera pas de manière significative aux restrictions à l'immigration voulues par la Maison-Blanche.
Inévitable changement démographique
Mais même la Cour suprême ne peut pas enrayer entièrement le changement démographique. Un récent rapport, rédigé par plusieurs groupes plutôt à gauche et non-partisans, montre qu’au vu des tendances actuelles, les Américaines et Américains blancs ne représenteront plus que 59% de la population américaine en 2036. Et les personnes de couleur composeront au moins un tiers de toutes les résidentes et résidents dans plus de la moitié des États et territoires américains, soit un nombre suffisant pour permettre au Parti démocrate de se constituer une majorité au collège électoral, même avec un faible soutien de l'électorat blanc.
Les restrictions électorales ouvrent une voie royale à toutes celles et ceux qui veulent préserver leurs intérêts au gouvernement.
Il est malgré tout possible de ralentir ou même d’arrêter les conséquences électorales de ce changement, en construisant de vastes digues autour des urnes. Si les cibles désignées de ces politiques sont naturellement les gens de couleur, ces mesures ne seront pas sans conséquences pour nombre d'électeurs et d'électrices blanches –comme à l’époque des lois Jim Crow, quand beaucoup de personnes blanches du Sud du pays étaient elles aussi exclues des listes électorales ou intimidées afin de ne pas aller voter. Le taux de participation dans le Sud à l’époque de ces lois était catastrophiquement bas, même chez l'électorat blanc, et donnait aux hommes d’affaires et aux élites du pays les mains libres pour édicter la politique qui leur convenait.
Ce dernier point est essentiel: la plupart des acteurs politiques qui travaillent d’arrache-pied à préserver une majorité politique blanche dans ce pays sont les mêmes qui livrent bataille contre l’État-providence et l'État régulateur –ou ce qu’il en reste. Chaque combat est mené en regard de l’autre, car les restrictions électorales ouvrent une voie royale à toutes celles et ceux qui, au gouvernement, veulent préserver leurs intérêts.
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Douloureux rappel historique
La trajectoire actuelle n’est hélas pas sans faire penser au début du XXe siècle, où le racisme et le nationalisme rampants, ainsi qu’une grande inégalité économique, ont provoqué des politiques étendues de dépossession et de retrait des droits civiques. L’immigration massive en provenance de l’Europe du Sud et de l’Est a donné naissance à un système d’immigration restrictive visant à préserver la domination politique et culturelle des «Anglo-Saxons» et à des lois de naturalisation alambiquées n’ayant pas d’autre but que de limiter l’influence de ces immigrantes et immigrants, qui se sont installés dans le Nord urbanisé.
Les États-Unis ont connu, au début du XXe siècle, une «contraction constante et généralisée des droits de vote», écrit l’historien Alexander Keyssar dans The Right to Vote: The Contested History of Democracy in the United States, pour des raisons allant d'une profonde hostilité raciale et des préjugés l'accompagnant à la vision d’une élite économique et sociale qui «trouvait difficile de contrôler l’État dans un contexte de démocratisation complète».
Même dans une période d’activisme progressiste, d’expérimentation politique et de mobilisation des syndicats, il a fallu la Grande Dépression et une guerre mondiale pour renverser cette contradiction et réintroduire plus de démocratie dans le système. Avec un peu de chance, nous devrions parvenir au même résultat pour la génération future en nous épargnant les mêmes traumatismes et la même catastrophe.