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C'est probablement l'un des plus grands romans jamais écrits. C'est en tous les cas, un roman d'une telle puissance, d'une telle richesse, d'un pouvoir d'ensorcellement et d'évocation si grand que je pourrais le relire jusqu'à la fin de mes jours sans jamais me lasser. C'est un poème, c'est une ode, c'est un opéra, c'est le chant de l'homme dans tout ce qu'il peut avoir de sublime et d'insignifiant, de grandiose et de mesquin, d'intemporel et d'irrationnel, quand il se retrouve être un jouet des Dieux qui prennent plaisir à le livrer tout entier aux forces démoniaques de la nature.
Et comme une nouvelle traduction est disponible dans un format agréable à lire, avec une multitude de suppléments tout aussi passionnants à parcourir les uns que les autres, c'est l'occasion ou jamais de (re)découvrir ce chef-d’œuvre des lettres américaines, l'exact pendant, en terme d'influence et de renommée, du Don Quichotte de Cervantès, du Sous le volcan de Malcolm Lowry ou de la somme romanesque de Proust, ces livres-monde qui ne se contentent pas de raconter une histoire en particulier mais ambitionnent de décrire le monde tel qu'il est, tel qu'il a été et tel qu'il sera.
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Faut-il vraiment dire l'histoire de ce livre conté par un narrateur nommé Ismaël, cette quête éperdue entamée par le Capitaine Achab de retrouver trace de cette baleine blanche qui naguère, lors d'une expédition à laquelle il participait, lui ravit sa jambe et l'emporta avec elle dans les profondeurs sous-marines, récit halluciné d'une vengeance infiniment ressassée qui conduira Achab, Ismaël et les autres membres d'équipage du Pequod à s'embarquer dans un voyage au long cours, folle épopée marine conclue par des retrouvailles sanglantes avec ce léviathan à la puissance incomparable?
Folie des hommes et majesté de la baleine, affrontement grandiose de deux entités que tout semble séparer mais qui ont en commun de sillonner les vastes prairies de l'océan –les uns pour récupérer son huile, les autres pour hanter les mers lointaines et solitaires– de s'ignorer pour mieux se retrouver lors de combats épiques où au génie humain, à son audace, à son courage et à sa bravoure magnifiée par son simple harpon, le cachalot, monstre des monstres, créature surnaturelle née de l'imagination d'un Dieu illuminé et assoiffé de sang, mammifère au sang chaud mais au cœur opiniâtre, n'a que sa force brute, sa merveilleuse et implacable force, à lui opposer.
Insondable terreur des gouffres!
Il faut voir comment Melville nous emmène à la découverte de ce monstre, comment il prend soin de le décrire sous toutes ses coutures, comment il s'applique, chapitre après chapitre, avec l'obsession savante de l'encyclopédiste et la cocasserie décontractée du carabin, à détailler sa formidable constitution, ses moindres organes, ses yeux, son front, sa queue, ses mâchoires, tout l'apanage d'une créature venue au monde pour rappeler à l'homme sa petitesse et son étroitesse d'esprit, sa médiocrité butée que seule la quête d'un impossible absolu peut parvenir à sublimer et à exalter:
«Quelle est donc cette chose d'un autre monde, indicible, insondable...quel est ce seigneur et ce maître caché, cet empereur fourbe, cruel, impitoyable, dont les ordres sont si contraignants que, contre tout désir naturel, toute affection spontanée, je me pousse sans cesse, me bouscule et me force, me préparant témérairement à faire ce qu'en mon for intérieur, d'instinct, je n'oserais même pas imaginer. Achab est-il bien lui-même? Est-ce bien moi, Dieu...moi qui lève le bras...ou bien...qui d'autre? Mais si le grand soleil ne se meut pas de lui-même, s'il n'est qu'un garçon de course au ciel, si l'on ne connaît pas une étoile qui n'effectue ses révolutions sans l'action d'une puissance invisible, comment ce cœur chétif pourrait-il battre, ce chétif cerveau produire des pensées, si Dieu n'était pas précisément ce qui fait le battement, la pensée, la vie et non moi?»
Ainsi pense l’orgueilleux Achab. Ainsi va Achab dans ce voyage au-delà des abysses, au cœur des ténèbres, parmi les ensanglantements d'une âme égarée à elle-même qui obstinée à en perdre la raison, s'affranchit des hommes et des dieux pour accomplir une destinée marquée du sceau de la fatalité, de la confrontation avec un soi-même assoiffé d'une nouvelle virginité que seule la mort pourra finalement lui apporter.
Melville n'a pas écrit seulement la bible de la chasse à la baleine, il a dépeint l'homme, l’immarcescible créature humaine dont la voix continuera longtemps à nous hanter bien après qu'elle se soit tue, lorsque les eaux de la fin du monde auront tout emporté sur leur passage, les hommes comme les baleines, Olivier Giroud et le fantôme de la Coupe du monde (c'était pour voir si tout le monde avait suivi).
Lisez-le, relisez-le, traduisez-le même s'il le faut, partez en vacances avec lui, c'est le meilleur moyen de donner à votre esprit des nourritures célestes qui sauront satisfaire son insatiable curiosité. Et si jamais vous apercevez au loin une baleine blanche occupée à brasser du vent, saluez-là bien de ma part; elle est cet autre que je ne cesserai jamais de chercher.
Bon vent, l'ami
. Moby-Dick ou le Cachalot, Édition établie et présentée par Philippe Jaworski. Quarto Gallimard. 1024 pages + 146 documents. 25 €.