Culture

Claude Lanzmann, figure historique majeure et complexe

Émouvant, horripilant, génial et contestable, il est l'auteur d'un film sans égal, «Shoah», et a été un personnage d'une ampleur exceptionnelle, aux croisements de nombre des plus grands événements du XXe siècle.

Claude Lanzmann à Paris, le 11 février 2016. | Joël Saget  / AFP
Claude Lanzmann à Paris, le 11 février 2016. | Joël Saget / AFP

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Il est mort le 5 juillet, il avait 92 ans. Il était, tout le monde sait, écrivain, réalisateur, polémiste, mais aussi et d’abord… un artiste, un combattant, un ogre. Il y avait quelque chose de colossal chez Lanzmann, la stature, les gestes, la voix et le verbe. Il en jouait, en abusait, s’en amusait.

Il y avait quelque chose de glouton, de prédateur aussi –et envers les femmes, cela n’était pas toujours admissible. Il y avait de l’enfance, beaucoup, toujours, en même temps qu’une culture gigantesque, immensément diverse et curieuse du monde.

Un courage physique qui parfois confinait à l’inconscience. Un sens de la dépense. Cette vitalité, cette richesse compliquée et paradoxale devrait dissuader quiconque d’essayer de le mettre dans une case simplificatrice, quelle qu’elle soit.

Claude Lanzmann a fait mille choses dans sa vie –il a raconté beaucoup d’entre elles dans un livre qui est aussi un très grand texte littéraire, Le Lièvre de Patagonie, paru chez Gallimard en 2009.

Il en a donné autrement les échos, en réunissant ensuite cinquante textes publiés par lui tout au long de sa vie, comme journaliste, pamphlétaire ou mémorialiste de son temps (La Tombe du divin plongeur, Gallimard, 2012).

Claude Lanzmann, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre en Egypte en 1967 | AFP

Il a non seulement dirigé mais aussi profondément imprégné de sa présence l'une des grandes revues intellectuelles en langue française, Les Temps modernes, où il avait succédé aux fondateurs, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Il a voyagé, débattu, défendu, attaqué, raconté; il a écrit, parlé, filmé – énormément, et avec une étourdissante virtuosité.

Et puis Claude Lanzmann a fait Shoah. Et ça, c’est autre chose, d’une autre nature. Pendant douze ans, de 1973 à 1985, il a écumé le monde à la recherche des survivantes et survivants de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis, et il les a filmés. Il a également filmé certains des bourreaux et certains des témoins, et travaillé au montage de ces plans.

Shoah, un film sans égal

L’assemblage d’une partie de ces éléments donne naissance en 1985 à un film de neuf heures. Un film sans équivalent dans l’histoire du cinéma.

Shoah a changé la compréhension de l’événement lui-même. C’est principalement après lui que l'on nomme désormais cet événement la Shoah. Il a puissamment contribué à la compréhension de ce qui est advenu en Europe entre 1942 et 1945, et il a très puissamment contribué à faire qu’on ne cesse jamais d’y avoir affaire, en tant qu'événement à la fois dans le cours de l’histoire et la débordant. Il l’a fait avec les moyens d’un cinéaste et prouvé que, sans minimiser ceux des historiennes et historiens, ils n’étaient pas moindres.

«Shoah»: Henrik Gawkowski, le conducteur de la locomotive vers le camp d'extermination.

Et Shoah a changé la pensée du cinéma. En artiste de première magnitude, c’est-à-dire en concepteur de formes qui pensent et aident à penser, Lanzmann a conçu une œuvre rigoureuse, radicale.

Cette œuvre est bâtie sur des grands principes, dont le mieux connu est l’absence d’images d’archives et le pari décisif sur la présence réelle de celles et ceux qui parlent. Mais la force unique de Shoah se joue dans chaque choix de cadrage, de montage, de rapport entre les paroles, les corps et les lieux.

Des formes qui pensent

Il s’est trouvé des pauvres esprits pour écrire –jusque dans les colonnes des Temps modernes, hélas– que Shoah est un film sans images. Alors que Shoah, ce sont neuf heures d’images, dans toute leur puissance.

Cette puissance est décuplée par la mise en crise de la croyance dans le visible, les apparences, par là elles rejoignent, en même temps que la question sans réponse de l’extermination, le sens le plus profond de ce que veut dire «cinéma».

Et depuis, Shoah hante les grandes œuvres du cinéma, fiction comme documentaire, sur tous les sujets, en même temps qu'il a ouvert la porte à de multiples manières d’affronter par le film d’autres tragédies.

Très vite, quand on parle de Claude Lanzmann, on parle de son caractère de cochon, on daube sur sa virulence et son égocentrisme, on moque sa propension à considérer la Shoah comme sa chasse gardée. En ce qui concerne le dernier point, c’est imbécile et faux.

Lanzmann a accompagné et soutenu d’autres films, y compris fort différents de ce qu’il avait fait –par exemple Le Fils de Saül du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes, comme il avait reconnu, quitte à en critiquer certains aspects, la valeur de l’immense travail littéraire des Bienveillantes de Jonathan Littell.

L'exigence, la colère et la générosité

Quant à ses attaques contre d’autres films, à commencer par La vie est belle de Benigni et La Liste de Schindler de Spielberg, elles résultent d’une conscience aiguë des enjeux éthiques associée aux manières de montrer et de raconter –enjeux exacerbés à l’extrême lorsqu’il s’agit du massacre planifié de six millions d’êtres humains, mais enjeux toujours présents, toujours actifs dans tout geste de représentation, de mise en scène.

Que l'auteur de Shoah se soit senti responsable, au sens de devoir prendre ses responsabilités, face à ce qu'il jugeait des méthodes indignes de fabrication de spectacle à partir de l'extermination est à la fois très compréhensible et tout à son honneur.

Virulent, excessif? Mais sans doute fallait-il cette énergie conquérante, intraitable de l’ancien maquisard des monts d’Auvergne pour mener à bien l’entreprise colossale, et à l’époque très solitaire et dépourvue de soutiens financiers, qu’avait été la réalisation de Shoah.

Et plus encore il aura fallu ce combat de chaque jour pour imposer le film, le réimposer sans cesse, pour qu’une œuvre à ce point hors-norme joue effectivement le rôle qui a été le sien.

Depuis 1985, Lanzmann aura été le combattant de son propre film. On pourra le couvrir de toutes les épithètes ironiques que l'on voudra, c’est ainsi qu’il en a fait un repère essentiel pour la conscience des être humains.

L'affiche d'une série de projections de «Shoah» en Chine en 2004, présentées par Claude Lanzmann

Et loin de vouloir en préserver une pureté de démiurge propriétaire, il aura été le premier à en chercher toutes les possibilités de rencontres avec tous les publics, en particulier avec les plus jeunes, travaillant inlassablement avec les responsables éducatifs –deux beaux livres, Éduquer contre Auschwitz de Jean-François Forges et Shoah une pédagogie de la mémoire de Carles Torner, en témoignent particulièrement.

Il faut l’avoir vu, infatigable propagateur de son œuvre, y compris dans des pays où le sujet est exotique, faire entendre à des spectateurs chinois, par exemple, en quoi Shoah les concerne aussi. Ô combien!

Shoah fait du cinéma et de l’histoire, par sa capacité à susciter ce qui peut naître de la rencontre d’une voix et d’un lieu, de la présence d’un visage habité par un souvenir –ce que Claude Lanzmann nomme, aux dernières lignes du Lièvre, «l’incarnation».

Mais au moment où il a réalisé ce film-monument, il était déjà cinéaste, comme en témoigne son premier film, Pourquoi Israël, sorti en 1973.

Un œil ouvert, un œil fermé

Lorsqu’il le réalise, Claude Lanzmann, qui fut militant anticolonialiste, signataire du Manifeste des 121 en faveur de l’indépendance algérienne, l’ami de grandes figures révolutionnaires et notamment l’interlocuteur privilégié de Frantz Fanon(1), est devenu un ferme soutien d’Israël et du sionisme. Et le film ne laisse aucun doute sur ce point.

Il n’en constitue pas moins un témoignage d’une richesse impressionnante, qui tient à l'exceptionnelle sensibilité d’artiste de son auteur bien plus qu’à son engagement.

Une image de «Tsahal» (1994)

Et même lorsque Claude Lanzmann tournera en 1994, de manière encore explicitement partisane, Tsahal consacré à l’armée israélienne, le film –aussi partial soit-il– est d’une telle intelligence des situations, d’une telle capacité à rendre perceptible les ressorts des être humains et des systèmes qu’il accomplit un mémorable travail cinématographique.

Au point que si, de manière bien compréhensible, les défenseurs du peuple palestinien attaqueront ce film, il est plus judicieux de leur conseiller de le regarder avec attention: ils y ont plus à apprendre sur leur ennemi que dans la grande majorité de la production favorable à leur cause.

Lorsqu’il faisait un film, Lanzmann était trop bon cinéaste pour se laisser enfermer dans le carcan de la propagande. Il n’en allait pas de même lorsqu’il parlait ou écrivait. Les années passant, il sera ainsi devenu de plus en plus intraitable, pour ne pas dire de plus en plus aveugle sur la réalité d’Israël, refusant d’admettre l’existence des crimes commis par l’armée et les colons.

Et pourtant, dans le même temps, il aura aussi composé des films passionnants, complexes, profonds et bouleversants, à partir des enregistrements réalisés pour Shoah et qui n’y avaient pas trouvé place.

Le dernier d’entre eux, Les Quatre Sœurs, est sorti le 4 juillet, la veille de sa mort. Il succède à Un vivant qui passe (1997), Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), Le rapport Karski (2010) et Le Dernier des injustes (2013).

Chacun de ses films, loin de se contenter d’accommoder les «restes» de Shoah, a sa propre logique, ses propres enjeux, sa propre pensée du cinéma. L'œil du cinéaste sera toujours resté grand ouvert, l'œil du citoyen et du pamphlétaire se sera ostensiblement fermé.

Le plus bizarre des films

Gourmand, jouisseur, athlète, séducteur, l’homme Claude Lanzmann ne se résume pas à ces deux dimensions majeures que sont son cinéma face l'abime de la Shoah et sa relation à Israël.

Parmi les innombrables rencontres étonnantes qui émaillent le parcours de cet homme lui-même étonnant, il y avait eu par exemple cette idylle insensée avec une infirmière de Pyongyang, lors d’un voyage en Corée du Nord en 1958 auquel participaient également Chris Marker et Armand Gatti.

Longtemps, Lanzmann a rêvé d’en faire un film de fiction, pour lequel il avait rédigé un scénario qu’il n’a jamais pu faire produire. Au lieu de quoi est né le plus bizarre des films, Napalm (2017).

Cadré en gros plan durant la plus grande part film, Claude Lanzmann appliquait à lui-même et à ses sentiments intimes les puissances de l’incarnation dont il avait exploré les ressources dans ses précédentes réalisations à propos d’une tragédie collective. Et son propre récit d’une improbable romance advenue soixante ans auparavant ouvrait sur des gouffres, très actuels, éternels.  

1 — Avant d’y revenir dans Le Lièvre de Patagonie, Lanzmann donnait un récit très impressionnant de sa rencontre avec Fanon dans Les Temps modernes n°635-636, sous le titre: «El Menzah 1960, une voix prophétique et testamentaire».

 

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