Culture

Ces noms qui auraient pu côtoyer ceux de Chanel, Dior et consorts

Si certaines maisons ont traversé le temps avec panache et succès financier, d’autres sont en veilleuse ou ont complètement disparu.

<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Callot_Soeurs_1910.jpg">Salon de vente de la maison Callot Sœurs vers 1910.</a> | G. Agié via Wikimedia Commons <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Public_domain">License by</a>
Salon de vente de la maison Callot Sœurs vers 1910. | G. Agié via Wikimedia Commons License by

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Si la haute couture a tenu le haut du pavé de la mode jusque dans les années 1960, elle incarne plutôt aujourd’hui une vitrine d’excellence d’un univers où dominent prêt-à-porter, accessoires (l’empire des sacs) et parfums. Seules quelques grandes maisons continuent les activités couture: Dior, Chanel et Givenchy. La plupart des noms ont délaissé ce secteur peu ou pas rentable. Nées avec la couture, des maisons comme Lanvin, Balenciaga, Balmain, Nina Ricci, Rochas, Carven, Yves Saint Laurent, Paco Rabanne ont toutes opté pour le prêt-à-porter, plus en phase avec les réalités économiques d’aujourd’hui.

Mais d’autres maisons demeurent en sommeil, parfois juste encore sous perfusion avec l’existence de quelques parfums quasi vintage. Belles endormies au passé riche et glorieux, leur souvenir s’est estompé, seulement conservé dans les musées et ravivé le temps de ventes aux enchères historiques (Poiret, Patou, etc.) ou de grandes rétrospectives. Ces coups de projecteur médiatisés redonnent de la valeur aux noms. L’assoupissement peut durer des décennies jusqu’à ce qu’un rachat se profile et relance une gloire du passé. Mais à lui seul, le nom ne peut agir par magie. Il faudrait aussi que les investisseurs connaissent mieux le secteur et n’imaginent pas un rendement courtermiste. Pour Donald Potard, président du département Fashion Design du Paris College of Art, les belles endormies sont très, très endormies et tout le monde ne peut s’improviser prince charmant. Il ajoute qu’il faut embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver le prince charmant.

Le problème majeur est que les investisseurs pensent qu’ils vont gagner du temps en capitalisant sur un nom qui a une histoire et que ce sera plus rapide que développer une marque ex nihilo. Mais comment réactualiser un passé qui n’a plus grande signification quelques décennies plus tard? Ces noms recèlent-ils un réel potentiel? Quand existent encore les parfums demeure un vague soupçon de renommée (par exemple Piguet et Jacques Fath). Mais la prégnance des parfums a pu aussi conduire au complet phagocytage des maisons de mode.

Une longue histoire

De Worth à Courrèges, en passant par Poiret et Schiaparelli, quand ces noms issus de la couture se relancent, ils ont le choix d’opter pour la couture ou de privilégier le prêt-à-porter. Jean-Jacques Picard, éminent consultant mode pendant de nombreuses années, regrette cette démarche de choisir de vieux noms pour finalement n’en garder qu’une coquille vide. La réponse qui souvent lui était faite face à ses réticences: tant que le nom est un peu populaire ou qu’il reste un parfum, il n’est pas mort. Les acheteurs pensent que l’existence d’un passé facilite le storytelling et qu’il pourra peut-être aussi y avoir une résonance dans les médias… Mais, pour Jean-Jacques Picard, ces anciens noms sont souvent surévalués.

Dès la fin du XIXe siècle, les couturiers se sont réunis surtout dans un esprit visant la protection de leurs créations. En 1868 est créée une Chambre syndicale de la couture, des confectionneurs et des tailleurs pour dame. Elle deviendra en 1910 la Chambre syndicale de la couture parisienne. En 1914 existe aussi un Syndicat de défense de la grande couture française avec, pour président, Paul Poiret, et parmi ses membres, les sœurs Callot, Jacques Worth, Jeanne Paquin, Louise Chéruit... pour lutter contre les copies notamment américaines. À partir de 1945 sera attribuée une appellation juridique de «haute couture» octroyée chaque année par le ministère de l’Industrie. Aujourd’hui, la Fédération de la haute couture et de la mode comprend notamment la Chambre syndicale de la haute couture. Un calendrier de défilés couture est organisé deux fois par an. Début juillet, pour l’hiver 2019 vont défiler quatorze membres officiels, cinq membres correspondants et quinze membres invités.

Les «anciennes» maisons sont très peu nombreuses: Chanel, Dior et Givenchy. La plupart des noms qui, depuis Worth, ont symbolisé l’activité couture en France, ont disparu du secteur. Si quelques-uns demeurent connus, d’autres ne le sont que des amateurs de mode et historiens. Agnès-Drecoll, Callot Sœurs, Jacques Heim, Jacques Griffe, Jean Dessès, Jeanne Paquin, Maggy Rouff, Mainbocher, Robert Piguet, Molyneux, Ted Lapidus, Louis Féraud… des gloires d’hier.

Quelques contes

Aléas des rachats, valse des créateurs, la haute couture vit une période de tumultes où les activités parfum constituent souvent le fil rouge et la motivation des investisseurs en quête de ces belles endormies. Arrêt de la couture quasiment partout et même du prêt-à-porter quand le succès n’est pas rapidement au rendez-vous. Voici les histoires en cours de grandes maisons du XXe siècle, entre un hier à succès et un aujourd’hui qui souvent se cherche.

Charles Frederick Worth, robe de mariée et bottes assorties en satin perlé, 1879, portées par Clara Mathews en février 1880. | Wikimedia Commons

Après avoir débuté dans le textile puis la vente, Charles Frederick Worth fut le premier à associer la reconnaissance d’un nom à la couture. Ouverte en 1857, sa maison créa dans un style rattaché au Second Empire. Worth apporta aussi des nouveautés: ainsi des défilés sur mannequins, baptisés alors «sosies». À sa mort en 1895, sa maison continua avec ses descendants jusqu’en 1952 pour finalement fermer en 1956. Des parfums furent lancés, tels que Dans la nuit en 1924 ou Je reviens en 1932. D’abord rachetée par la maison Paquin, Worth devint la propriété de Sidney Massin (Fourrures Massin) à partir de 1968. L’utilisation du nom seul –hors parfums– fut vendue en 1987 pour 750.000 livres. Un dernier rachat en 1999 par Dilesh Mehta et Martin Mc Carthy (parfum Je Reviens Couture en 2005) aboutit à un relancement tardif et éphémère de la mode avec le créateur Giovanni Bedin de 2011 à 2013. Un style avec de lointaines réminiscences du passé par des armatures structurant des silhouettes aux allures de danseuses à tutus. Quelques tours et puis la mode s’endormit à nouveau.

Modèle dans une robe Poiret, 1914. | Wikimedia Commons

Paul Poiret le magnifique, avec sa fantaisie, son goût pour l’Orient et ses fêtes, œuvra aussi pour une simplification des contraintes: suppression du corset, création de la jupe culotte. Née en 1903, sa maison disparut en 1929. Suivit une longue mise entre parenthèses du nom juste prolongé, en pointillé, avec les parfums de Rosine (prénom de sa fille). En 2005, coup de projecteur avec une vente aux enchères et des vêtements vendus à plus de 100.000€ comme la «robe automobile». En 2007, une grande exposition rétrospective débuta sa tournée au Met de New York. De quoi faire revivre une notoriété et intéresser des investisseurs.

Les droits de la griffe étaient aux mains de plusieurs personnes jusqu’à ce qu’en 2010, Luvanis (famille Lummen) s’y intéresse. Basée au Luxembourg, la société Luvanis (depuis 2009) s’est spécialisée dans le sort des belles endormies avec Charles James et Mainbocher entre autres. Après avoir récupèré la totalité des droits mondiaux, Luvanis mit la marque aux enchères en 2014 (pour plusieurs millions sans doute). Racheté en 2015 par le groupe coréen Shinsegae International (notamment des grands magasins), le nom fut relancé avec l’aide d’une PDG renommée, Anne Chapelle (Ann Demeulemeester et Haider Ackermann). Pour la création fut choisie Yiqing Yin, jeune créatrice d’origine chinoise remarquée lors de présentations couture (membre officiel en 2015). Elle a signé la première collection Poiret en prêt-à-porter pour l’hiver 2018. Là, au moins, de belles fées veillent sur le berceau.

Madeleine Vionnet, robe de soirée en filet avec jupe ample, brodée de fil de soie, vers 1931. | Wikimedia Commons

Fondée en 1912 par Madeleine Vionnet, la maison se fit notamment une solide réputation avec ses robes en biais. Fermée pendant la Première Guerre mondiale, elle rouvrit jusqu’en 1939, date de la dernière collection. En 1988, la famille Lummen (futur Luvanis) racheta le nom et le relança d’abord seulement avec accessoires et parfums, deux ans plus tard. En 2006, le prêt-à-porter fut confié à Sophia Kokosalaki (deux collections). Marc Audibet ne prit le relais qu’une saison. Rachat en 2009 par le groupe Marzotto, qui choisit d’abord Rodolfo Paglialunga puis les jumelles Barbara et Lucia Croce pour la création. Dernière propriétaire en date à partir de 2012, Goga Ashkenazi nomma en 2014 Hussein Chalayan en tant que directeur artistique, avant de reprendre elle-même la création.

La ballerine Desiree Lubovska vêtue d'une robe sombre en crêpe Georgette, à la taille frangée, de Jean Patou. | Wikimedia Commons

Jean Patou a beaucoup fait pour la mode et le sport dans sa maison fondée en 1910. Longtemps après le décès du couturier en 1936, la maison continua de tourner avec un vivier incroyable de talents: Christian Lacroix s’y exprima remarquablement jusqu’à ce qu’il fonde sa propre maison. Après son départ, Patou arrêta la mode et continua les parfums jusqu’à leur vente à Procter & Gamble. Aujourd’hui, le groupe Designer Parfums (Dilesh Mehta) a racheté Patou, s’occupe des parfums, mais ne semble pas prêt à relancer la mode.

Elsa Schiaparelli, tailleur en laine bouclée, boutons en bronze doré. 1838-1839. Robe ayant appartenu à Marlene Dietrich. | Wikimedia Commons

Nom mythique, Elsa Schiaparelli incarne une des rares maisons à avoir insufflé de la fantaisie et à avoir multiplié les collaborations avec des artistes notamment surréalistes. Très célèbre dans les années 1930, Schiaparelli avait une signature rose shocking et ferma sa maison en 1954. Fantasques et originaux, ses nombreux parfums furent à la hauteur de sa créativité.  

Rachetée en 2007 par Diego Della Valle, la maison fut relancée par la grande porte en misant d’abord sur la haute couture. Un pari légitime, mais aussi audacieux. Une première collection hommage fut signée par Christian Lacroix, puis le créateur Marco Zanini initia le renouveau. Aujourd’hui, Bertrand Guyon réussit avec élégance l’équilibre entre une filiation au patrimoine et le XXIe siècle.

Modèle de Madame Grès photographiée par George Platt Lynes pour Lord & Taylor en 1940. | Flickr

Germaine Émilie Krebs prit le nom d’Alix (1934), ensuite Alix Grès puis Madame Grès et enfin Grès, le nom le plus connu de 1942 à 1988. Un parcours atypique et étonnant pour quelqu’un qui ne savait pas coudre, mais dont le talent se révèla en «sculptant» des modèles aux drapés antiquisants. La magnifique exposition au musée Bourdelle en 2011 lui a rendu un bel hommage.

Vendue à Bernard Tapie en 1984, puis rachetée par Jacques Esterel en 1986, la maison fut au passage dépecée et une partie des archives jetée (est relaté partout l’épisode des sacs-poubelle). Acquis par des Japonais, le nom fut relancé par le groupe Yagi Tsuho avec Lloyd Klein de 1988 à 1995. Demeurent aujourd'hui les parfums avec un mythique Cabochard.

Robe en satin de soie par Jacques Fath. | Wikimedia Commons

Jacques Fath débuta en 1937 avec un style de Parisienne élégante. Il aimait les fêtes et les mondanités, mais –destin tragique– mourut d’une leucémie en 1954. Son épouse pris sa suite jusqu’en 1957. Différents rachats et un relancement éphémère avec le duo Lefranc-Ferrant en 1992 laissèrent la mode en sommeil. Les parfums dont Greenwater existent encore, avec le lancement de nouveautés (parfums Panouge).

Hôtesse de l'air en uniforme d'été conçu par Carven entre 1965 et 1971. | Flickr

Madame Carven lança sa maison en 1945 en partie pour trouver des vêtements de petite taille. Une signature en vert et blanc, une renommée pour la conception d’uniformes et une vision astucieuse de la communciation avec le lancement du parfum Ma griffe (1954) accompagné d’échantillons lâchés par de petits parachutes. À partir des années 1970, lent déclin jusqu’au départ de la créatrice en 1993 (haute couture jusqu’en 1996). À partir des années 1990, multiples rachats et valse des créateurs.

Côté rachats: compagnie financière Edmond de Rothschild au début de la décennie, puis société marseillaise de crédit, puis rachat anglais en 1995, puis Daniel Harlant en 1998, puis Arco International pour quatre millions d’euros en 2005, enfin Holding Beranger avec fonds Turenne investissement en 2008 tandis que les parfums sont eux revendus à la société Jacques Bogart. Côté création: Alejandra di Andia pour la couture jusqu’en 1993, Angelo Tarlazzi au prêt-à-porter en 1996, Edward Achour en 1998, Pascal Millet en 2001, Guillaume Henri en 2009. Ce dernier choix fut judicieux, car Carven redevint désirable et fashionable. Après le départ de Guillaume Henri en 2014 pour Nina Ricci, le futur s’assombrit. Alexis Martial et Adrien Caillaudaud prirent la relève jusqu’à l’arrivée de Serge Rufieux en 2017. En 2018, Carven est en cessation de paiement... En attendant une énième reprise?

Mini-robe jaune citron par André Courrèges, 1967. | Wikimedia Commons

Le cas de Courrèges est intéressant. Maison des années 1960 fondée par André et Coqueline Courrèges, elle n’a été vendue qu’une fois en 2011 à deux entrepreneurs issus de la pub, Jacques Bungert et Fréderic Torloting. Si effectivement la maison a un patrimoine d’exception, il ne suffisait pas de rééditer des archives pour relancer une création connotée 60's. Et il est difficile de prolonger une histoire sans puissance créative. Finalement, la maison a choisi, mais quelques saisons plus tard, de recruter des créateurs: le duo Copperni pour une collaboration finalement éphémère (de 2015 à 2017). Quelle sera la suite? Artemis, holding de la famille Pinault qui contrôle Kering, aurait déjà pris une participation de 30% au capital de Courrèges. En attendant, les parfums continuent. À suivre.

Un revival compliqué

Pour Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode, «d’anciens grands noms de la couture peuvent avoir un potentiel de jouvence, mais peut-être pas tous. Certains noms sont oubliés alors que d’autres sont encore bien présents dans notre esprit». Les noms considérés à fort potentiel ont souvent vu la multiplication des rachats et ont eu à subir parfois de longues périodes de vacance (valses-hésitations des propriétaires ou attente à visée spéculative). Les problèmes viennent souvent du peu d’investissement une fois le rachat effectué, ainsi que de mauvais choix aux manettes de la création.

Une belle endormie n’est pas une poule aux œufs d’or, il faut soutenir la marque et potentiellement longtemps (même déjà à l’époque d’Yves Saint Laurent, il a fallu des années). Si le créateur choisi a pour mission de trouver l’équilibre entre la richesse du passé et l’air du temps, il devra aussi, époque oblige, être un bon communicant. Le poids du passé peut également être un fardeau avec un style dépassé. Selon Pascal Morand, «le directeur artistique doit pouvoir décliner ce patrimoine sans pour autant reprendre les mêmes pièces: il faut plutôt créer une situation de déclinaisons conceptuelles. Certains modèles se prêtent à un héritage post moderne dans d’autres cas, c’est plus abstrait. C’est là qu’intervient la personnalité. Il faut qu’il y ait de la créativité et ensuite, en accompagnement, une politique de marque».

Se présente aussi le choix de reprendre une activité couture (très «image» et luxe) ou de se lancer plus simplement dans le prêt-à-porter. Faire de l’image peut être une façon de communiquer et de populariser un nom accessible via des accessoires. Les parfums jouent finalement un grand rôle dans l’histoire des maisons de couture: ils constituent parfois le dernier maillon du maintien de leur existence. Après le rachat des parfums, les nouveaux propriétaires ne savent souvent pas comment gérer la mode quand elle est dans la corbeille. Ils ont peur d’engloutir des fortunes pour n’obtenir aucun résultat. Effacer complètement la mode n’est pas non plus une bonne solution, car elle fait courir le risque de cannibaliser l’histoire et de réduire le nom aux seuls parfums. Une maison comme Paco Rabanne a tenté l’expérience avant de revenir sur les podiums. Aux mains de grands groupes spécialisés dans le luxe, le destin des belles endormies est probablement davantage sur la bonne voie que quand il s’agit juste de spéculations, d’investissements ou de fantaisies de milliardaires.

Comme dans les contes de fées, Blanche-Neige ou la Belle au bois dormant ne se réveilleront qu’avec un prince, charmant de préférence. Mais il ne suffit pas d’acquérir la belle et son trousseau, encore faut-il après l’entretenir. Aujourd’hui, le réveil des belles endormies n’est pas simple, les exemples d’échec sont nombreux. Quelques belles maisons sont retournées à leur léthargie et d’autres attendent que l’on se penche, peut-être un jour, sur elles.

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