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L'intelligence humaine est-elle vraiment en péril?

Depuis une vingtaine d'années, le QI moyen serait en voie de régression dans les pays occidentaux. Nous ne devenons pas forcément plus bêtes pour autant.

<a>Mou du bulbe</a> | Robert Wiedemann  via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/xkEtD4Stn0I">License by</a>
Mou du bulbe | Robert Wiedemann via Unsplash License by

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On connait le mot de Pierre Dac: «J’ai un bel avenir devant moi. Mais je l’aurai dans le dos chaque fois que je ferai demi-tour». Cela ne pourrait-il pas s’appliquer à l’intelligence humaine?

Après avoir constaté que la moyenne des scores obtenus aux tests dits d’intelligence augmentait au cours du temps (effet Flynn), on scrute aujourd’hui avec inquiétude sa stagnation, voire sa baisse (inversion de l’effet). Doit-on craindre une «stupidisation» de l’humanité? Un examen critique de la conception de l’intelligence véhiculée par le débat actuel sur sa progression et sa chute s’avère nécessaire.

Querelle de l’inné et de l’acquis

Les faits ne sont guère discutables. Le néo-zélandais James Flynn a mis en évidence un accroissement, au XXe siècle, des scores aux tests de QI (quotient intellectuel) aux États-Unis, puis dans quatorze pays développés. On constaterait, dans les pays occidentaux, une élévation de trois à sept points par décennie.

Mais une nouvelle étude réalisée en 2016 par Richard Lynn, Dimitri van der Linden et Edward Dutton est venue montrer que depuis 1995, dans un certain nombre de pays, le QI avait tendance à régresser –le QI moyen des Français et Françaises aurait ainsi baissé de quatre points entre 1999 et 2009.

La recherche des causes possibles de la hausse puis de la baisse du QI n’est pas inintéressante. Le débat porte fondamentalement sur la part respective, dans les deux cas, des causes environnementales et des causes génétiques. On replonge dans la fameuse querelle de l’inné et de l’acquis.

L’enjeu est fort: il s’agit en somme de dire si l’intelligence est une donnée naturelle, auquel cas les possibilités de développement intellectuel de certaines personnes seraient réduites du fait de leur faible dotation individuelle (théorie du don) ou collective (conception racialiste), ou bien si elle est au contraire le résultat d’une construction sociale, ce qui ouvre à tous et à toutes l’espoir d’un bon développement intellectuel, si les conditions en sont réunies.

Mais en se focalisant sur les causes des fluctuations de QI sans s’interroger sur la nature de ce qui fluctue, c’est-à-dire sur l’idée même d’intelligence, on prend parti dans le débat. On admet en effet implicitement l’existence d’une intelligence comme donnée naturelle, susceptible de s’accroître ou de diminuer en volume.

Confusion entre performance et compétence

La question est de savoir ce que mesure le QI. La possibilité d’apprécier le niveau de certaines aptitudes, capacités ou de certains facteurs (par exemple le facteur verbal ou le facteur numérique) à l’aide d’épreuves dédiées n’est plus guère contestée aujourd’hui.

Depuis les premières avancées dues à Binet et Simon, les tests ont fait la preuve de leur pertinence et de leur utilité. Mais pour mesurer quoi? En fait: des niveaux de performance, dans des domaines spécifiques, en les situant par rapport à ceux de l’ensemble des autres individus constituant une population.

Bien sûr, cette mesure soulève des problèmes techniques et s’expose à de nombreux biais. Mais pour nous, l’essentiel n’est pas là. Il faut comprendre que cette mesure est relative: le QI n’apprécie pas le «poids intellectuel» d’un individu, mais exprime sa position au sein de la distribution de l’échantillon d’étalonnage du test.

Il s'agit ensuite –et surtout– de ne pas commettre l’erreur de confondre performance et compétence. Au mieux, les variations du QI correspondent à des fluctuations de performances, cognitives ou motrices. Que les performances puissent fluctuer est indéniable. C’est à bon droit que l’on peut, par exemple, déplorer des baisses de niveau dans les performances orthographiques d’une population, que l’on pourra attribuer à la place prise par les écrans et aux transformations du rapport à l’écrit. Mais les fluctuations de performances ne sont en aucun cas la preuve de l’existence d’une sorte de capacité naturelle, inhérente à la structure de l’individu, et qui serait l’équivalent des aires ou des lobes structurant le cerveau humain sur le plan organique.

C’est tout le problème de l’intelligence générale, dont l’existence a toujours été plus ou moins contestée. Parler d’«intelligences multiples» en suivant Howard Gardner fait déjà progresser sur la voie d’une conception plus intelligente de l’intelligence, qui nous dispenserait de nous encombrer avec l’idée d’une «réalité» intelligence, tapie au fond de notre personnalité comme un monstre au fond du lac du Loch Ness.

L’intelligence comme un pouvoir

Faut-il continuer à utiliser le terme d’intelligence, si ce terme ne renvoie à aucun donné naturel? On ne peut pas se contenter de dire que l’on ne mesure, avec le QI, que des facettes de l’intelligence. Il faut aller plus loin, en refusant les courts-circuits qui font remonter d’une performance constatée à une capacité intellectuelle induite, puis de celle-ci à une intelligence générale postulée. L’intelligence n’est pas un organe; il est important de s'abstenir de la tentation d’en faire une chose, de la réifier.

C’est pourquoi ce serait sans doute faire preuve d’intelligence que de se délivrer de la conception de l’intelligence implicitement admise par celles et ceux qui, avec l’effet Flynn, se sont réjouis de son extension avant de déplorer sa chute. Mais comment concevoir alors ce que l’on continue à désigner par ce terme?

Nous avons proposé de considérer ce qu’on appelle l'intelligence comme un pouvoir, en la plaçant au sein des universaux anthropologiques identifiés par Edgar Morin et Massimo Piattelli Palmarini dans Le cerveau humain, en 1974.

Les universaux anthropologiques sont des attributs, ou des caractères spécifiques, propres à tous les être humains. Ces attributs, comme l’écrit François Jacob dans La logique du vivant, sont prescrits avec rigidité par le programme génétique, dans sa part fermée. Mais ils ne déterminent que des potentialités –le pouvoir de marcher, de parler n’importe quelle langue, de comprendre...

On pourrait dire que l’intelligence est l’attribut qui s’exprime dans le pouvoir de penser. Ce pouvoir nous fait toutes et tous égaux en intelligence. Mais il n’est qu’un pouvoir: libre à chacun d’en user, ou non.

L’intelligence a un bel avenir devant elle si les êtres humains décident d’exercer le pouvoir qu’ils ont de se montrer intelligents, c’est-à-dire décident de sauvegarder et de faire fructifier leur pouvoir de penser; sinon, on risque de voir triompher ce que l’on peut appeler la connerie. Finalement, l’intelligence ne chute que si l’on ne s’en sert pas!

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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