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Kim Jong-un marche dans les pas de Saddam Hussein

Reste à savoir si les États-Unis rejoueront l'opération Renard du désert.

Kim Jong-un à Singapour, le 12 juin 2018 | Saul Loeb / AFP
Kim Jong-un à Singapour, le 12 juin 2018 | Saul Loeb / AFP

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Il y a vingt ans, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, se rendait à Bagdad pour une mission visiblement désespérée: essayer de persuader Saddam Hussein d'accorder aux inspecteurs de l'ONU l'accès à ses sites sensibles, afin d'éviter une guerre imminente –je faisais partie des journalistes dépêchés sur place.

Les négociations furent pénibles, mais Annan réussit à convaincre Hussein d'accepter tout ce que Washington et d'autres capitales avaient exigé de lui. Annan rentra épuisé, euphorique, sobrement fier de sa victoire. Le Conseil de sécurité avalisa l'accord, et les inspecteurs se remirent au travail.

Puis Saddam Hussein changea d'avis et décida de leur barrer la route. L'accord fut révoqué, et en décembre 1998, dix mois après le départ de Kofi Annan pour Bagdad, les États-Unis et le Royaume-Uni bombardèrent l'Irak.

Trump un pas derrière Annan

Cet épisode m'est revenu en mémoire lorsque le président américain Donald Trump, tout joyeux, a annoncé la sortie de l'impasse nucléaire qui l'opposait au leader nord-coréen Kim Jong-un, avec un accord de dénucléarisation de la péninsule coréenne jugulant une réelle probabilité d'escalade belliqueuse.

Le monde s'est éloigné d'une potentielle catastrophe nucléaire! Plus de tirs de missiles, de tests ou de recherche nucléaires! Les otages sont rentrés à la maison avec leurs familles. Merci Président Kim, notre journée passée ensemble était historique!

Sauf que Trump est un pas derrière Annan, vu que son équipe est revenue à Washington sans le moindre accord concernant les inspecteurs militaires. Le président américain n'a pas non plus testé la disposition de ce dictateur absolu à autoriser l'entrée des inspecteurs sur son territoire. Et Kim Jong-un, contrairement à Saddam Hussein, possède de vraies armes de destruction massive. Si l'expérience est d'un quelconque secours, elle nous indique que ce tirage de bourre se terminera dans un océan de larmes.

Une fois revenu aux États-Unis avec ce qu'il pensait être un rameau d'olivier, Annan reçut une volée de bois vert. Il avait déclaré, plus ou moins au premier degré, qu'il entendait «faire des affaires» avec Saddam –une affirmation somme toute modeste comparée à la «formidable relation» que Trump prétend avoir établie avec Kim. Trent Lott, alors chef de la majorité au Sénat, accusa le secrétaire général d'avoir courbé l'échine devant un monstre. L'administration Clinton examina méticuleusement l'affaire, avant de se dire satisfaite.

Limites de l'analogie avec l'Iran

On se demande quel regard porteront ses collègues républicains sur l'accord purement rhétorique du président Trump. Vont-ils appliquer à la Corée du Nord le même raisonnement qu'à l'Iran?

Les Républicains ont serré les rangs derrière Trump lorsqu'il a abrogé l'accord nucléaire avec la République islamique, qu'importe les dispositions extrêmement élaborées concernant le respect des inspecteurs militaires que stipulait le texte. Vont-ils insister pour que l'administration Trump garantisse une conformité encore plus stricte que celle que l'administration Obama avait négociée avec Téhéran? Ou vont-ils donner un blanc-seing à Trump, parce qu'une victoire diplomatique leur importe davantage que le désarmement effectif de la Corée du Nord?

La mission Annan montre combien il est intrinsèquement difficile de faire accepter à des dictateurs ce qu'ils voient comme une violation fondamentale de leur souveraineté. Avec le document qu'il avait signé, Saddam Hussein s'engageait à permettre aux inspecteurs un accès illimité aux sites dits présidentiels, qui se sont avérés s'étaler sur des milliers de kilomètres carrés, à condition qu'ils soient accompagnés de diplomates.

Kofi Annan et Saddam Hussein à Bagdad, le 22 février 1998 | INA / AFP

Mais en août 1998, Saddam perdit patience et exigea que les inspecteurs lui remettent un rapport favorable, puis que le Conseil de sécurité annule les sanctions qui lui avaient été imposées. Il mis fin à sa coopération, ce qui enclencha une nouvelle crise et mena à l'opération Renard du désert –une campagne de bombardement de quatre jours, en décembre.

L'analogie avec l'Irak semble s'appliquer a fortiori à la Corée du Nord de Kim. Saddam avait de bonnes raisons de se conformer à l'accord, notamment parce qu'il avait déjà éliminé ses armes de destruction massive, mais aussi parce que l'Irak pouvait redevenir une puissance régionale d'envergure, une fois les sanctions levées. En revanche, si la Corée du Nord dispose d'un vaste programme nucléaire, ses atouts s'arrêtent là, que Donald Trump admire ou non la valeur immobilière latente du front de mer nord-coréen. Kim Jong-un est encore plus habitué que Saddam Hussein à exercer un contrôle absolu sur son territoire. Sera-t-il plus disposé que lui à l'abandonner?

Donald Trump en est évidemment persuadé, car il suppose que Kim s'intéresse à tout ce qui intéresse les personnes sensées –l'argent. Il échangera ses armes contre une batterie de complexes hôteliers cinq étoiles avec vue sur la mer. C'est peut-être vrai.

Le régime iranien a effectivement fait un tel calcul, mais la légitimité de ce régime dépend davantage du soutien de sa population, et donc du développement économique, que la dynastie Kim, qui s'est servi de la famine de masse comme d'une arme politique. En outre, si les concessions faites par les Iraniens pour accéder aux marchés internationaux ont été insuffisantes pour Trump, difficile de concevoir ce qu'il faudrait faire accepter à Kim pour obtenir un accord plein et entier.

Kim le maître-chanteur

Mais imaginons un instant que les négociateurs des deux pays parviennent à une entente mutuelle sur la dénucléarisation, soit le démantèlement progressif du vaste arsenal de la Corée du Nord. Imaginons aussi que les Nations Unies parviennent, d'une manière ou d'une autre, à rassembler les milliers d'inspecteurs qualifiés nécessaires pour superviser et garantir l'accord.

Et si, pendant ce temps, Kim a dans l'idée de cacher une demi-douzaine d'ogives nucléaires ou un centre secret d'enrichissement souterrain? S'il rechigne à ce que les inspecteurs y aient accès? Et si, comme Saddam, il réclame un allègement des sanctions bien avant qu'il ait prouvé son respect réel de l'accord?

Kim Jong-un à Singapour, le 12 juin 2018 | Saul Loeb / AFP

Nous n'avons pas ce genre de précédent avec l'Iran, vu que les Iraniens ont honoré les engagements qu'ils avaient pris dans l'Accord de Vienne de 2015. La comparaison est à faire avec l'Irak de 1998.

Les États-Unis pourraient ne pas bombarder la Corée du Nord, parce que les conséquences seraient trop lourdes, même pour ce président américain –espérons-le. En réalité, nous devrions remercier Trump de s'être immiscé dans cette brèche, parce que ses chances de réussite sont supérieures aux risques qu'un échec mène à la guerre. Sauf qu'une rupture de l'accord conduirait à un redoublement des hostilités, et nul ne sait où cela pourrait nous mener.

Mais on peut aussi envisager un scénario entièrement différent. Il est possible que Kim, qui n'est visiblement pas un imbécile, comprenne que Trump a tellement envie de croire à ses rêves où il se fantasme en sauveur du monde qu'il serait à même de fermer les yeux sur quasiment toutes les violations de leur putatif accord. La stratégie du leader nord-coréen serait alors de coopérer juste ce qu'il faut pour repousser l'horizon de dénucléarisation vers l'infini.

Et pour préserver son triomphe diplomatique, l'administration Trump pourrait ne pas tenir compte de ce que l'administration Clinton n'a pas pu ignorer il y a vingt ans. Ce qui serait la pire des issues possibles, puisque Kim obtiendrait la légitimité qu'il recherche sans renoncer à ses attributs de maître-chanteur mondial.

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