Parents & enfants

Une société qui bâillonne sa jeunesse renonce à éduquer

Encouragé dans les discours, le droit des jeunes à s'exprimer librement reste particulièrement difficile à faire reconnaître, dans les établissements scolaires comme en dehors.

Assemblée générale à l'Université de Nanterre, le 15 mai 2018| Gérard Julien / AFP
Assemblée générale à l'Université de Nanterre, le 15 mai 2018| Gérard Julien / AFP

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Prendre la parole en classe, écrire des articles, faire des émissions de radio à l'école sont autant d'initiatives encouragées par l’institution scolaire. L’Éducation nationale, via le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clémi), organise tous les ans une semaine de la presse et des médias dans l'école, et les concours d’éloquence sont encensés de toutes parts.

Les politiques aiment beaucoup parler d’engagement de la jeunesse. Mais dès que des ados l’ouvrent un peu trop fort ou ne disent pas ce que l'on attend d’elles et d'eux, on demande des sanctions ou on crie au scandale.

Plusieurs faits récents montrent que le sujet de la liberté d’expression des élèves est problématique, et donnent matière à réfléchir sur la façon dont nous considérons l’éducation –et dont nous considérons les enfants tout court.

Journal collégien devant le tribunal

En fin de semaine dernière, Émilie Lauria, journaliste à La Dépêche, revenait sur l'affaire d’un journal de collège à Cordes-sur-Ciel, dans le Tarn. Cinq élèves ont été convoqués devant le tribunal de grande instance d’Albi, après la plainte de deux membres du corps enseignant pour injures non publiques.

«L’an passé, à la fin du mois de mai 2017, alors qu'ils se trouvent en permanence, des collégiens s’amusent à rédiger un journal satirique. Ils y parlent de politique, de sport ou de culture. Marine Le Pen en prend pour son grade, Emmanuel Macron aussi. L’équipe enseignante est également la cible de leurs critiques et est source d’inspiration pour les adolescents», apprend-on dans La Dépêche.

La journaliste a eu la merveilleuse présence d’esprit de citer des extraits du fameux journal dans son article: «On pouvait par exemple lire: “La classe de 4e L fait un arrêt cardiaque général suite à l’exercice impossible de géographie”. Un bulletin météo fait état “d’une sévère pluie de grêlons (sperme gelé)”, qui se serait “abattue sur le Tarn suite à une éjaculation précoce du CPE”. On y parle aussi d’une prof “analphabète” et d’Emmanuel Macron qui “a fait son premier caca à l’Élysée”. Marine Le Pen, devenue “Marine Lapine” y est également évoquée dans une caricature qu’une légende précise: “Le peuple français a évité le pire”».

Pour fréquenter quelques enfants de près, je dois dire que l’humour des plus jeunes n’est pas toujours le plus drôle, et que l'on ne rit pas forcément des mêmes choses. Il est important de leur rappeler que l'on doit le respect aux profs, et qu'il ne faut pas rire en insultant les autres –mais quelle valeur ces principes ont-ils à leurs yeux, quand tant d’adultes passent outre?

Les collégiens ciblés par la plainte n’ont d'ailleurs fait que jouer aux grands; leur humour semble imiter celui des journaux satiriques. On pourrait très bien trouver qu'il s'agit d'une magnifique idée, de réaliser un journal et de rédiger des textes humoristiques. Des millions de gens sont descendus dans la rue pour défendre Charlie Hebdo, mais pour ces collégiens, ce sera le tribunal. Étonnant? Pas tant que ça.

Strict encadrement par l'Éducation nationale

Ancien enseignant, Bernard Collot s’est toujours intéressé aux productions journalistiques et satiriques des élèves, au point d'écrire un livre sur le sujet, La fabuleuse aventure de la communication, du mouvement Freinet à une école du 3ème type.

Selon lui, les adultes ont du mal à se souvenir que les élèves ont des droits, que le droit reconnaît: «Il a fallu des jugements de tribunaux, après des plaintes déposées par des proviseurs ou profs, pour qu’il soit reconnu aux mineurs les mêmes droits à l’expression publique que pour la presse, y compris les caricaturistes, selon les mêmes règles».

Les profs se servent depuis longtemps de la presse comme d'un outil pédagogique, mais ce qu’écrivent les élèves fait hurler les adultes. Le moment fondateur, la «première affaire» pour Bernard Collot, est liée au pédagogue Célestin Freinet, qui utilisait l’imprimerie avec ses élèves.

Voici ce qu’écrivit l’un d’eux, en 1932: «J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint-Paul, qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites… Je m'élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je sors mon couteau et je le tue. Monsieur Freinet a été le maire… Je suis allé à l'hôpital. À ma sortie, on m'a donné mille francs». L’affaire prit une ampleur nationale et a poussé Freinet à fonder sa propre école, basée sur l'expression libre, après avoir été contraint à la démission par l’Éducation nationale.

L’expression des élèves est de fait encadrée par le droit, et notamment par une circulaire de 2002, qui en actualise une datant de 1991. Ces textes sont bourrés de rappels à l’ordre: «Il serait toutefois dangereux de laisser croire aux lycéens que leur capacité d’action en ce domaine ne connaît pas de limites et qu’ils ne risquent pas de voir mettre en cause leur responsabilité. [...] La responsabilité personnelle des rédacteurs est engagée pour tous leurs écrits quels qu’ils soient, même anonymes; ces écrits (tracts, affiches, journaux, revues…) ne doivent porter atteinte ni aux droits d’autrui, ni à l’ordre public; quelle qu’en soit la forme, ils ne doivent être ni injurieux, ni diffamatoires, ni porter atteinte au respect de la vie privée. En particulier, les rédacteurs doivent s’interdire la calomnie et le mensonge. [...] Les lycéens s’interdisent tout prosélytisme politique, religieux ou commercial, sans pour autant s’interdire d’exprimer des opinions.»

La charte de la laïcité de Vincent Peillon, affichée dans tous les établissements en 2013, rappelait également que «la laïcité permet l'exercice de la liberté d'expression des élèves dans la limite du bon fonctionnement de l'École comme du respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions».

Appels à la responsabilisation

Mais les textes ont beau prévoir, les situations prennent parfois des tournures inattendues –surtout à l'époque actuelle. Alors même que des élèves, les déléguées et délégués de classe, disposent officiellement d'un statut de porte-parole, leur expression n’a rien évident et leur utilisation des réseaux sociaux effraient les adultes.

C’est l’histoire que me raconte un lycéen, Yann Schlecht: «Bonjour Madame, je suis actuellement conseiller académique à la vie lycéenne. Je suis amené (forcé) à changer d'établissement scolaire, car je dénonçais les pratiques pédagogiques, éducatives, administratives, discriminantes, violentes, sexistes, homophobes etc. dans mon ancien établissement.» J’ai contacté Yann, qui m'a raconté son conseil de discipline, son recours et le sursis obtenu grâce à la rectrice de son académie, Sophie Béjean –sursis qu’il n’a pas jugé satisfaisant.

L'affaire a commencé lorsque Yann s’est ému du comportement d’un enseignant qui d’après lui maltraitait ses élèves. Le lycéen raconte que ses notes étaient baissées, l’enseignant ne supportant pas son statut d’élu.

«Dès que j'ai dénoncé ouvertement ces pratiques, au début de l’année, souci: il m’avait pris en grippe car j’étais engagé. Trois tweets ont été retenus contre moi. [...] La rectrice a parlé d’attitude irrespectueuse pour expliquer la sanction.»

Pour la rectrice Sophie Béjean, c’est un comportement plus global qui a été sanctionné concernant cet élève. Elle revient sur la nécessaire responsabilisation des élèves quand elles et ils s’expriment en tant qu’élèves, et a fortiori en tant qu’élues ou élus. «Encourager la liberté d’expression des élèves doit permettre de les éduquer à se responsabiliser. En cela, c’est un outil de citoyenneté.»

Mais les enfants ne passent pas toute leur vie à l’école, et peuvent avoir envie de s’exprimer ailleurs. Bernard Collot se souvient par exemple d’une libre antenne que des adultes n’ont pas pu supporter: «De décembre 1975 à septembre 1976, dix minutes par jour sur Europe 1, puis tous les mercredis pendant une heure et demie jusqu'en mai 1977, Bertrand Boulin fit parler les enfants de 8 à 17 ans. De leurs désirs, de leurs angoisses, de leurs peines, de leurs espoirs. L'émission était tellement provocatrice qu'elle entraîna bien entendu des réactions politiques: “Quelles mesures compte prendre le Premier ministre devant cette incroyable succession de revendications en l'absence de toute référence aux devoirs? Il s'agit d'une véritable incitation de mineurs à la débauche et d'une opération de subversion morale qui sape et bafoue l'autorité dans la cellule familiale”, s'indignait un député, qui obtenait le sabordement de l'émission».

Engagement sanctionné

Depuis, les adultes n'ont eu de cesse de déconseiller aux élèves de s’exprimer politiquement, à l'image de l'actuel ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb: «La première chose que les professeurs devraient dire à leurs élèves, c'est qu'effectivement, quand on est un jeune mineur, on ne va pas nécessairement occuper son lycée, ni aller dans les manifestations qui peuvent dégénérer».

Le ministre réagissait alors à l’arrestation de plus de quatre-vingt-dix jeunes, dont des mineures et mineurs, devant le lycée Arago à Paris, brièvement occupé après une manifestation. Après avoir passé cinq à six heures dans un car de police, une partie des lycéennes et lycéens ont été retenus deux nuits en garde à vue –parfois sans que leurs parents ne soient prévenus.

Une pétition a été lancée et un recours devant le défenseur des droits déposé, ardemment défendu par Laurence de Cock, enseignante, militante syndicale et historienne: «On est tout de suite allées sur place avec ma collègue et amie Mathilde Larrère [les deux historiennes animent l'émission «Les Détricoteuses» sur Mediapart, ndlr]. On est mères d’ados, on a entendu les témoignages des parents, et  on a eu les larmes aux yeux. C’est vraiment un réflexe de mère et d’enseignante qui m’a fait bouger. Je trouve que la jeunesse est maltraitée physiquement et civiquement, et que la répression policière est aujourd’hui décomplexée. Je m’en suis rendue compte il y a deux ans, quand un lycéen avait été frappé par un policier devant le lycée Bergson lors d’une manifestation contre la loi Travail».

Laurence de Cock reprend sa posture d’enseignante et d’historienne pour interroger le regard posé sur la jeunesse: «On dénie à la jeunesse son intelligence et son sens critique. La bienveillance vis-à-vis des jeunes n’est plus de mise, avec cette idée alarmante qu'elles et ils n’ont pas à parler ni à s’engager. C’est en contradiction avec l’enseignement civique, qui constitue, depuis la IIIe République, un encouragement au développement de la culture démocratique, avec l’idée d’apprendre à argumenter et à débattre.»

Pour l’enseignante, il est nécessaire, dans une perspective pédagogique, d'accompagner les prises de paroles des élèves: «Il faut être dans l’écoute et amener les élèves à construire rationnellement leur discours. Comment le faire si on ne les écoute pas? La raison se construit à travers la liberté d’expression et les mots –mais des mots réfléchis, sinon on bascule». Un raisonnement qui fait écho à celui de Sophie Béjean, la rectrice de Strasbourg, pour qui «la liberté d’expression est une opportunité éducative».

Il faut s'abstenir de regarder les enfants comme des êtres qui nous déçoivent quand leurs propos s'écartent de ce qui est attendu d'elles et eux. La transgression permet finalement de mieux éduquer, parce qu’elle offre plus d'opportunités d'échanger. Regretter que les élèves s’expriment sur des sujets politiques, c’est réduire l’engagement à une participation docile et nier aux jeunes le droit d’avoir des convictions. Une société qui n’a pas autre chose à dire à ses enfants qu’elles et ils auraient mieux fait de se taire est une société qui renonce à éduquer.

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