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Il n'y a rien de plus beau que d'attraper le virus du football enfant. Le jeu devient un aspirateur à émotions. Le moindre résultat, même anecdotique, est pris très au sérieux. Chaque nom de joueur, sa taille, son âge sont enregistrés dans un tiroir du cerveau et on compte les jours jusqu’au prochain match de son équipe favorite.
J'ai eu la chance que la Coupe du monde 1998 m'agrippe le bras au moment où je commençais tout juste à m'intéresser au ballon rond. Le premier match que j'ai regardé du début à la fin était France-Afrique du Sud. Au coup de sifflet final, je suis allé imiter Christophe Dugarry sur le terrain qui jouxtait le gîte que mes parents louaient à Belle-Île-en-Mer pour les vacances.
Quelques jours plus tard, je suis resté scotché au canapé, étonné de la puissance physique d'un but, quand mon père s'est levé pour célébrer le pion de Laurent Blanc face au Paraguay. En demi-finale, j'ai pleuré quand la Croatie a ouvert le score. Des larmes qui m'ont privé de l'égalisation de Lilian Thuram, une poignée de secondes plus tard. Cette innocence du gamin devant la télé est un masque qui cache les contours sombres du spectacle sportif.
Que peut nous apprendre l'art à propos du foot?
Dix ans plus tard, j'ai passé mon bac tout en préparant les concours de Sciences Po. En lisant les sujets du concours de l'année précédente, je suis tombé sur cette question: «Le football est-il une nouvelle religion?». Des mots auxquels j'avais envie de répondre, même de manière brouillonne. C’est là que j’ai compris que, de manière insidieuse, la naïveté qui me portait en 1998 avait disparu au fil des années, balayée par la compréhension progressive des rouages qui grincent autour de vingt-deux hommes en short sur une pelouse.
Mais aujourd'hui, vingt ans après mes premiers cris devant un tirage de maillot, pourquoi aime-je encore le football, au point de regarder un match Belgique-Panama au premier tour du Mondial 2018, alors que j'écris dans le même temps des papiers sur le racisme dans les stades russes et la propagande brodée autour de cette Coupe du monde par le régime de Vladimir Poutine? Peut-être «par amour du jeu», comme l'affirme l'exposition éponyme qui se tient aux Magasins généraux, lieu culturel à Pantin (Seine-Saint-Denis), et ambitionne de retracer par l'art l'évolution miroir du football et de la société entre 1998 et 2018.
Les Magasins généraux de Pantin. | Romain Meffre et Yves Marchand
C'est dans cet ancien bâtiment industriel rénové en musée que mon rédacteur en chef m'a invité à trouver des réponses. «Vas-y pour explorer les liens entre le football et l'art», m'a t-il encouragé assez lâchement par mail. J'étais dubitatif. Que peut nous apprendre l'art à propos du foot? On sait déjà tout. Ce sport de pieds est foulé par l'argent roi, la corruption, la starification des joueurs, le dopage, la géopolitique... Il n'en reste pas moins qu'un geste technique, une passe de soixante mètres, un pressing orchestré avec minutie restent des gestes sublimes que l'on apprécie pour leur essence. On peut se passionner à la fois pour les vices de ce sport et aimer tout autant ses aspects tactiques et techniques, dont la complexité est une forme d'intelligence évoluée.
Zidane et Buffon, le dieu et le diable
En déambulant entre les œuvres de l'exposition, l’omniprésence du thème de la religion frappe l’œil. Dans leur création «Païen», Lia Pradal et Camille Tallent capturent sur le vif des portraits de joueurs détournés en idoles religieuses. Des poses extatiques se succèdent à travers des gros plans en basse définition. «Nous nous sommes inspirés des codes de la peinture religieuse et du missel d'église pour venir exacerber leurs postures déjà mystiques», explique le duo originaire de Pantin.
Lia Pradal et Camille Tallent, La Grand-Messe, six tirages jet d'encre, 2017.
Plus loin, Stéphane Pencréac'h, peintre installé à Montreuil, immortalise la panenka réalisée par Zidane en finale de la Coupe du monde 2006, face au gardien italien Buffon. Le tableau a la forme et le style d'une fresque médiévale. «C'est un triptyque. Il y a trois éléments: Zidane, Buffon et le ballon, décrit-il. Ce tableau est totalement italien d'une certaine façon. Le religieux n'est pas très éloigné: Zidane est un dieu, Buffon un diable ou un farceur, et le fond de ma toile est constitué des mailles octogonales du filet qui créent un vitrail. Le football est une religion.»
Stéphane Pencréac'h, L'homme le plus cool du monde (Panenka 2006), huile et acrylique sur toie, 2018.
Me revoilà à préparer Sciences Po. Au-delà du prêt-à-penser qu'est l'expression «opium du peuple», en quoi le football ressemble-t-il à une religion? Et qu'apporte l'art là-dedans? J'ai longtemps pensé que le football n'était pas comparable à une religion au sens où il n'y a pas tout un pan de la société, comme le clergé, qui contrôle les masses populaires via le ballon rond. On peut être architecte, facteur ou ouvrier et détester le foot: personne ne vous jettera sur le bûcher pour autant, même si vous le criez sur les toits. Que vous soyez français, brésilien, iranien ou chinois. Le plus populaire des sports noue en réalité un rapport plus discret, mais tout aussi asservissant avec la population.
L’artiste brésilien Romain Vicari a créé une œuvre d’art en forme d’autel où se mêlent une scène et un char de carnaval. Dessus, des billets de banque éparpillés se mêlent à une structure jaune et transparente qui intègre des logos de football et évoque un vitrail. «J’ai choisi de reprendre ce thème du football au Brésil, et de mettre en lumière les liens qu’il entretient avec deux grands pôles de l’entertainment: le politique et le religieux. Dans de nombreux endroits, la religion et le football prennent la place de l’école», estime-t-il.
Romain Vicari, Rumo ao Hexa!, photomontage de recherche pour l'installation Rumo ao Hexa!, 2018.
«Un lifestyle plus qu’un sport»
C’est dans cet espace de socialisation qu’est l’école, que les valeurs du football, qui ont beaucoup changé entre 1998 et 2018, modèlent des enfants livrés au discours de starification du foot business. Un univers dans lequel l’individu a pris une place de plus en plus croissante sur le collectif et où une vedette comme l’attaquant de l’équipe de France Antoine Griezmann va mettre en scène dans un documentaire d’une cinquantaine de minutes sa décision de prolonger un contrat à beaucoup de zéros.
«Les éducateurs du club de Pantin nous ont dit qu’ils se rendent comptent que l’esprit de partage, même dans une petite structure comme la leur, s’écroule aux dépens de gamins qui parlent moins de leur passion du jeu que de plan de carrière», glisse Keimis Henni, co-commissaire de l’exposition «Par amour du jeu» avec Anna Labouze. Dans un angle du bâtiment, l’artiste Ben Elliot donne vie à ce sport marketing en montant de toute pièce une très réaliste boutique trompe-l’œil où se mêlent des fringues et des équipements de grandes marques.
Ben Elliot Shop.
«Ce qui nous a peut-être le plus marqué dans le montagne de cette exposition, et que montre bien l’œuvre de Ben Elliot, c’est qu’en vingt ans le football est devenu un lifestyle plus qu’un sport. Son processus de starification a suivi l’évolution d’une société qui s’est encore un peu plus individualisée et dans laquelle les individus se mettent en scène», analyse Keimis Henni.
C’est ce que donne à voir l’art contemporain du football, sport devenu religion où Dieu est invoqué à coups de likes plutôt que de buts.
Par amour du jeu 1998-2018
Magasins généraux
1 rue de l'Ancien Canal
93500 Pantin
Exposition du 9 juin au 5 août 2018, tous les jours de 11h à 20h. Entrée libre.
Festival du 9 juin au 15 juillet 2018, du mercredi au dimanche à partir de 11h.