Société

Pourquoi Erdoğan séduit tant de jeunes musulmans franco-maghrébins

«Ce que ces jeunes admirent chez les Turcs et les Franco-Turcs, c’est leur capacité à se mobiliser, à se solidariser, et le fait qu’ils bossent sérieusement!»

Le 17 juin 2018, lors d'un rassemblement pré-électoral de l'AKP (Parti de la justice et du développement) sur la place Yenikapi à Istanbul, les drapeaux turcs flottent devant un immense portrait du président et leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan. | Aris Messinis / AFP
Le 17 juin 2018, lors d'un rassemblement pré-électoral de l'AKP (Parti de la justice et du développement) sur la place Yenikapi à Istanbul, les drapeaux turcs flottent devant un immense portrait du président et leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan. | Aris Messinis / AFP

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Lille, Strasbourg

«Au moins Erdoğan, lui, il a le courage de le dire!» Ce dimanche 10 juin, la caravane des quartiers, une initiative militante dénonçant l’islamophobie, s’est installée à Wazemmes (Lille). Sono branchée, café et thé servis, la discussion est lancée. C’est un jeune Franco-Marocain qui prend la parole pour saluer le «courage» du président turc.

La veille, en pleine campagne électorale en Turquie, Recep Tayyip Erdoğan a vivement dénoncé l’intention du gouvernement conservateur autrichien d’expulser soixante imams et de fermer sept mosquées financées par Ankara. «Ils disent qu’ils vont bouter hors d’Autriche nos hommes de religion. Croyez-vous que nous ne réagirons pas si vous faites une telle chose?», a déclaré le numéro un turc, estimant que ces mesures vont entraîner une «guerre entre les Croisés et le Croissant» tandis que son porte-parole dénonçait, lui, «la vague populiste, islamophobe, raciste et discriminatoire» autrichienne.

Une partie de la réalité, pas toute la réalité

Tout à son admiration pour l’homme fort de Turquie, ce jeune Franco-Marocain n’évoque pas les photos qui ont déclenché l’ire de l’ensemble de la classe politique autrichienne et témoignent de l’importation des pratiques islamo-nationalistes turques en Europe. Pris dans une mosquée, des clichés montrent en effet de jeunes garçons en tenue de camouflage alignés en rang, faisant le salut militaire et agitant des drapeaux turcs. On les voit également allongés pour figurer les victimes de la bataille de Gallipoli, leur corps enroulé dans un drapeau turc.

L’enthousiasme des jeunes franco-maghrébins des quartiers populaires vis-à-vis du président turc irait grandissant, selon le sociologue Saïd Bouamama, l’un des animateurs de la Caravane des quartiers. «À leurs yeux, Erdoğan c’est celui qui "tient tête à ceux qui nous font courber l’échine". Paupérisée et précarisée, cette génération franco-maghrébine se sent isolée et diabolisée, jugée dans sa foi et constamment questionnée sur son droit à être française. Alors elle s’accroche au moindre élément de résistance: Erdoğan en est le principal.»

Le modèle turc

De nombreux jeunes des cités vont en vacances «low cost» en Turquie. Ils y découvrent une société de consommation à la française, qu’ils apprécient, et en même temps la possibilité de vivre l’islam sans être tout le temps sommés de choisir. «Il y a le sentiment chez de nombreux jeunes franco-maghrébins qu’il leur est demandé de cesser d’être musulman pour être français, donc la Turquie apparait comme un modèle où citoyenneté et foi sont compatibles» confirme Saïd Bouamama.

Âgé de 37 ans, père de six enfants, le Franco-Marocain Mourad Ben Mahdi, qui se présentait aux législatives de 2017 sur la liste du Parti de l’égalité et de la justice (PEJ), une émanation française du Parti de la Justice et du développement (AKP, au pouvoir en Turquie) raconte que c’est un Turc qui lui aurait fait prendre conscience du poids des Français d’origine maghrébine : «Il m’a dit […] qu’ on pourrait avait autant de pouvoir que le lobby LGBT».

Fondateur du Front uni des immigrations et des quartiers populaires, Saïd Bouamama, franco-algérien, fut l’une des figures des Indigènes de la République avant d’en démissionner. Il s’est aussi rendu en Turquie. Mais ce sociologue et militant syndicaliste y possédait «les bons contacts pour regarder derrière le rideau et percevoir les contradictions voilées par l’image d’une société en apparence démocratique».

Se faire piquer la mise par Erdoğan en France

Préoccupé par cette «fascination» de certains jeunes des cités pour Erdoğan malgré les dérives autocratiques de celui-ci, Bouamama décrit «le combat contre l’islamophobie comme un antidote à toute tentation totalitaire dans les quartiers. Or si ce sont d’autres qui symbolisent ce combat, à savoir le gouvernement turc et ses satellites en France, on perd ce levier, et c’est Erdoğan et son régime qui remporteront la mise… »

«Cet élan [vers Erdoğan ] est plus opérationnel qu’idéologique, selon le statisticien français d’origine égyptienne, et ex porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), Marwan Muhammad. Ce que ces jeunes admirent chez les Turcs et les Franco-Turcs, c’est leur capacité à se mobiliser, à se solidariser, et le fait qu’ils bossent sérieusement!»

Marwan Muhammad est bien placé pour juger du soutien de l’État turc. Il a été invité plusieurs fois en Turquie par les autorités, lesquelles, confirme-t-il, «sont très à l’écoute sur ce sujet, d’autant que leurs ressortissants en France en souffrent. Le président Erdoğan a multiplié les prises de paroles fortes dans des enceintes internationales et le gouvernement turc consacre une part non négligeable de son budget à cette mobilisation. À l’OSCE par exemple [Marwan Muhammad y a été conseiller spécial de 2014 à 2016 ndlr], c’est la Turquie qui est le plus gros contributeur à la lutte contre l’islamophobie».

On peut être de gauche, militant à la CGT et fan d'Erdoğan

Croire que l’enthousiasme pour Erdoğan ne provient que des seuls jeunes a-politisés des cités serait cependant une erreur. «On peut s’appeler Fatima ou Mohamed et être délégué ou élu CGT. Comme le sujet de l’islam y est tabou, on ira militer contre l’islamophobie en dehors du syndicat et c’est là que Fatima et Mohamed peuvent se faire cueillir par les Turcs, poursuit Saïd Bouamama. C’est comme si c’était séparé dans leur têtes, ils ont des réflexes de classe mais le problème identitaire passe avant…»

À Strasbourg, Hulliya Turan, Française originaire de Turquie, secrétaire départementale au Parti communiste français et élue CGT, confirme: «Tu as beau être syndicaliste et de gauche, religieux tu restes le musulman du coin, ce qui peut alimenter cette sorte de schizophrénie qui fait que tu défends des valeurs démocratiques à l’intérieur du syndicat mais pas à l’extérieur et que tu vas considérer Erdoğan comme un démocrate»

«Face à Israël, Erdoğan est notre porte-voix»

À la suite du massacre du 14 mai 2018, lorsque soixante manifestants palestiniens ont été tués par l’armée israélienne à Gaza, le Président turc a multiplié les déclarations condamnant Israël, en comparant le traitement réservé aux Palestiniens de la bande de Gaza à la persécution des Juifs en Europe par les nazis, traitant Netanyahou de «terroriste» et fustigeant la «passivité» de l'ONU. Ce qui n'est pas nouveau dans sa bouche mais il a paru, cette fois plus que jamais, le seul chef d'État à le faire si fort et si nettement.

«Face à Israël, Erdoğan parle juste, il est notre porte-voix, c’est pas comme le roi du Maroc ni le roi d’Arabie Saoudite, allié avec les États-Unis et Israël», juge Rachid (le prénom a été changé). Ce jeune Franco-Marocain vivant à Strasbourg ne tarit pas d’éloges sur la communauté turque: «Eux ils travaillent, c’est pas comme nous les Marocains on est des fainéants», me dit-il en m'accompagnant voir l'impressionnant et monumental nouveau Consulat de Turquie à Strasbourg, situé à deux pas des institutions européennes.

À Lille, Dogan Kaçmaz est vice-président de l’association des Franco-Turcs du nord. Sur son compte Twitter, il a posté un message d'Islam info reproduisant une photo de l'agence de presse turque Anadolu, supposé hommage des Palestiniens à la Turquie, étendard à l'appui.

Voilà plusieurs années que, depuis le coup d’éclat d’Erdoğan face à Shimon Peres en 2009 à Davos, Dogan Kaçmaz a constaté cette admiration des Franco-Maghrébins pour le président turc, laquelle, remarque-t-il, s’est amplifiée au fil des années: «Les discours d’Erdoğan sur les injustices subies par les Palestiniens de la part de l’État sioniste tranchent avec le silence des nations, des dirigeants arabes et des médias. Mais il est vrai que ces jeunes connaissent bien peu la Turquie. Ils ignorent par exemple que celle-ci et Israël entretiennent des relations commerciales».

Cette «Erdoğan omania» ne traduirait-elle pas alors chez certains jeunes Franco-Maghrébins le «culte de l’homme fort» – élu de surcroit– et teinté d’islam politique ?

«Ils ne voient pas de solution à court terme au problème palestinien alors que Tel Aviv ne respecte pas les résolutions des Nations Unies et que l’appel à sanctionner Israël est interdit en France. Alors celui qui prend la fonction tribunicienne est perçu comme leur porte-parole. Il se trouve que c’est actuellement Erdoğan mais attention de ne pas "pathologiser" cette réaction et de tout ramener à l’islam politique», avertit Saïd Bouamama.

A Strasbourg , la gauche refuse de manifester avec les Franco-turcs

Pour autant, les associations et partis de gauche (dont Attac, ATMF, MRAP Strasbourg, NPA) qui ont appelé à manifester le 19 mai à Strasbourg en soutien au peuple palestinien, et réclament la suspension de l’accord UE/Israël, le boycott et les sanctions pour Israël n’ont pas voulu que les associations «franco-turques» proches d’Ankara défilent à leurs côtés de «crainte que celles-ci brandissent des drapeaux turcs et l’effigie d’Erdoğan » selon l’un des organisateurs.

Qu’à cela ne tienne. Le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), bras en France et en Europe du Parti turc de la justice et du développement (AKP), a appelé à une seconde manifestation de solidarité avec la Palestine, le lendemain. Sous le mot d’ordre «Stop au massacre», ce collectif «Strasbourg Palestine 2018», composé de près de 20 associations, a réuni environ 1.400 personnes selon les Dernières nouvelles d’Alsace. «Les jours précédant la manif, les responsables du Cojep ont fait passer sur les réseaux sociaux la consigne de privilégier les drapeaux français et palestiniens, plutôt que turcs, mot d’ordre cependant peu suivi», témoigne un Strasbourgeois qui a assisté au rassemblement.

«Sur le terrain, les Franco-Turcs possèdent un nombre d’entrepreneurs et d’associations proportionnellement bien plus important que leur présence démographique pourrait le laisser imaginer. C’est un véritable réseau qui possède une vraie capacité à mobiliser, à s’investir et à subventionner des actions ou des infrastructures», décrit Marwan Muhammad.

Pas question cependant pour ce dernier de commenter la situation intérieure de la Turquie, au contraire de Saïd Bouamama qui n’hésite pas à dénoncer la violence d'un capitalisme effréné et le paternalisme social et autoritaire qui l'accompagne. Selon le sociologue lillois, cette admiration pour Erdoğan tient cependant plus de l’effet d’aubaine que d’une véritable adhésion à la pensée du président turc. «Tôt ou tard les contradictions d’Erdoğan apparaitront à plein de jeunes Franco-Maghrébins. Il faut leur montrer par exemple que la Turquie a toujours d’étroites relations commerciales avec l’UE et avec Israël, au contraire de ce que veut laisser croire le président turc».

Et puis Saïd Bouamama souhaiterait faire connaitre en France le mouvement des musulmans anticapitalistes turcs. Pour cela, il nourrit un projet: organiser une tournée de conférences dans les cités où ces militants viendraient de Turquie expliquer pourquoi ils sont opposés au président Erdoğan et à son alliance islamo-nationaliste.

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