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Les hooligans russes ont tout intérêt à bien se tenir pendant le Mondial

De nombreux incidents racistes émaillent les stades russes, alors que le pays s’apprête à accueillir le plus grand événement footballistique mondial à partir du 15 juin.

Mbappe et Pogba au stade de Saint-Petersbourg, le 26 mars 2018. | Franck Fife / AFP
Mbappe et Pogba au stade de Saint-Petersbourg, le 26 mars 2018. | Franck Fife / AFP

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C’était le 27 mars dernier. La France battait la Russie à Saint-Pétersbourg lors d’un match amical entre les deux équipes. Le milieu Paul Pogba avait claqué un coup-franc somptueux et fait taire momentanément les critiques à son encontre. Mais les chants de singes et insultes racistes ont, elles, perduré dans le stade.

Un autre joueur, Ousmane Dembélé, a été aussi ciblé par des cris de singe selon un photographe de l’AFP. Ces événements ont rappelé à quelques mois du mondial en Russie, qui commence le 15 juin, que le racisme y est toujours prégnant. Chaque année, le FARE (Football Against Racism in Europe) et l’ONG russe SOVA publient un rapport sur les discriminations dans les trois premières divisions du football russe, qui répertorient aussi les incidents racistes, homophobes et plus globalement de manifestation de l’extrême droite. De 95 incidents recensés sur la saison 2014-2015, on est monté à 101 en 2015-2016, avant de descendre à 89 en 2016-2017.

Cette saison, ce chiffre s’établit à 80, dont 51 actes qui relèvent de symboles et slogans néo-nazis et 14 de racisme. On a aussi relevé 19 occurrences de chants à caractères discriminatoires, contre deux l’année dernière. Cela fait six ans que le FARE travaille avec les autorités russes, explique Piara Powar, le directeur exécutif de l’organisme. «Nous avons d’abord essayé de sensibiliser sur ces incidents et nous nous sommes adressés aux autorités footballistiques et gouvernementales pour faire en sorte que ce problème soit mis en haut des priorités. Nous avons essayé qu’elles en mesurent la portée pour que cette Coupe du monde n’ait pas les mêmes incidents que dans le football domestique russe», indique-t-il.

On revient de loin

La Russie a longtemps laissé ce sujet de côté. «Pendant longtemps, les autorités russes ont refusé de reconnaître un quelconque problème. Il n’y avait que deux réponses possibles et interchangeables en matière de racisme, détaille Ronan Evain, le directeur de Football Supporter Europe. La première était de dire que le pays était métissé culturellement. Elles disaient qu’il n’y avait pas de problème de racisme car il y avait 120 et quelques ethnies, tant de peuples héritiers de la grande URSS… Ce qui n’allait pas bien loin. Et l’autre réponse, c’était de dire qu’il y avait quelques débordements mais que c’était pire en Allemagne ou en Angleterre. Ce qui n’était pas non plus très progressif.»

Des supporters russes provoquent des supporters anglais à Lille, le 14 juin 2016. | Léon Neal / AFP

À partir de la saison 2014-2015, la Russie «s’est mise en phase de rattrapage», estime celui qui est aussi un spécialiste du supportérisme russe, ce qui s’est traduit par des sanctions envers les clubs pour les faits de racisme qui avaient lieu dans les stades. «La Russie était en retard du point de vue des infrastructures, avec des stades vieillissants. Et en terme des procédures disciplinaires et judiciaires qui pouvaient entourer les débordements dans les stades, il n'y avait pas grand-chose. Du coup, elle a commencé à adopter les standards internationaux et européens en la matière. Avec la création de procédures, du métier de stadier qui n'existait pas forcément avant. Ça s'est fait progressivement et assez doucement dans le cadre de la préparation à la Coupe du monde.»

Avant cela, les incidents comme les jets de bananes ou les cris de singes n’étaient pas considérés comme «très graves». Ils sont désormais répréhensibles. «C’est la vraie évolution, témoigne Ronan Evain. Pendant longtemps, la seule chose qui pouvait engendrer une interdiction de stade pour racisme c'était une croix gammée. On revient de loin.»

Pour Vincent Tanguy, journaliste chez Footballski, pure-player sur le football est-européen, «il y a eu une prise de conscience parce qu’il y a la Coupe du monde». «Ce qui a accéléré les choses, ce sont les événements de Marseille en 2016 [lorsque des hooligans russes s’étaient battus avec des fans anglais, ndlr] où les autorités ont d’abord soit apporté leur soutien aux supporters russes, soit nié la gravité des événements, répond Ronan Evain. Il y a eu néanmoins après cela une prise de conscience sur l'impact négatif que pouvait représenter ce type d'incident sur l'image de la Russie, à deux ans de la Coupe du monde. Après l'Euro 2016, il y a eu une accélération des réformes sur ces questions-là.»

«Tu m’as traité de singe?»

Ce qui n’a pas empêché de nombreux actes cette saison, dans toutes les catégories footballistiques. Par exemple, un match de l’UEFA Youth League (la Ligue des champions des catégories jeunes) entre le Spartak Moscou et Liverpool a vu des chants et insultes racistes être lancées envers un des joueurs anglais, d’origine nigériane. Un match de 3e division entre le FC Ararat Moscou et le FC Torpedo a été le théâtre d’insultes homophobes et racistes contre l’équipe de l’Ararat, comme «tarlouzes noir et jaune» et «ânes noirs». Et dans un match de première division, c’est un joueur brésilien de Grozny, Rodolfo, qui aurait été insulté par le joueur russe Pavel Mamayev. «Qui est un singe? Tu m’as traité de singe?», avait lancé le premier au deuxième selon le rapport de FARE. Après le match, Mamayev s’était excusé.

«L’objectif de la Russie est évidemment de donner une bonne image, explique Vincent Tanguy, qui a vécu neuf ans en Russie. Poutine ayant été réélu, l’objectif majeur est que la compétition se passe sans problème, tant sur la sécurité face au terrorisme que sur le racisme [...]. Ils disent que les problèmes de racisme ne peuvent être endigués mais ils vont faire le maximum. Je sais en connaissant le pays qu’ils vont verrouiller les choses, contrôler à fond. Je ne pense pas que ce problème-là ressorte réellement pendant le Mondial.»

Une police touristique a été mise en place, souligne-t-il. Des agents du ministère de l’Intérieur, parlant plusieurs langues, sont là pour «sécuriser les supporters». Le travail de la Russie se traduit aussi par la mise en place de la FAN ID, le document d'identification exigé par les autorités nationales et nécessaire pour entrer dans les stades, que l’on obtient après avoir acheté une place. «C’est déjà symptomatique du fait qu’ils veulent contrôler l’ensemble des participants à la Coupe du monde, précise Vincent Tanguy. À ce niveau-là, ça va “nettoyer” pas mal de choses. Et il y a aussi la volonté pour les autorités de cibler les personnes qui posent problème.»

Les hooligans se savent surveillés

En premier lieu, les hooligans russes. «Les autorités vont faire ce qu’elles connaissent: faire un listing de l’ensemble des hooligans que l’on connaît et créer une liste noire, d’environ 400 personnes mais on sait qu’il y en a plus. Et on les interdit de toute entrée dans les stades. Les services de sécurité les chapeautent et les préviennent de ce qui les attend. Ils essayent de calmer les perturbateurs en disant: “Chez nous, ce n’est pas possible, voilà ce qu’il vous attend sinon, on vous conseille de vous calmer”. Et ils vont se calmer, les retours des hooligans dans certaines interviews le prouve. Ils n’ont pas prévu de faire du grabuge au pays», prévient le journaliste qui s’appuie notamment sur l’interview d’Alexander Shprygin, un supporter russe soupçonné d’avoir été au coeur des affrontements avec les Anglais en France en 2016.

«Pendant la Coupe du monde, la majorité des hooligans vont préférer quitter les grandes villes. Ils ont peur de la répression. C’est impossible qu’il se passe la même chose qu’à Marseille. Ici, la plupart des hooligans seraient en prison, déclarait ainsi le hooligan russe au Parisien en janvier. À Marseille, pendant que les Anglais buvaient et lançaient des bouteilles, la police ne faisait rien. En Russie, il y aura sans doute des insultes et des petites bagarres, mais il n’y aura pas de grosses “guerres” organisées. À Moscou, le niveau de sécurité est bon, ce n’est pas la Somalie ou l’Irak. Après, il faut juste que les touristes ne cherchent pas les ennuis.»

«On ne peut pas oublier que la Russie n’est pas un pays ultra-libre. Il y a un service de sécurité important donc les hooligans savent que si quelque chose de négatif se produit, ce sera grave pour eux.»

Vincent Tanguy, journaliste chez Footballski

«On ne peut pas oublier que la Russie n’est pas un pays ultra-libre, abonde Vincent Tanguy. Il y a un service de sécurité important donc les hooligans savent que si quelque chose de négatif se produit, toute l’image du pays sera impactée et pour eux ce sera grave. On a déjà vu ça pour les sept ou neuf personnes qui ont fait des chants racistes lors de Russie-France. Ceux-là ont été identifiés, on les a interdits de stade et ils ont été très clairement écartés.»

Certains médias parlent même d’assignations à résidence pour les hooligans les plus dangereux. Une mesure dont la réalité divise. «Je n’en ai absolument pas connaissance, avoue Ronan Evain. Ce n’est pas un outil qui est utilisé dans le cadre du football. Ce n’est pas un sujet qui voit des violations majeures de libertés». «Ce type d’agissement est bien possible, répond Vincent Tanguy. Ça peut se faire et ça peut arriver! En Russie, franchement, on a vu pas mal de choses.»

Des groupuscules d’extrême droite ont également été dissous par la Russie en prévision de la compétition, selon Piara Powar, qui nuance cependant: «Certains groupes hooligans d’extrême droite ont compris que l’État russe les punirait sévèrement mais certains membres pourraient ne pas résister à la tentation d’être impliqués dans des actes de violence. Ce n’est pas facile à prédire. Mais nous savons que l’État russe a des ressources considérables qui seront utilisées et les gens comprennent ce qui arrivent quand ils contredisent les volontés de l’État».

Des mesures dans la durée? 

Pour lui, lorsqu’un événement comme une Coupe du monde a lieu, «la population entière comprend qu’elle sera scrutée par le monde. Et habituellement, elle change son comportement, se comporte de façon plus accueillante». Le directeur exécutif de FARE cite par exemple l’Afrique du Sud où «le taux de criminalité avait baissé» ou le Brésil. À de nombreuses reprises, les actions des gouvernements et de la population évoluent. «Il y a différents niveaux de compréhension pour appréhender le comportement des citoyens dans une Coupe du monde, mais ça ne veut pas dire que des incidents ne se produiront pas. Ça va dépendre des circonstances, du match, il y a beaucoup de facteurs…»

Le directeur exécutif du FARE se demande néanmoins si les autorités «arrêteront leurs actions après le Mondial ou continueront à combattre ce fléau? C’est une question ouverte».

«On n’est pas dans un changement durable de la société russe, mais un assainissement du climat autour des stades, ce qui est déjà un progrès en soi.»

Ronan Evain, directeur de Football Supporter Europe

Ronan Evain abonde: «On voit vraiment un ralentissement notable des incidents. Les clubs se sont rendu compte que c’est catastrophique pour leur image. Le problème, mais c’est celui de n’importe quel pays de foot, c’est qu’on a des clubs et des instances qui font le boulot dans les stades, mais ça s’arrête là. On soigne les manifestations mais pas les symptômes. Le football russe n’est pas impliqué dans des actions d’éducation, mais comme l’immense majorité de ses collègues européens. On n’est pas dans un changement durable de la société russe mais un assainissement du climat autour des stades, ce qui est déjà un progrès en soi car ce n’est agréable pour personne, encore moins pour les minorités ethniques d’entendre des manifestations racistes quand on voit du foot à la télé. Les stades sont plus sûrs mais ça n’a pas d’impact durable sur la société russe.»

Et les amendes ne sont pas très dissuasives. «Celles décidées par le comité disciplinaire sont un peu ridicules, juge Ronan Evain. C’était 1.300 euros pour le Spartak Moscou ou le Zénith Saint-Pétersbourg [deux grands clubs du pays, ndlr]. Ce n’est pas ça qui va changer les choses.» Et parfois, les sanctions touchent tout le monde. Par exemple, lors de la fameuse rencontre entre le FC Ararat Moscou et le Torpedo, l’entraîneur du club insulté, Alexander Grigoryan, un Arménien de 50 ans, a montré son majeur aux supporters adverses. Après la partie, Grigoryan avait déclaré aux médias: «Est-ce que vous pensez que je devrais rester silencieux après s’être fait manquer de respect par des chants comme ça?». Au final, le Torpedo avait écopé d’une amende d’environ 700 euros. Grigoryan, lui, avait pris deux matchs de suspension pour avoir réagi.

«Le racisme n’existe pas en Russie»

Un bon exemple du changement de la mentalité russe, et en même temps de ses limites, est Alexeï Smertine. Ancien joueur des années 2000 passé par Bordeaux ou Chelsea, il a été nommé inspecteur de la Fédération russe de football (RFS) chargé des questions de racisme et de discrimination en 2017. Deux ans auparavant, il avait déclaré à la BBC que le «racisme n’exist[ait] pas en Russie».

Alexeï Smertine en pleine action le 6 mars 2002 à Sedan. | François Nascimbendi / AFP

Ce dernier a depuis «changé d’avis» à ce sujet selon Piara Powar, qui l’a rencontré. «Je pense qu’il essayait de dire, maintenant que je le connais, que le racisme n’allait pas être un problème à la Coupe du monde en Russie. Il l’avait dit sous une mauvaise forme mais il ne réfute pas le fait qu’il y a un problème. Il fait des choses qui sortent de l’ordinaire, ce qui dans la situation politique actuelle n’est pas si facile. Et je pense qu’il prend le rôle à coeur», indique le responsable du FARE.

Pour Ronan Evain, impliquer un ancien joueur connu «n’est pas une mauvaise idée en soi» et représente un signe positif. Sauf qu’Alexeï Smertine a une casquette trop large:

«Il a plus un profil d'ambassadeur de la lutte contre le racisme que celui d'officier anti-discrimination. Il est censé tout faire. Et le problème de Smertine c’est que son rôle n’est pas de demander des sanctions. Son rôle est de promouvoir l’éducation, un sport inclusif etc… À chaque fois qu’il fait une interview c’est pour demander des sanctions plus importantes. Il y a un peu un mélange des rôles. Son rôle n’est pas clair et n’avance pas à grand chose.»

Ses déclarations de 2015, même s’il a évolué, montrent «qu’il aurait été possible de trouver quelqu’un avec une sensibilité plus importante», selon le spécialiste du supportérisme russe. «Il est de bonne volonté mais pour mener des véritables actions d’éducation, il faudrait quelque chose de plus consistant.»

L’action de Smertine a tout de même permis la mise en place d’un système d’observateurs dans les compétitions russes cette saison. Grâce à ces observateurs, un nombre «important» de chants dans les tribunes ont été recensés, selon le FARE. Notamment ceux envers le gardien du Lokomotiv Moscou Guilherme. Brésilien naturalisé russe, il a intégré la sélection nationale et va participer au Mondial. Il est devenu la victime des chants racistes des supporters du Spartak Moscou. En juillet, plusieurs milliers de supporters du Spartak chantaient à son encontre: «Banana, banana-mama, pourquoi diable notre équipe nationale a besoin d’un singe?» («diable» était évidemment plus insultant dans la VO).

Vincent Tanguy, «grand fan» du Spartak lui-même, prend ce fait pour montrer l’ampleur des ambiguïtés russes: «Les supporters sont très patriotes, on est entre le racisme et le nationalisme. En tout cas dans cette situation-là. Les supporters du Spartak le ciblent régulièrement. Et dans un autre sens, il y a des joueurs noirs au club, comme Quincy Gomes, qui disent qu’il n’y a aucun problème et qu’il n’y a pas de racisme en Russie. D’autres anciens joueurs ont fait des interviews dans des médias russes pour dire qu’il n’y avait pas de soucis majeurs. Chacun voit ce qu’il veut. La Russie va mettre un voile pendant le Mondial sur ces problèmes, et tout ressortira après.»

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