Société / Culture

Au Moyen Âge, Mamoudou Gassama aurait été sacré chevalier

Sauver un enfant pour devenir un héros: derrière le fait-divers, une fascination pour la prouesse qui renvoie directement aux chevaliers médiévaux.

Les miracles d’Agostino Novello sauvant des enfants tombés, vers 1328, Simone Martini, (Sienne, Pinacothèque Nationale). | Wikimedia CC <a href="https://sq.wikipedia.org/wiki/Simone_Martini#/media/File:Simone_Martini_072.jpg">License by</a>
Les miracles d’Agostino Novello sauvant des enfants tombés, vers 1328, Simone Martini, (Sienne, Pinacothèque Nationale). | Wikimedia CC License by

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L'information en elle-même n'est guère plus qu'un fait divers: samedi dernier, à Paris, Mamoudou Gassama, un jeune homme vivant en France depuis quelques mois, a sauvé un enfant suspendu à un balcon du quatrième étage, en grimpant sur la façade. Si les images sont indéniablement impressionnantes, le plus intéressant est de voir le sort réservé à ce jeune homme: il est immédiatement devenu un héros, tel un chevalier médiéval ayant accompli un beau fait d'armes... Culte de l'exception, place des héros dans le corps social, mise en scène du pouvoir: il y a beaucoup à analyser derrière l'anecdote.

Le processus d'héroïsation

Très tôt en effet, la presse reprend le fait divers et célèbre «l'exploit» d'un «héros». Mamoudou Gassama reçoit les félicitations de la maire de Paris, de divers hommes et femmes politiques, et est même reçu à l’Élysée par Emmanuel Macron himself... Sur Twitter, son nom devient l'un des hashtags les plus partagés dans la journée de lundi.

Pour le médiéviste que je suis, tout ça évoque irrésistiblement la place-clé qu'occupe, dans les mentalités chevaleresques, la prouesse (les hashtags en moins). Le mot, dérivé de preux, apparaît (sous la forme proecce) dans la Chanson de Roland, au tout début du XIIe siècle. Une prouesse est à la fois une action d’éclat, qui sort de l’ordinaire, et une action héroïque, preuve du courage de celui qui l’accomplit. Ainsi définie, il est indéniable que Mamoudou Gassama a accompli une prouesse.

Les chansonniers et troubadours s'emparent des prouesses des chevaliers pour en faire des haut-fait. Les légendes individuelles s'articulent autour de telles actions. Ainsi de Godefroy de Bouillon, premier souverain du royaume de Jérusalem: tous les chroniqueurs répètent à l'envi comment il a, d'un magistral coup d'épée, tranché un Turc en deux au cours d'une bataille en Asie Mineure. Un peu plus tard, il récidive en décapitant un chameau d'un seul coup d'épée.

Très vite, la prouesse ne désigne plus seulement une action précise mais devient la base même de l'identité du héros. La Chanson d'Orange, par exemple, célèbre «le valeureux Guillaume dont la prouesse brille». À ce moment-là, on passe d'une prouesse à la prouesse, qui recoupe toutes les qualités physiques et morales qui font la vaillance et le courage d'un chevalier. Comme le montre bien George Duby, prouesse et largesse sont dès lors les deux piliers de l'identité chevaleresque.

La gloire et l'adoubement

L'importance de cette prouesse renvoie à la place fondamentale de la réputation. Les chevaliers médiévaux sont en effet obsédés par leur réputation, cette fama insaisissable, toujours changeante, qui peut faire la gloire d'un homme ou au contraire traîner son nom dans la boue. Cela s'inscrit dans le cadre plus large d'une «société de l'honneur» où l'existence sociale compte souvent plus que l'existence physique: on préfère mourir qu'être déshonoré.

Les exploits forgent la bonne réputation d'un chevalier. Ils permettent de se distinguer, éternel souci des aristocraties: il faut montrer qu'on est meilleur que les autres, plus brave, plus courageux, plus fort... Et le mettre en scène en utilisant les médias de l'époque: avant les tournois, Guillaume le Maréchal, surnommé le «meilleur chevalier du monde», paie des troubadours pour chanter ses exploits –c'est aussi une bonne façon de casser le moral des adversaires...

La réputation des chevaliers forme un véritable capital social qu'ils savent utiliser pour obtenir des récompenses concrètes –souvent sonnantes et trébuchantes, car, n'en déplaise aux romans arthuriens, les chevaliers ne vivent pas que d'amour et d'eau fraîche. Sur le champ de bataille, le bon seigneur récompense ses guerriers les plus vaillants en leur accordant un titre, une épouse ou une terre. En 1515, Bayard, célèbre dans toute l'Europe et considéré comme un modèle de chevalerie, adoube ainsi le tout jeune François Ier après la victoire de Marignan. Là aussi, notre présent fonctionne de la même façon: migrant sans papier, Mamoudou Gassama va recevoir, suite à son exploit, la nationalité française.

 

Page 97 d'Histoire de Bayard, surnommé Le Chevalier sans peur et sans reproche (1900)

La société féodale fonctionne comme un immense marché et les seigneurs se font volontiers chasseurs de tête, cherchant à débaucher les guerriers les plus doués pour les attirer à leur service. La réputation est donc absolument fondamentale: accomplir des exploits est une façon de s'élever dans la hiérarchie sociale et politique en attirant l'œil d'un seigneur. Mamoudou Gassama s'est ainsi vu offrir une place parmi les sapeurs-pompiers de Paris, exactement comme le jeune Perceval, ayant triomphé du Chevalier Vermeil, se voit offrir une place à la Table Ronde... Dans les deux cas, tout y est pour faire rêver: Perceval est un naïf qui a grandi dans une forêt, Mamoudou Gassama un sans-papier malien vivant clandestinement en France. La prouesse permet de faire croire à des ascensions sociales, dans des époques qui sont en réalité caractérisées par une très forte rigidité des cadres. Racontées, reprises, réinventées, les prouesses font croire que tout le monde peut devenir un héros, et font oublier qu'en vérité l'écrasante majorité des gens restent ce qu'ils sont à la naissance.

Récupération seigneuriale et politique

En distribuant les récompenses, il s'agit aussi pour les seigneurs de s'attacher ces chevaliers couverts de gloire. En effet, le seigneur lui-même n'est pas censé accomplir une prouesse: les chroniqueurs aiment célébrer les belles actions de «rois-chevaliers», comme Richard Cœur de Lion, mais le plus souvent ils critiquent les souverains qui agissent «comme des guerriers et pas comme des généraux». La gloire d'un dirigeant ne se mesure pas au nombre de ses prouesses, mais plutôt au nombre de preux qui se mettent à son service. Dans les romans, le roi Arthur n'accomplit rien lui-même: il siège à Kaamelott, préside la Table Ronde, mais seuls ses chevaliers font des prouesses.

L'enjeu pour le souverain est donc bien de récupérer à son profit la gloire éphémère dégagée par l'exploit du chevalier, et de mettre le chevalier à son service. C'est le sens de ces images, savamment diffusées par les canaux officiels, qui montrent Emmanuel Macron rencontrant Mamoudou Gassama.

Emmanuel Macron reçoit Mamoudou Gassama le 28 mai 2018 à l'Élysée | Thibault Camus / AFP

De nombreux commentateurs, comme Raphaël Glucksmann, soulignent avec raison l'hypocrisie de ces images, à l'heure où le gouvernement a fait passer une loi, dite ironiquement Asile et Immigration, qui durcit terriblement les conditions d'accueil. «Une exception ne fait pas une politique» a dit lui-même Emmanuel Macron: reste qu'on voit bien qu'il a su utiliser un acte exceptionnel pour se mettre en scène dans un rôle protecteur et bienveillant, afin de mieux faire oublier le virage répressif pris par l'État français.

Décidément, méfions-nous des prouesses, trop facilement utilisées pour détourner l'attention des spectateurs. S'il est normal de célébrer les héros, l'histoire permet également de nous mettre en garde contre la fascination exercée par les exceptions: continuons à rêver en lisant les prouesses de Perceval, mais rappelons-nous de tous ces jeunes chevaliers morts dans l'anonymat le plus complet... et de tous ces sans-papiers qui ne recevront du gouvernement que haine et défiance.

 

Pour en savoir plus:

- François Bougard, Régine Le Jan et Thomas Lienhard (dir.), Agôn : la compétition, Ve-XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2012.

- Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 2011.

- Xavier Storelli, «Du Mérite militaire et de la prouesse chevaleresque dans le monde anglo-normand au XIIe siècle», in François Bougard, Régine Le Jan et Thomas Lienhard (dir.), Agôn : la compétition, Ve-XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2012, p. 131‑159.

 

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