Société

Ces 48 heures où la France a placé ses jeunes en garde à vue

Le 22 mai, les forces de l’ordre intervenaient au lycée Arago, à Paris, brièvement occupé par plusieurs dizaines de jeunes, et procédaient à 102 interpellations. Julien*, le frère de notre collaborateur Thomas Deslogis, en faisait partie.

Manifestation de soutien aux jeunes en garde à vue devant le tribunal de grande instance de Paris, le 24 mai 2018 | Zakaria Abdelkafi / AFP

«Julien* est en garde à vue.» Le message m’arrive le mercredi 23 mai au soir. Julien a été arrêté la veille, en même temps qu’une centaine d’autres jeunes, alors qu’en marge de la manifestation du jour, ils s’étaient introduits dans l’enceinte du lycée Arago, place de la Nation à Paris.

Il vient d’avoir 18 ans, est étudiant, ne fait partie d’aucun mouvement ni syndicat, mais a la fièvre politique que j’avais à son âge, il y a dix ans, alors que j’étais loin de penser devenir journaliste. Julien est mon frère.

Déjà vingt-quatre heures qu’il est derrière les barreaux. Tandis que je fais chauffer mon téléphone en tournant dans mon appartement, Julien apprend que contrairement à ce que les forces de l’ordre lui avaient assuré plus tôt dans la journée, sa garde à vue est prolongée. Il retourne dans sa cellule, qu’il partage avec six autres perturbateurs de paix sociale et de cours de lycées.

Mardi 22 mai, jour 1

Les fonctionnaires défilent dans différentes villes de France pour défendre le service public. À Paris, près de 15.000 personnes manifestent, dont une poignée de jeunes venus exprimer leur solidarité en cette période de mécontentement général.

La foule commence à se disperser. Dans le cortège étudiant, on discute déjà de l’après manif. Ines* pense aller boire une bière avec ses amis, mais tout d’un coup, un appel circule: «Tous à Arago!», pour y tenir une assemblée générale, à la demande, selon la rumeur, des élèves du lycée. Julien entend le même mot d’ordre.

Puis tout va très vite. Les forces de l’ordre sont appelées par la direction du lycée dès que la centaine de jeunes y pénètre, comme l'expliqueront les inspecteurs.

La logique est la même que lors des mouvements de foules: on suit le mouvement, porté par l’adrénaline et l’instinct de survie plus que par une analyse posée de la situation. Les jeunes se réfugient dans une salle de classe, un partie pousse chaises et tables pour bloquer l’entrée.

De ce que Julien peut observer, les quelques ordinateurs présents sont tout simplement déplacés sur une autre table. Il ne s’explique toujours pas les images de matériel informatique volé ou cassé qui ont fait le tour des réseaux sociaux. On est en droit d’imaginer que n’importe qui aurait pu profiter de l’éphémère chaos qui régnait alors dans les couloirs de l’établissement.

Un groupe de CRS s'introduit finalement dans la classe, tandis que leurs collègues détruisent une autre porte menant au même endroit. Julien voit encore le premier corps de police crier sur le second pour qu’il s’arrête.

Outre quelques plaquages plus ou moins secs durant la mini-course poursuite qui vient de se terminer, dont une fille prise à la gorge sous les yeux d’Inès, le face-à-face se déroule sans trop d’accrocs. Les forces de l’ordre emmènent la centaine de jeunes dans la cour du lycée, les y font s’assoir et patienter, en leur envoyant «des signaux et des informations contradictoires». Normalement, dit-on à Julien, tout cela sera terminé en un rien de temps.

Normalement. Mais les CRS, soudainement «dépassés», comme obligés d’obéir à un ordre venu d’en haut et auquel eux-mêmes ne s’attendaient pas. Chaque élève, un à un, a le droit à sa fiche d’interpellation. Un bus, dans lequel une soixantaine de jeunes sont entassés, est appelé à la rescousse. Direction le commissariat Hebert, dans le 18e arrondissement.

Une fois arrivées, les forces de l’ordre doivent s’organiser pour dispatcher cette petite foule dans les différents commissariats de la capitale, opération qui prendra près de quatre heures. Quatre heures dans la chaleur d’un bus plein à craquer. Quatre heures durant lesquelles les étudiants se convainquent qu’il est impossible d’arrêter autant de personnes à la fois pour un fait qu’eux, qui n’ont fait que suivre le mouvement sans violence ni dégradation, jugent aussi mineur, aussi commun en temps de grève, aussi désorganisé.

Mais comme le résume Julien a posteriori, ces trois jours seront «une suite de faux espoirs». La distribution faite, chacun son commissariat par petits groupes, les gardes à vue sont officiellement notifiées. Viennent les fouilles et les confiscations.

Ici s’arrête la communication avec le monde extérieur. Julien se retrouve d’abord dans une cellule en compagnie de vingt-cinq de ces camarades, puis six. Les quelques mineures et mineurs sont enfermés à part. Un étudiant, au mécontentement trop démonstratif, sera isolé. Il est minuit passé.

Mercredi 23 mai, jour 2

Dans un autre commissariat, où a été envoyé Mathieu*, également étudiant, le gardien n'est pas des plus dévoués. Les détenus n’auront rien à manger et ne pourront pas aller faire leurs besoins, malgré les demandes incessantes de l’un d’entre eux, qui n’aura d’autre choi que de se soulager dans un coin de la fosse collective. La serpillière n’arrivera que lors de la relève, à six heures du matin, en même temps qu’un petit déjeuner et des matelas.

Le nouveau gardien exprime son incompréhension face à la situation, comme le font certains officiers de police judiciaire lors des premiers interrogatoires. «Tout cela est absurde», confie l’un d’entre à un détenu, tout en déplorant ne pas occuper son temps à des problèmes de plus grande importance. Mais les ordres sont les ordres. Normalement, les étudiants seront libérés à 19 heures, une fois les vingt-quatre heures de garde à vue écoulées.

Sauf que la magistrature, explique-t-on, veut centraliser la centaine de dossiers, ce qui nécessite une prolongation de la GAV–vingt-quatre nouvelles heures à l'ombre. À celles et ceux qui demandent ce que cette centralisation signifie, on répond par le silence ou des formules évasives. Le mot «politique» revient souvent, selon les témoignages recueillis.

Les familles sont enfin prévenues. Incompréhension, choc ou colère traversent les parents concernés. En tant que frère, c’est le sentiment d’impuissance qui domine. J’enfile alors ma casquette de journaliste et commence à appeler à tout-va, à entrer en contact avec d’autres familles, d’autres protagonistes de l'affaire.

Lorsque je réussis à joindre l’un des nombreux avocats commis d’office pour la défense des jeunes, il fait immédiatement référence à la mauvaise presse infligée au gouvernement après les récents débordements à la faculté de Tolbiac ou de la part des black blocs. À trop vouloir éviter une polémique, on en créé une nouvelle.

Les inspecteurs avec qui l'avocat a échangé se sont tous plaints de cette perte de temps et de cette mobilisation d’effectifs au nom d’une «politique pénale ridicule», éminemment «politique» et qui, pour cette seule histoire, «va coûter des dizaines de milliers d’euro à l’État».

Une deuxième nuit derrière les verrous commence. Le sommeil sera court et mauvais, que ce soit pour pour les étudiantes et étudiants ou pour leurs familles, inquiètes.

Jeudi 24 mai, jour 3

Un enchaînement de décisions arbitraires: c’est ainsi que ces quelques jours pourraient être définis. Le sort réservé à chaque gardé ou gardée à vue dépendra d’une série de hasards et de décisions prises par tel ou tel. Pour un seul et même fait, l’expérience et l’issue pénale varieront selon le commissariat, les agents de la paix et les gardiens.

Selon les dépositions, aussi: la plupart des jeunes expliquent n’avoir fait que suivre le mouvement vers une assemblée générale, mais d'autres, comme Inès, choisissent le silence. On réclamera à celle-ci le code pour déverrouiller son téléphone, sous peine d’une condamnation lourde –une demande qui ne peut émaner que d’une autorité judiciaire. Dans d’autres commissariats, on isole les jeunes ou on les mélange avec d’autres personnes retenues, peu fréquentables.

Ici, lorsqu’une complainte se fait trop bruyante, on allume l’assourdissante alarme durant un quart d’heure, histoire de calmer les ardeurs. Là, un autre jeune détenu voit un gueulard emmené loin des caméras de surveillance pour quelques minutes. Ailleurs encore, un gardien de la paix partage discrètement sa solidarité politique.

L’ADN et les empreintes de chacun sont relevées; on menace de 15.000 euros d’amende en cas de refus. Des questions aussi pertinentes que «Pourquoi manifestiez-vous?» font l’objet d’un nouvel interrogatoire, justifiant la prolongation. La police se concentre de plus en plus sur l’engagement et les opinions politiques des jeunes.

Pour Benjamin*, qui a eu la chance d’atterrir dans un commissariat très tranquille, ce sentiment d’avoir subi un «dépistage social» est l’aspect «le plus inquiétant» de cette affaire.

Le temps est venu pour les étudiantes et étudiants d’être déférés. Les premiers seront libérés avant la nuit. Les autres, après avoir été emmenés au tribunal de grande instance (TGI) de Paris menottes aux poings, devront patienter jusqu’au jour suivant.

Les cellules du tout nouveau TGI de Paris sont individuelles, propres, et la nourriture est bien meilleure. Julien passe sa troisième nuit enfermé.

Vendredi 25 mai, jour 4

Au fil de la journée, les dernières et derniers jeunes sont progressivement relâchés. Dans l’après-midi, Julien peut enfin quitter le tribunal, libre. Il a eu le droit à un rappel à la loi de la part du délégué du procureur, assaisonné d’une leçon de morale. Mais surtout, il sort de trois jours d’emprisonnement. Fin de l’histoire pour la plupart des intrus et intruses du lycée Arago.

Pas pour tous. Inès et Benjamin, qui ont eux aussi moins de 20 ans, seront prochainement jugés pour «s’être introduits dans le lycée Arago dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement d’enseignement scolaire», mais également pour «participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens». Une accusation «caractérisée», dit le procès verbal, «en se rendant dans l’enceinte du lycée, en occupant les lieux, en posant des chaises et des tables à l’entrée constituant ainsi des barricades afin d’empêcher l’intervention des forces de l’ordre».

Le second chef d'accusation laisse songeur: il semble surtout servir à soutenir le premier, dont l’utilisation est tout à fait exceptionnelle et ne peut rationnellement s’appliquer qu’à une poignée des manifestantes et manifestants arrêtés dans l’enceinte du lycée.

Peu importe qu’une volonté de destruction soit impossible à caractériser avec de tels éléments, elle justifie un procès qui condamnera l’intrusion de quelques jeunes, en espérant que cela découragera les autres de s’introduire dans un lycée. Voire peut-être même de manifester de façon regroupée, d'emmener avec soi de quoi se protéger des gaz lacrymogènes ou d'enregistrer une photo de manifestation sur son téléphone portable –voilà ce qui est reproché à ceux et celles qui seront jugées.

Samedi 26 mai, épilogue

Sourires aux lèvres, étudiantes et étudiants fraîchement libérés se demandent «qui est le con qui a eu cette idée» d’aller au lycée Arago. Tout ce petit monde est désormais fiché.

Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, s’exprime sur BFM. «Si on veut garder demain le droit de manifester, dit-il en réaction à de nouveaux débordements, il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent aussi s'opposer aux casseurs, et non pas, par leur passivité, être d'un certain point de vue complices de ce qui se passe».

Jusqu’à la date de son procès, Benjamin, qui étudie en banlieue, a l’interdiction de se rendre à Paris. Inès s’est fait passer un savon par ses parents. La mère de Julien, la mienne donc, avait prévu d'aller manifester ce 26 mai. Elle renonce.

*Les prénoms ont été modifiés.