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Donald Trump, entend-on souvent dire, est imprévisible. Ce n'est qu'à moitié vrai. Il existe certains points sur lesquels on peut sans grand risque prévoir son action. On est par exemple presque toujours assuré qu'un texte adopté à l'époque de la présidence Obama va être abrogé ou profondément modifié –si ce n'est pas déjà fait.
Il en est ainsi de la loi Dodd-Frank, adoptée en 2010 pour réglementer le secteur financier et éviter une crise comparable à celle de 2008, que le nouveau président a entrepris de détricoter.
Obligation de publication des rémunérations versées
Une disposition de cette loi, mineure mais très intéressante, vient pourtant d'entrer en application cette année: il s'agit de l'obligation pour les entreprises cotées en Bourse de publier le salaire médian de leurs salariées et salariés et la rémunération totale de celles et ceux qui les dirigent.
Le salaire médian, rappelons-le, est le chiffre qui sépare les employées et employés en deux groupes égaux: d'un côté les plus petits salaires, de l'autre les plus gros. Voilà la théorie.
Dans la pratique, c'est un peu plus compliqué. On constate que les entreprises ne calculent pas toutes ce salaire médian de la même façon: certaines ne comptent que les salariées et salariés employés aux États-Unis, d'autres que celles et ceux à temps plein, etc.
Mais, tout de même, cela donne une idée des rémunérations versées selon les secteurs et les entreprises, et d'effectuer une comparaison avec celles du top management.
Ces chiffres, pris individuellement, peuvent être spectaculaires. Certains ont été abondamment commentés, tels les 240.000 dollars (près de 206.000 euros) de salaire annuel médian chez Facebook et les 8,85 millions (près de 7,60 millions d'euros) dépensés par l'entreprise pour son président, Mark Zuckerberg, en 2017.
La belle idée du ratio de Marx
Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée là, car cette masse d'informations se prêtait à de multiples comparaisons et à de savants calculs.
Parmi les initiatives les plus originales, citons celle de Neil Irwin qui, pour le New York Times, a eu l'idée de créer un nouvel instrument de mesure de la répartition des gains entre capital et travail au sein des entreprises: le ratio de Marx. Reconnaissons-le: c'est une belle idée, au moins sur le plan commercial, que beaucoup de ses confrères américains auraient aimé avoir eue avant lui.
Comment est calculé ce fameux ratio de Marx? Au numérateur, vous avez le bénéfice net (après impôt) de l'entreprise divisé par le nombre de salariées et salariés, c'est-à-dire le bénéfice net par employé. Au dénominateur, vous avez le salaire médian annuel du personnel.
Si le rapport est supérieur à 1, cela signifie que les gains captés par les actionnaires sont plus importants que ceux qui vont au personnel salarié; un rapport inférieur à 1 indique au contraire une situation plus favorable à ce dernier. On peut même trouver des rapports négatifs, si l'entreprise a enregistré des pertes au cours de l'année écoulée, alors que les employées et employés ont continué (fort heureusement!) à être payés.
Écarts extrêmement importants
En moyenne, sur la base des chiffres fournis par 394 des sociétés cotées entrant dans l'indice S&P 500 à la date du 3 mai, le ratio de Marx s'est élevé à 0,82, ce qui semble montrer que les grandes entreprises américaines se soucient plus de leur personnel qu'on ne pourrait le croire.
Mais ce chiffre moyen cache des écarts extrêmement importants. Pour la compagnie pharmaceutique Pfizer, le ratio de Marx révèle que les gains dont profitent les actionnaires sont 2,6 fois supérieurs à ce que touche l'employé moyen. À l'opposé, chez IBM, le ratio de Marx atteint tout juste 0,29, ce qui peut être interprété comme le signe que la ou le salarié y est beaucoup mieux traité que l'actionnaire.
Ces écarts ne doivent pas pourtant conduire à des conclusions hâtives. Quand on regarde les chiffres de plus près, on constate que le salaire annuel médian s'établit à 89.206 dollars chez Pfizer (environ 76.565 euros), alors qu'il atteint tout juste 54.491 dollars (environ 46.769 euros) chez IBM.
Finalement, il vaut peut-être mieux travailler dans celle des deux entreprises qui a le ratio de Marx le plus élevé –donc le plus favorable, en théorie, aux actionnaires.
Derrière les bons résultats d'Amazon et Walmart
En fait, ce ratio n'aide pas vraiment à expliquer ce qui passe dans l'économie. Dans le secteur de la distribution, on trouve à la fois des ratios de Marx très faibles, donc plutôt satisfaisants du point de vue du personnel, mais des rémunérations modestes: 19.177 dollars (16.459 euros) de salaire annuel médian à Walmart, avec un ratio de Marx de 0,22, et 28.446 dollars (24.415 euros) de salaire médian à Amazon, avec un ratio de 0,19.
À l'inverse, dans le secteur financier, par exemple dans la société d'investissement Berkshire Hathaway dirigée par le célèbre Warren Buffett, le ratio de Marx est très élevé (2,23), ce qui semble indiquer un niveau d'exploitation élevé des salariées et salariés, mais le salaire médian y est aussi relativement haut (53.510 dollars, soit 45.927 euros).
Si on le peut, mieux vaut travailler pour Buffett que d'être caissière de supermarché, quoi qu'en dise le ratio de Marx.
Et, comme le souligne avec humour Matt Levin, éditorialiste pour le site d'information financière Bloomberg, les deux compagnies Walmart et Amazon, qui bénéficient d'un ratio de Marx flatteur, versent non seulement des salaires modestes, mais elles sont contrôlées par des actionnaires fabuleusement riches.
Selon le classement Forbes, Jeff Bezos, fondateur et principal actionnaire d'Amazon, apparaît en 2018 au premier rang des plus grandes fortunes mondiales, devant Bill Gates et Warren Buffet. Deux membres de la famille Walton, qui contrôlent Walmart, arrivent aux quatorzième et quinzième rangs. Pour des gens que l'on présente comme de bons élèves de Karl Marx, c'est assez plaisant.
Goldman Sachs, paradis socialiste!
Matt Levine, que cette histoire de ratio Marx met en verve, confesse qu'il doit réviser son jugement: jusqu'à présent, il pensait que la banque d'investissement moderne était «un paradis socialiste géré pour le bénéfice de ses travailleurs».
Eh bien, ce n'était pas si vrai que cela: si l'on en juge par le ratio de Marx, 0,87 pour Goldman Sachs ou 0,83 pour Morgan Stanley, ces grandes banques sont loin des entreprises les mieux classées. En revanche, elles font mieux que les banques de réseau classiques, comme Wells Fargo, au ratio de Marx de 1,40. Et surtout, elles offrent des rémunérations d'un très haut niveau: plus de 127.000 dollars pour Morgan Stanley (près de 110.000 euros) et de 135.000 dollars pour Goldman Sachs (plus de 116.000 euros).
La morale de l'histoire est que le ratio de Marx est amusant, mais qu'il ne dit pas grand-chose. En réalité, il n'existe qu'une règle de base vraiment importante, et tout le monde la connaît depuis longtemps: les salariées et salariés qui gagnent le plus sont celles et ceux qui sont en mesure de monnayer leurs compétences, parce que les entreprises ont besoin de leur savoir-faire.
Quel que soit le ratio de Marx de la banque pour laquelle on travaille, il vaut mieux être trader que guichetier. Et il vaut mieux travailler pour la finance ou les nouvelles technologies que pour un secteur en déclin.
On pourrait même se demander si parler de Marx en ce moment aux États-Unis n'est pas tout simplement une plaisanterie. Après la réforme fiscale voulue par Donald Trump, les analystes financiers se sont posé une grave question. À qui et à quoi allait profiter la baisse des impôts des entreprises? À investir davantage? À augmenter les salaires?
On a maintenant la réponse: les actionnaires gagneront, par le biais des dividendes versés et surtout des rachats d'actions, qui atteignent des niveaux inégalés: selon les estimations actuelles, ils pourraient dépasser 800 milliards de dollars cette année. Champagne pour tout le monde à Wall Street, et franche rigolade avec le ratio de Marx.
Oubli du sens du marxisme
Toute comparaison avec la France est difficile, dans la mesure où les chiffres publiés de côté-ci de l'Atlantique ne permettent pas de calculer le ratio de Marx sur des bases équivalentes. Mais la conclusion serait certainement très proche de celle que l'on peut faire aux États-Unis sur les métiers le mieux rémunérés.
Et, au-delà des chiffres, on pourrait regarder ce qu'essaient de faire des entreprises, y compris celles du CAC 40 dénoncées par Oxfam France. On pourrait voir par exemple que Danone se propose de demander l'avis de ses 100.000 salariées et salariés sur les objectifs à atteindre et d'attribuer à chacun ou chacune, d'ici à 2019, une action assortie d'un mécanisme d'intéressement fondé sur un multiplicateur du dividende annuel versé aux actionnaires. Il s'agit tout simplement une politique sociale, et cela n'a rien de marxiste.
Rappelons-le à nos amis de New York qui semblent l'avoir oublié: ce bon vieux Karl ne voulait pas aménager les rapports entre le capital et le travail, il travaillait au «renversement par la violence de tout l'ordre social du passé» –dernier paragraphe du Manifeste du parti communiste. Calculer un rapport de Marx pour les entreprises cotées à Wall Street, c'est amusant, mais ce n'est surtout pas à prendre au sérieux.