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La guerre Iran-Israël n'aura pas lieu (du moins pas tout de suite)

Si l’escalade militaire entre Téhéran et Tel-Aviv sur le théâtre syrien est inédite, les enjeux géopolitiques dans la région réduisent les risques de dérapage en guerre ouverte.

Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à Jerusalem, le 6 mai 2018 | Jim Hollander / Pool / AFP - Le président iranien Hassan Rouhani à Tabriz  (Azerbaïdjan), le 25 avril 2018 | Atta Kenare / AFP
Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à Jerusalem, le 6 mai 2018 | Jim Hollander / Pool / AFP - Le président iranien Hassan Rouhani à Tabriz (Azerbaïdjan), le 25 avril 2018 | Atta Kenare / AFP

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D'un terrain d’affrontement entre manifestants pro-démocratie et régime dictatorial, puis entre rebelles armés et armée régulière, le conflit syrien n'a eu de cesse de muter, au fil des sept dernières années, en guerre par procuration entre plusieurs acteurs locaux, régionaux et internationaux –Turcs contre Kurdes, États-Unis contre Russie, Iran contre Arabie Saoudite, Arabie Saoudite contre Qatar, jihadistes contre pays occidentaux, islamistes contre jihadistes...

L'une des dernières évolutions –non des moins risquées– fait désormais s'opposer sur cet échiquier parfait de règlements de comptes l'Iran à Israël, qui craint une implantation militaire «perse» à sa frontière, aussi bien au niveau du plateau du Golan qu’ailleurs en Syrie. 

Brusque accès de tension

Tel-Aviv soupçonne Téhéran et le Hezbollah libanais d'avoir instauré une base militaire à Kuneitra, dans une zone limitrophe d'Israël, suscitant des frappes israéliennes de plus en plus répétitives contre des bases militaires ou des dépôts d’armes appartenant aux forces iraniennes ou aux milices pro-Téhéran. 

Depuis le début du conflit syrien, au moins une vingtaine d'interventions aériennes ou de tirs de missiles israéliens ont eu lieu contre la Syrie, dont une douzaine en 2017 et six interventions sur les seuls quatre premiers mois de 2018.

Le brusque accès de tension entre les deux camps dans la nuit du 9 au 10 mai augurait d’un début de guerre entre les belligérants, voire d'un embrasement régional, avant qu’une accalmie, encore précaire, ne s’instaure dans les jours suivants.

Ce dérapage –le plus grave depuis quatre décennies– aurait été provoqué par le lancement d’une vingtaine de roquettes en provenance du territoire syrien sur la partie occupée par Israël du plateau du Golan, quelques heures après l'annonce par le président américain Donald Trump du retrait de son pays de l'accord sur le nucléaire iranien.

La réponse de Tsahal, très vigoureuse, ne s’est pas faite attendre: une vingtaine d'avions militaires ont été mobilisés en quelques heures, tandis que soixante missiles air-sol et dix missiles sol-sol ont été lancés contre des positions iraniennes en Syrie.

Des chars et soldats israéliens positionnés sur le plateau du Golan, près de la frontière syrienne, le 10 mai 2018. | Menahem Kahana / AFP

La veille, le 8 mai, les forces israéliennes avaient déjà bombardé près de Damas un dépôt d’armes des Gardiens de la Révolution, l’armée d’élite iranienne, tuant quinze combattants pro-régime.

Le 29 avril, elle avait mené une opération militaire, qualifiée de «grave provocation» par le régime syrien et Téhéran, faisant vingt-six morts, en majorité des combattants iraniens.

Aucun souhait de conflit direct

Le risque d’un plus grand dérapage dans les semaines et les mois à venir est toutefois à minimiser, estiment les spécialistes.

«Aucune des deux parties ne veut une guerre conventionnelle ouverte et de grande ampleur, qui mobiliserait par ailleurs l'ensemble des pays du Moyen-Orient dans le contexte actuel de vives tensions régionales, estime Julien Théron, enseignant à Sciences Po et spécialiste du conflit syrien. L'urgence pour Hassan Rohani est de sauver l'accord nucléaire.»

Le président iranien a d’ailleurs lui-même affirmé que son pays ne voulait pas de «nouvelles tensions» au Moyen-Orient, lors d’un entretien téléphonique avec la chancelière allemande Angela Merkel, au lendemain des frappes israéliennes.

Il a dépêché son chef de la diplomatie, Mohammad Javad Zarif, auprès des représentants des cinq puissances qui, outre les États-Unis, avaient signé l’accord nucléaire. Objectif: sauver le marché conclu en 2015, ou du moins garantir «un cadre futur clair», et préserver les intérêts d’un pays mal en point sur le plan économique depuis plusieurs années.

La situation ne devrait donc pas dégénérer en guerre ouverte entre Israël et l'Iran, à moins que la perspective de la reprise du programme balistique iranien –et notamment ses missiles Shahab-3 de longue portée (2.000 kilomètres)– ne vienne remettre en cause l'absence de conflictualité directe entre les deux pays.

Le ton est moins conciliant du côté israélien que de celui de l'Iran. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a encore grondé au lendemain des frappes: «Nous sommes engagés dans une bataille prolongée. Notre but est clair: nous ne laisserons pas l'Iran s'établir militairement en Syrie», a-t-il martelé

Mais Téhéran ne semble pas prêt à faire marche arrière après des décennies d’investissement militaire dans l’ensemble de la région, aussi bien en Irak, au Yémen qu’au Liban et en Syrie.

Pour asseoir son influence grandissante dans l’ensemble de la région, l'Iran se repose sur de précieux soutiens: les communautés chiites dans ces pays, qu’elle soutient financièrement et socialement, et les groupes armés qui lui sont alliés, du Hezbollah libanais, stationné à la frontière avec Israël et engagé dans la guerre en Syrie, jusqu’aux Houthis au Yémen.

L’équilibriste russe

Face à cette impasse, la Russie, qui opère depuis plusieurs années un come-back historique dans la région et s’est désormais imposé comme acteur incontournable dans le jeu géopolitique syrien, cherche à conforter cette position en profitant des tensions actuelles.

«Les marges de manœuvre de Vladimir Poutine vis-à-vis d’Israël sont nombreuses. La plus importante est la livraison potentielle par Moscou du système de missiles sol-air S-300 à Damas, en conséquence des frappes occidentales d’avril dernier ciblant les capacités chimiques syriennes. Il pourrait y renoncer en gage de compromis avec Israël», explique Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

Les liens historiques, culturels et linguistiques entre Moscou et Tel-Aviv constituent un autre gage de coopération constructive: près d’un million de juifs vivent en Russie, tandis que plus d'un million de citoyens israéliens sont issus de l'espace post-soviétique. La langue russe est enseignée en Israël en tant que troisième langue, voire deuxième dans certains quartiers.

Vladimir Poutine et Benyamin Netanyahou à Moscou, le 9 mai 2018. |Yuri Kadobnov / AFP

Pour Julien Nocetti, spécialiste de la politique russe au Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales, «maintenir une “saine équidistance” entre Téhéran et Tel-Aviv, dans le contexte actuel, est un jeu d’équilibriste. Moscou semble y parvenir jusqu’à présent, mais ce positionnement paraît difficile à conserver sur le moyen ou long terme», souligne-t-il.

Ce jeu d’acrobate et de tireur de ficelles auquel se livre la Russie explique d’ailleurs son retard volontaire à doter les troupes d'Assad de moyens de défense antiaériens performants, susceptibles de mieux intercepter les missiles tirés par Israël.

«Moscou est toutefois sur une ligne de crête, car la situation peut rapidement s’enflammer sans qu’elle n’ait de marge de manœuvre décisive –par exemple en cas d'action unilatérale menée par Donald Trump», tempère néanmoins Julien Nocetti.

Alliances et axes enchevêtrés

Pour Julien Théron, la Syrie ne se transformera pas en théâtre d’affrontement exclusivement irano-israélien, même avec une nouvelle recrudescence des tensions. «Il existe de nombreux autres conflits en Syrie», affirme-t-il. Et ceux-là concernent parfois des groupes locaux, comme «Hayat Tahrir al-Cham et Jabhat Tahrir Souriya», l’un jihadiste (ex-Al Nosra) et l’autre islamiste, qui se livrent à une bataille intestine, notamment dans la province d’Idleb, «ou encore le régime et Daech dans le camp palestinien de Yarmouk», dans le sud de Damas.

La donne est d’autant plus complexe, selon l’analyste, que les alliances et les axes s’enchevêtrent. «S'il est possible de parler d'axe syro-iranien, il existe également un axe syro-russe, qui répond à d'autres logiques et d'autres stratégies. Il n'y a en revanche pas d'axe israélo-occidental. Israël a une stratégie indépendante, certes soutenue par les États-Unis, mais critiquée par les Européens.»

Le bras de fer mené par la Turquie pour empêcher l’émergence d’un Kurdistan syrien ou les ultimes offensives menées par la coalition internationale contre Daech –et le risque de résurgence de ce dernier– sont d’autres conflits et enjeux qui continuent de primer sur la scène syrienne, éclipsant dans une certaine mesure, du moins pour l’instant, les tensions croissantes entre l’Iran et Israël.

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