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Paris et Ankara dans un bras de fer sur le Kurdistan syrien

La tension est montée d’un cran entre Ankara et Paris, à l’ombre du déploiement de forces spéciales françaises dans le Rojava et de l’appui diplomatique peu équivoque au projet d’autonomie territoriale kurde en Syrie.

Erdogan en mai 2018.  |  Matt Dunham / AFP
Erdogan en mai 2018. | Matt Dunham / AFP

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Plus rien ne semble aller entre Ankara et Paris. Ou presque. Alors que les liens entre les deux capitales s'enveniment depuis déjà plusieurs années, à l'ombre d'une radicalisation du pouvoir à Ankara et de divergences sur des questions liées, entre autres, à l'Union européenne et à la lutte anti-terroriste, le conflit syrien est venu confirmer un divorce en cours.

Pour cause: une position diamétralement opposée sur la question kurde en Syrie. La France, dont le chef de l'État a reçu le 29 mars une délégation des forces démocratiques syriennes (FDS) –l’aile militaire du pouvoir politique kurde– et les a assurées de son «soutien», a déployé quelques centaines de soldats des forces spéciales dans la zone semi-autonome kurde, notamment à Minbej, pour dissuader Ankara de poursuivre son offensive contre la région. 

La Turquie oppose une fin de non-recevoir à la France

Selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH), près de 350 soldats de la coalition anti-EI, essentiellement des Américains et des Français, sont, en effet, stationnés à Minbej, ville du nord-ouest syrien dans le viseur d’Ankara. 

Paris aurait même envoyé des renforts au moment où le président turc Recep Tayyip Erdogan multipliait les menaces d'attaquer la ville pour en déloger les YPG, la principale milice kurde et épine dorsale des FDS qu'il qualifie de «terroriste» pour ses liens présumés avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), une guérilla kurde qui mène depuis plus de trois décennies une lutte sanglante en faveur de l'autonomie d'un Kurdistan turc. 


Un combattant rebelle à Minbej | Tau seef Mustafa / AFP

Cet appui diplomatique et militaire de la France a suscité la grande colère du «sultan» de la «sublime porte». 

«Ceux qui dorment et se lèvent avec les terroristes, ceux qui les reçoivent dans leur palais comprendront tôt ou tard leur erreur», a ainsi martelé le président turc lors d’un discours enflammé en avril, en allusion à la rencontre à l’Élysée entre Emmanuel Macron et des représentants kurdes, qualifiant la France de pays qui «n'a pas encore réglé ses comptes avec son passé sale et sanglant». 

Le président français avait proposé, lors de sa réunion avec la délégation des FDS, une médiation entre le pouvoir turc et les autorités kurdes en Syrie. «Qui êtes-vous pour parler de médiation entre la Turquie et une organisation terroriste?», lui avait alors lancé Recep Tayyip Erdogan lors de son discours. Ankara, qui a opposé une fin de non-recevoir à cette offre de médiation, a été jusqu’à avertir Paris que les soldats français pourraient être pris pour cible.

Crainte d’un Kurdistan syrien 

À l’origine de la colère turque réside son hostilité face à l'autonomie de facto instaurée par les Kurdes dans le Rojava, une région frontalière de la Turquie, qui constitue plus du quart de la superficie syrienne. Elle craint notamment qu'un éventuel Kurdistan syrien à ses portes –similaire à celui de l'Irak– n'éveille les mêmes élans nationalistes au sein de la communauté kurde en Turquie ou ne soit le prélude à l’émergence d’un foyer national kurde transnational au Moyen-Orient.   

Des combattantes Peshmerga à Rojava, en mars 2018 | SAFIN HAMED / AFP

C'est d’ailleurs dans l'optique d'entraver un tel projet que l'opération militaire Rameau d'olivier a été lancée en janvier et permis en moins de deux mois aux forces turques et à leurs alliés syriens de reprendre l'enclave d'Afrine, un des trois cantons de la région fédérale kurde auto-proclamée en Syrie.

La Turquie avait déjà lancé une première offensive baptisée Bouclier de l'Euphrate en août 2016 visant à affaiblir l’organisation État islamique (EI) ainsi que les milices kurdes dans le nord de la Syrie.    

«Les Kurdes syriens sont aujourd'hui les meilleurs atouts stratégiques des occidentaux sur le terrain. Le pouvoir français en a pleinement conscience, peut-être plus que la Maison-Blanche»

Julien Théron, spécialiste des conflits au Moyen-Orient

De son côté, la France participe à la lutte contre l'EI en Irak et Syrie au sein de la coalition internationale et dispose sur le terrain de forces spéciales, dont la mission consiste à apporter un soutien technique et des conseils aux combattants kurdes, mais également de bases d’artillerie utilisée dans l’offensive actuelle menée contre l’EI à Deir Ezzor. Le soutien de Paris à ces forces provient –au-delà du principe du droit des peuples à l’auto-détermination– à leur lutte acharnée et efficace contre l’EI au cours des quatre dernières années. Les YPG ont, en effet, été le fer de lance de l’offensive menée à l’été dernier pour chasser l’EI de Raqa, son principal bastion en Syrie, après avoir vaincu les jihadistes dans la bataille hautement symbolique de Kobané début 2015.

«Les Kurdes syriens sont aujourd'hui les meilleurs atouts stratégiques des occidentaux sur le terrain. Le pouvoir français en a pleinement conscience, peut-être plus que la Maison-Blanche», explique Julien Théron, spécialiste des conflits au Moyen-Orient

Cette conscience a été doublée par la récente résurgence de l’EI dans certaines zones contrôlées par le régime de Bachar el-Assad, autour du fleuve de l’Euphrate, selon l’aveu même de responsables militaires américains. 

Lors d’une récente conférence internationale sur le financement du terrorisme, Emmanuel Macron n’a d’ailleurs pas hésité à rappeler cette alliance stratégique avec les Kurdes et l’engagement à long terme de la France sur le théâtre syro-irakien. «La France restera engagée (en Syrie et en Irak) aussi longtemps que nécessaire auprès de la coalition internationale, des autorités irakiennes et des Forces démocratiques syriennes», avait-il déclaré

Intérêts (géo)économiques, migratoires et géopolitiques

L’engagement français en faveur des milices kurdes est, par ailleurs, motivé par des intérêts économiques. Un kurdistan syrien revêt potentientiellement d’opportunités d’investissement similaires à celles du Kurdistan irakien. 

«Le contrat que la société russe Rosneft a signé avec le gouvernement régional kurde en Irak, avec pour objectif l’extraction d’un million de barils/jours d’ici la fin de l’année et deux millions d’ici 2024 tend à confirmer que la question du Kurdistan implique aussi une dimension économique importante et particulièrement attrayante pour les groupes français. Le cas de Lafarge, premier investisseur au Kurdistan irakien et fournisseur de 60% du ciment produit en Irak est, de ce point de vue, symbolique. D’autres entreprises françaises sont installés de longue date dans le Kurdistan irakien, à l’instar d’Auchan (2014) et Carrefour (2011)», explique Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (l'IPSE). 

Ces entreprises pourraient à terme étendre leur activité vers le Kurdistan syrien en cas de stabilisation politique et sécuritaire. Mais les intérêts économiques avec la Turquie, notamment dans la perspective de l’indépendance énergétique européenne vis-à-vis du géant russe Gazprom, pèse également sur le rapport à Ankara et ce jeu d’équilibriste que tente de mener Paris, en concert avec ses partenaires européens. 

«La mise en oeuvre du Trans Anatolian Pipeline (TANAP) à l’horizon 2020 et du Trans Caspian Pipeline (TCP) en 2022, concurrençant le projet russe Blue Stream sont deux arguments de taille pouvant aisément purger les différends bilatéraux», souligne Emmanuel Dupuy. 

«Paris a besoin de la relative bienveillance turque à son égard afin d’apparaître comme une alternative diplomatique dans la région.»

Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe

C’est ce qui expliquerait, en partie, le démenti publié par l’Élysée, dans la foulée de la réunion entre le président Macron et les représentants kurdes, sur l’envoi de nouvelles troupes françaises dans le nord et l’est de la Syrie. 

Mais il ne s’agit pas du seul facteur atténuateur des tensions entre Paris et Ankara. 

«L’accord migratoire conclu au forceps, en novembre dernier, entre l’UE et la Turquie, sur la base de la mise à disposition de près de six milliards d’euros confiés à Ankara, afin de juguler et réguler les flux migratoires d’ici 2026, contraint la France et ses partenaires européens les plus concernés par ce dossier, de ne pas chercher à froisser davantage Ankara», analyse Emmanuel Dupuy. 

«Le soutien, bien que tacite, d’Ankara aux frappes engagées par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, le 13 avril dernier, est venu confirmer, par ailleurs, que Paris a besoin de la relative bienveillance turque à son égard afin d’apparaître comme une alternative diplomatique dans la région, à mesure que Washington perd toute crédibilité sur le dossier israélo-palestinien ou dans la perspective de la réconciliation intra-syrienne», ajoute l’analyste. 

Mais des divergences de taille persistent néanmoins entre les deux capitales. 

Si «la question kurde est un point de divergence historique entre Paris et Ankara, la tension politique est actuellement vive car les agendas stratégiques des deux États se télescopent», souligne Julien Théron. 
 
Au niveau de la coordination des efforts militaires, par exemple, visant à éradiquer le dernier réduit de l'EI en Syrie, «la Turquie n'a pas donné de signe puissant de rétractation de son engagement limité auprès de l'opération Inherent resolve», menée par la coalition arabo-occidentale en Syrie et en Irak depuis 2014, illustre-t-il. 
 
Par ailleurs, «le processus d’intégration européenne de la Turquie est au point mort depuis novembre 2016 (…), tandis que la tension entre Berlin et Ankara reste vive, à l’aune de la réforme constitutionnelle d’avril 2017» en Turquie qui jette les fondements du passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, conclut Emmanuel Dupuy.  

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