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Bernard Kouchner reprend la plume et la parole. Avec quatre de ses confrères et amis, spécialistes des addictions (Patrick Aeberhard, Jean-Pierre Daulouède, Bertrand Lebeau et William Lowenstein) il publie, aux éditions Odile Jacob, Toxic.
C’est là un ouvrage original: une relecture, un dialogue à cinq voix, de la lutte de cinq personnalités atypiques; lutte contre les toxicomanies mais pour la prise en charge des personnes toxicomanes. «Parce que nous constations tous les jours que les pratiques officielles ne marchaient pas, nous, cinq médecins, une courte bande, un vrai gang, nous nous sommes indignés, nous avons résisté, écrivent-ils. Nous n’avons pas forcément les mêmes choix de vie ni les mêmes opinions politiques, mais l’audace qui nous tient depuis plus de trente ans n’est toujours pas apaisée.»
Nous publions ici le texte de Bernard Kouchner qui fait l’ouverture de Toxic. Un texte dans lequel l’ancien ministre défend (contre la politique voulue par Emmanuel Macron) la légalisation et le contrôle du cannabis, la dépénalisation de l’usage des drogues dures et la réduction des risques fondée sur les progrès de la pharmacologie.
Dans les années 1970, nous revenions de lointaines missions et de graves problèmes nous assaillaient chez nous. Que faire avec nos toxicomanes? Attendre que ça passe, les mettre en prison, les pousser vers la psychanalyse?
Nous le disions depuis longtemps: non, les toxicomanes ne sont pas des délinquants! Ce sont des malades, des citoyens, et parfois, avec leur accord, il faut les soigner. Or on ne tranchait pas, on les laissait glisser vers l’abîme. Pas de prise en charge digne de ce nom, pas de doctrine fondée. Autour de la France, la médecine évoluait, de nouvelles thérapeutiques étaient essayées. Nous, les auteurs de ce plaidoyer, nous en faisions autant, affrontant les obstacles avec une obstination. En France, on a l’habitude de se tromper longuement. Et parfois de se vautrer dans le conformisme. On nous tira dessus avec constance.
J’ai pratiqué amplement la médecine humanitaire et je poursuis la tâche. Ce n’est pas seulement un choix moral. Je prétends que l’assistance à personne en danger reste un impératif médical, au-delà même des frontières, mais chez nous aussi, et j’affirme que seules les victimes sont prioritaires, quels que soient leurs religions, leurs choix politiques et leurs options de vie. Sous toutes les latitudes. Et, pensant aux victimes, à toutes les victimes des toxicomanies et des addictions, je crois que les praticiens ont une obligation de soin. Comme pour les guerres.
«Comme dans l’humanitaire, il fallait croiser la médecine avec les droits de l’homme.»
Les médecins qui signent cet ouvrage luttent contre cette énorme méprise, ce glissement du sens. Quelques mots, quelques pages suivent pour résumer une audace, une volonté qui nous tient depuis plus de trente ans et n’est pas apaisée: nous voulions calmer les douleurs épouvantables des toxicomanes en manque et nous souhaitons toujours que ces hommes et ces femmes reçoivent les soins que requiert leur condition. Ils sont des victimes, comme toutes les victimes et les médecins se doivent d’être à leurs côtés. Réduire les risques: c’est pour cela que nous avons voulu nous porter vers eux. Comme dans l’humanitaire, il fallait croiser la médecine avec les droits de l’homme.
Ne cherchez pas dans ce livre un encouragement à l’usage des toxiques, vous seriez déçu. Les médecins qui dialoguent derrière ces pages ne sont pas adeptes des drogues, ils sont partisans de la réduction des risques pour tous les usagers, ils se prononcent pour une position réaliste face à un cuisant échec des mesures prises pour tenter de secourir ceux qui s’y adonnent.
Je me suis intéressé aux souffrances liées aux drogues depuis longtemps. Cette volonté me vient depuis le récit magnifique que me fit Emmanuel d’Astier de La Vigerie, le fondateur du mouvement de résistance Libération qui, consommateur d’opium, comme bien des officiers de marine, se retrancha dans un hôtel de Bordeaux et se désintoxiqua seul, en huit jours d’atroces douleurs du manque, car il était persuadé que son addiction mettrait en danger ses camarades de résistance si les nazis le capturaient.
Tout le monde n’est pas d’Astier. Il fallait les aider, ces usagers de drogues, un par un et aussi tous ensemble. Une vie gagnée sur la mort? Une vie, est-ce que cela fait sens? Oui, peut-être que cela a tout de même un sens.
Rien n’a été facile. Nous avons bagarré contre les toxiques acceptés et les toxiques interdits. Vous fumez? Faites attention, aérez la pièce. Vous buvez? Avec modération bien sûr. Vous aimez le cannabis? Alors ça, c’est scandaleux; vous êtes un drogué, éloignez-vous, je ne vous parle plus et j’appelle la police! Première cause de mortalité en France, le tabac représente 73.000 décès par an et la deuxième cause de décès évitables dans notre pays; reste l’alcool avec 45.000 morts (60% avec le vin).
Il existe un racisme des drogues et des addictions, qui ne tient compte ni des conséquences des intoxications ni des mortalités provoquées. Chez nous, la drogue s'associait plus volontiers avec la répression, avec la prison qu’avec la médecine. Dans un pays où l’alcoolisme et la tabagie ne sont pas réprimés pénalement, les toxicomanes se définissent d’abord comme des délinquants, ils sont passibles de poursuites et d’emprisonnement aux termes d’une loi de circonstance que nous souhaitons changer.
Les intempérances n’ont pas la même valeur. Le vin est tabou, il concentre les vertus et constitue un excellent produit d’exportation; le tabac se commercialise d’autant mieux que les taxes élevées conviennent à nos finances nationales. Vive les enivrements bien de chez nous, les toux et les insuffisances respiratoires retentissant dans l’Hexagone, à bas les excitations étrangères. Qu’on éloigne de nous les toxiques exotiques, ces cannabis, ces héroïnes, cette cocaïne, ces produits de synthèse et cet opium du diable!
«Le toxicomane disparaît dans la masse opaque de la toxicomanie. L’homme n’existe pas sans le discours qui le nie et le condamne à la fois.»
La colère varie en fonction des distances, le ressentiment diffère avec l’éloignement: c’est la loi de la tolérance kilométrique. L’usage des drogues nationales est accepté, nos habitudes sont encouragées, la publicité contrôlée mais envahissante: tabac de nos plaines, alcool de nos vignes, nous vous accueillons et de lourdes taxes remplissent les caisses de l’État.
La France était en retard de lucidité. Nous étions sûrs de nous, nous ne voulions pas voir ce qui se passait dans les pays voisins. Nous oscillions entre le cachot et la psychanalyse. Qui en pâtissait? Pas les praticiens, qui pouvaient tranquillement se détourner, se consolant de leur inaction en se disant, avec les autorités du pays: il n’y a rien à faire! Les victimes étaient les malades qui vivaient ces tourments, parfois dans la honte, toujours dans la solitude. Les hôpitaux ne souhaitaient pas les accueillir. Nous ne faisions rien. Ou presque. L’entreprise était perdue par abandon.
C’était pourtant le devoir des médecins. Le docteur Marek Edelman, cardiologue, commandant adjoint de la révolte du ghetto de Varsovie, disait: «Il faut prendre le Bon Dieu de vitesse.» Le toxicomane est défini par la loi. On parle peu de celui qui se drogue, on ne parle pas du sujet, sinon pour le rejeter. La toxicomanie s’origine dans un discours du négatif. Une caractéristique boiteuse qui permet, exige le rejet, criminalise l’usager sans même le connaître et sans vouloir le reconnaître. Les toxicomanes apparaissent comme une catégorie du genre répressif: obligation policière, champ clos de la répression. On ne vous demande pas de quel sujet, voire de quel individu il est question. C’est la toxicomanie qui parle, contient et cerne le toxicomane sans que celui-ci puisse s’exprimer.
Le toxicomane disparaît dans la masse opaque de la toxicomanie. L'homme n’existe pas sans le discours qui le nie et le condamne à la fois. Détournement de la logique médicale: le produit s’impose sans que l’homme se manifeste. Pas de classification pharmacologique immédiate, pas de clinique accessible: l’usage des drogues convoque une catégorie différente, celle du déconcertant.
Les cinq protagonistes de cet ouvrage ont travaillé ensemble avec acharnement, contre la facilité des idées reçues. Ils n’avaient pas forcément les mêmes choix de vie ni les mêmes opinions politiques, mais ils étaient médecins et croyaient que les victimes, tous ceux qui souffraient, méritaient leur attention et, si possible, leurs soins. Surtout s’ils se plaignaient, surtout s’ils les appelaient à l’aide. Les signataires de ce livre considèrent les «addicts» comme des citoyens-malades, pas comme des délinquants. Et ils connaissent, depuis le rapport de Bernard Roques, les dédales du circuit de la récompense, les chemins pharmacologiques du plaisir.
À l’image de l’humanitaire, nous ne procédions pas au choix des «proies». Malades, blessés, victimes, il s’agissait de médecine et du métier de médecin, activité de combat contre la maladie. Il n’y a pas de bons et de mauvais malades. Médecin, on ne juge pas du bien-fondé de la maladie: on soigne les douleurs et on traite. Les hommes et les femmes qui affrontaient les tortures de l’addiction et du manque étaient pour nous des patients avant d’être, aux termes de la loi française de 1970, des illégaux. Les médecins, à l’hôpital comme en ville, se détournaient d’eux: trop sales, encombrants, faiseurs de troubles. Et surtout que faire puisqu’il n’y avait pas de remède? Pendant longtemps on abandonna ces personnes à leur sort pitoyable, d’autant plus facilement que les médicaments de l’addiction étaient négligés en France, quoique très bien connus dans des pays proches. Le livre qui suit représente l’aventure d’une obstination, d’un échange entre médecins qui ne rejetaient pas les usagers de drogues dans les ténèbres de leurs pratiques. Il ne s’agit nullement d’un quelconque prosélytisme en faveur de la toxicomanie en général ou du cannabis en particulier.
Nous sommes des thérapeutes, sensibles à la peine des personnes souffrant des effets indésirables des drogues. On nous a baptisés les «dealers en blouse blanche» parce que nous ne supportions pas de les laisser s’enfoncer. Nous avons lutté contre le retard de notre pays et contre le conformisme des bonnes consciences. Les cinq se sont eux-mêmes constitués en un «gang» qui n’a pas d’excuses à présenter ni de médaille à recevoir. Il s’agissait de faire son métier.
«Je dois à la vérité de dire que la gauche une fois de plus me déçut. Les dirigeants de droite ont bougé les choses plus que la gauche ne le fit.»
Dans ce livre, nous ne répondrons pas à toutes les questions, mais nous tracerons, avec cette même obstination, quelques pistes pour échapper à ce fléau qui frappe les États-Unis: l’épidémie des overdoses aux opiacés, que nous avons, pour l’heure, évitée.
Écoutez les voix de ces garçons que l’on ne voulait pas entendre. Ce refus a coûté beaucoup de vies humaines. Le réflexe habituel se déclenchait lorsque nous expliquions nos espérances, la réduction des risques: «Oui, vous donnez de la drogue aux drogués!» Il faut alors tenter de convaincre, calmement, que c’est le principe même de la médecine: prévenir le pire et gagner sur la maladie ou le traumatisme. Donner un fragment de virus de la variole ou de la rage, faire un vaccin et inoculer un morceau de maladie pour que les anticorps empêchent le pire. Les produits pharmaceutiques utilisés pour combattre le manque et l’addiction procurent à la fois un plaisir provisoire et un soulagement énorme des douleurs, permettant, à terme, une vraie guérison, une sortie du manque et de l’addiction.
Les cinq acolytes qui échangent des propos parfois vifs parlent de leur expérience devant le malheur. Au fil des gouvernements et des alternances la loi de 1970 n’évoluait pas, mais les attitudes policières et légales se modifiaient. Je dois à la vérité de dire que la gauche une fois de plus me déçut. Les dirigeants de droite ont bougé les choses plus que la gauche ne le fit. C’est à Michèle Barzach que l’on doit le premier mouvement: avoir le droit d’acheter des seringues propres en pharmacie. De fait, c’est le sida qui fit lui-même sa propre révolution.
Nous sommes un des rares pays du monde attentifs aux «droits de la personne». On nous accorde même le titre envié, et immérité par les temps qui courent, de «nation des droits de l’homme». Expliquez-moi pourquoi notre beau pays, la France, est toujours en retard d’une guerre? Alors que tous les pays modernes évoluent sur l’usage des toxiques et des «drogues», nous nous accrochons à une interdiction qui ne freine pas cette consommation exponentielle. La France sera-t‑elle la dernière à comprendre, comme pour la fin de vie? Quel que soit l’individu, en souvenir de tous ceux qui gâchaient leur vie dans les toxiques, en sauver un ou deux, oui, cela a un sens.
Affirmons-le! Il faut légaliser et contrôler le cannabis, dépénaliser l’usage des drogues dures et réduire les risques en suivant les progrès de la pharmacologie. Une contravention pour usage de cannabis? Un progrès qui ne va rien arranger si on en reste là. On pourra verbaliser sur place. Vous fumez un joint? Voici la contravention. Il s’agit là d’une bonne facilité pour la police. Mais les jeunes usagers n’auront pas 200 euros pour payer. Dans ce cas on les convoquera en justice. Et nous voilà repartis...