Boire & manger / Culture

Silence, on mange!

Le cinéma français n’aime rien tant que casser la croûte. À tel point que la cuisine et la gastronomie sont devenues un élément central de ses chefs-d’œuvre. Ou de ses navets.

Empiffrements, banquets rabelaisiens, séances de pets... <em>La Grande Bouffe</em> a fait scandale à Cannes en 1973. | Collection Christophel
Empiffrements, banquets rabelaisiens, séances de pets... La Grande Bouffe a fait scandale à Cannes en 1973. | Collection Christophel

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«C’est un scandale! Un scandale!» Le 21 mai 1973, le public de la 26e édition du Festival de Cannes a les nerfs à vif. Devant les caméras du journal télévisé, une femme aux grosses lunettes sort tout juste d’une séance qui l’a mise en pétard. L’air visiblement bouleversé, elle hurle dans le micro des journalistes: «Et ça gagne du pognon ça! Sur le dos du pauvre populo!» Autour d’elle, les flashs crépitent, les huées résonnent et les insultes fusent. Dans tout ce boucan, on entend la voix anonyme d’un homme qui s’étrangle: «C’est une honte qu’un film comme ça représente la France!».

Le lendemain, le journal TV résume en quelques mots ce qui reste aujourd’hui comme le plus gros scandale de l’histoire de la Croisette: «Ce film a réalisé une unanimité aussi totale qu’hostile, tant auprès des spectateurs que de la critique, ce qui est tout de même assez rare». Ce film, c’est La Grande Bouffe, production franco-italienne réalisée par Marco Ferreri avec, dans les rôles principaux, Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Andréa Ferréol ou Michel Piccoli. Et malgré le tollé cataclysmique déclenché par sa projection à Cannes, ce long-métrage ne comporte aucune scène de violence extrême ou de pornographie explicite. Comme son nom l’indique, il parle surtout de bouffe. Mais dans des proportions gargantuesques.

On y suit l’histoire de quatre amis qui, lassés de leur vie ennuyeuse et morose, décident de s’enfermer dans une villa pour y manger en continu jusqu’à ce que mort s’en suive. De quoi donner à voir de véritables moments d’empiffrements, des banquets rabelaisiens et des orgies ubuesques ponctuées parfois par des séances de pets. Un grand n’importe quoi moral en forme de critique féroce de la société de consommation, comme le soulignera plus tard Philippe Noiret: «Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie». Car dès sa sortie à Cannes, La Grande Bouffe est un paria. Dans la presse, on parle d’un film «obscène et scatologique» et Marco Ferreri devient soudainement l’ennemi public numéro un.

En 2013, lors d’une rediffusion de l’œuvre à Cannes, l’actrice Andréa Ferréol racontait son calvaire après la sortie en salles du pamphlet: «Des restaurants à Paris nous interdisaient d’aller manger chez eux! Un soir, j’étais avec une amie dans un restau italien, et un couple est venu me voir. L’homme m’a dit: “Puisque vous êtes là, Madame, je sors!” Ça a été comme ça pendant des mois et des mois.» À croire qu’en France, on ne rigole pas avec «la bouffe», et surtout sur grand écran. Pourtant, avec trois millions d’entrées en salles, le succès de La Grande Bouffe prouve que le cinéma français entretient avec la gastronomie une relation plus complexe qu’il n’y paraît. Entre fascination et indigestion, le septième art n’a jamais été aussi mordant que lorsqu’il passe à table.

En entrée

N’en déplaise aux détracteurs de La Grande Bouffe, le cinéma et la cuisine peuvent tout à fait s’entendre et même se concilier. C’est en tout cas ce que soutient le grand chef cuisinier Pierre Gagnaire qui organisait l’année dernière sur la Croisette deux dîners en forme d’hommages au cinéaste Claude Sautet. Pour lui, les points de ressemblance sont nombreux: «Dans un film comme dans un repas, il y a une intrigue et une construction émotionnelle qui sont installées. On choisit où on veut aller et on donne à voir un spectacle, avec des acteurs qui ont leur place, des gens en coulisses, etc. Le cuisinier comme le cinéaste doit mettre son public en position de plaisir par tous les moyens. La seule différence est qu’en cuisine, si vous faites un plat qui est l’équivalent d’un nanar, le lendemain, vous pouvez rectifier votre erreur». Rien d’étonnant donc à ce que dès sa naissance, le cinéma ait très largement mis en scène la nourriture.

En 1895, l’année où ils déposent le brevet du cinématographe, les frères Lumière tournent ainsi l’un de leurs premiers films intitulé Le Repas de Bébé, qui montre une famille à table. Pour Vincent Chenille, historien et auteur de l’ouvrage de référence Le Plaisir gastronomique au cinéma, l’appétence du septième art pour la cuisine s’explique assez simplement: «Dès les premiers films, la nourriture sert à montrer la convivialité. Elle a aussi une fonction d’identification car elle permet par exemple de saisir la nationalité des personnes à l’écran ou leur classe sociale selon ce qu’ils mangent».

Le Repas de Bébé (1895). | DR

Surtout, la manière dont elle est filmée renvoie toujours de près ou de loin au contexte politique et social du pays. En 1942, alors que la France subit un rationnement alimentaire sévère dû à la guerre, Marcel Carné décide de tourner pour son film Les Visiteurs du soir une immense scène de banquet. Rapidement, le mot circule et des figurants affamés débarquent pour se remplir la panse sur le plateau. C’est oublier bien vite que le cinéma est avant tout une science de l’illusion. Dès le premier jour de tournage, ils font face à un constat cinglant: les poulets du festin sont tous en carton.

La guerre des gloutons

Mais le cinéma français n’a pas toujours eu à se serrer la ceinture. Après la guerre, la période des Trente Glorieuses voit la nourriture abonder à l’écran. Alors que les films en noir et blanc s’interdisaient de montrer certains aliments comme les fraises (trop difficiles à identifier sans leur rouge distinctif), la démocratisation du procédé Technicolor dans les années 1940-1950 permet aux réalisateurs de se laisser aller aux gros plans culinaires ou aux films dont l’intrigue repose en grande partie sur la nourriture.

C’est dans ce contexte d’opulence et de gourmandise qu’apparaissent deux des plus gros ogres du cinéma français: Claude Chabrol et Gérard Depardieu. Chez l’un comme chez l’autre, la gastronomie a toujours joué un rôle moteur, quitte à entraîner quelques ratés dans leur filmographie respective. Connu pour choisir ses lieux de tournage en fonction des restaurants alentours, Chabrol verra par exemple son long-métrage Au cœur du mensonge (1999) critiqué bien durement par le magazine L’Express: «Le film n’est rien, Chabrol a préféré explorer la cuisine bretonne». De son côté, le mythe Depardieu s’est parfois perdu dans des productions moyennes, trop occupé qu’il était par ses vignobles, sa poissonnerie ou son restaurant La Fontaine Gaillon dont le chef Laurent Audiot dira un jour: «J’ai déjà vu Gérard manger de la viande crue à même la bête»

À pleines dents! (2015) | Arte

Pas étonnant que face à ces appétits gargantuesques et ce goût pour la bonne chère, le cinéma français ait été aussi l’un des premiers à dénoncer la malbouffe. Dans la célèbre comédie L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi (1976), le personnage gastronome de Charles Duchemin lutte par exemple activement contre la nourriture industrielle de Jacques Tricatel, caricature à peine masquée de l’entrepreneur Jacques Borel à l’origine des premières chaînes de fast-food françaises.

Aux petits oignons

Mais les choses ont bien changé depuis les critiques formulées par L’Aile ou la cuisse et La Grande Bouffe. Pour Pierre Gagnaire, le septième art est d’ailleurs un moyen idéal de s’en rendre compte: «On voit bien grâce aux scènes de repas au cinéma que la cuisine a évolué et que notre rapport à la nourriture est aujourd’hui très différent». Après les années fastes des grands banquets ou des quantités astronomiques de la malbouffe, place aux soucis sanitaires et écologiques de l’après-fast food. «Des questions comme le véganisme sont actuellement très présentes dans le cinéma français. On les retrouve, par exemple, dans Grave de Julia Ducournau (2016) où une végétarienne se découvre des penchants carnassiers purs et durs. Même un film comme Le Sens de la fête d’Éric Toledano (2017) est sensible au sujet puisqu’on y voit des personnages tombant malades après avoir mangé de la viande qui a tourné», commente Vincent Chenille.

À l’heure de la crise financière, l’œil des cinéastes s’attarde aussi un peu moins sur les grands restaurants pour raconter plutôt les métiers périphériques liés à la cuisine. C’est notamment le cas dans l’épicerie alimentaire de Discount (2015) de Louis-Julien Petit ou chez la réalisatrice Anne Le Ny qui filme dans On a failli être amies (2014) la reconversion d’un chef étoilé décidant de rendre son tablier pour ouvrir un établissement plus modeste. Autant de représentations cinématographiques certes moins festives que les gueuletons pharaoniques d’un Depardieu mais finalement plus proches du rapport qu’entretient quotidiennement la majorité des Français à la gastronomie.

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