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En Irlande du Nord, une mère emmène son fils se faire tirer dessus

Dans les faits, la guerre est finie. Dans les têtes et les réflexes sociétaux, pas encore.

Capture d'écran du documentaire «A Mother Brings Her Son To Be Shot» de Sinead O’Shea
Capture d'écran du documentaire «A Mother Brings Her Son To Be Shot» de Sinead O’Shea

Temps de lecture: 7 minutes

Mai 2012, Derry, Irlande du Nord. Dans le quartier de Rosemunt, un taxi roule dans la nuit. Sur la banquette arrière Majella O’Donnell, la quarantaine, les cheveux blonds ternes et les traits tirés. À côté d’elle, son fils, Philip O’Donnell Junior, 19 ans, crâne rasé et Che Guevara tatoué sur l’avant-bras gauche. La veille, la mère essayait déjà de conduire son fils au lieu de rendez-vous, mais la police faisait barrage. Ce soir-là, Ma O’Donnell a un coup d’avance. Persévérante, elle fait en sorte que le véhicule évite la police avant de se garer sur un parking. Là, cinq hommes apparaissent. Philly les reconnaît. Il sait pourquoi il est là et n’essaie pas de fuir. Un des hommes fait feu et touche le gamin derrière le genou. Soit la première sanction réservée aux dealers. En l’emmenant se faire tirer dessus, Majella a évité à son fils une sentence encore pire. Si elle n’obéissait pas, les tireurs promettaient que Philip finirait dans un fauteuil roulant. La plupart des mères diront qu’elles n’auraient jamais accepté de faire ça. Mais la plupart des mères ne viennent pas de Derry.

La journaliste irlandaise Sinead O’Shea raconte cette histoire dans le documentaire A Mother Brings Her Son To Be Shot. Elle pensait au départ couvrir un fait divers –une mère conduisant son fils se faire tirer dessus– elle a vite découvert un système généralisé. Tourné sur cinq ans, son film montre que la violence en Irlande du Nord ne s’est pas envolée à la signature des accords de paix du Vendredi saint, en 1998, qui ont officiellement mis fin au conflit sanglant entre les différentes forces politiques, principalement l'armée britannique, l'Armée républicaine irlandaise (IRA) et des milices protestantes.

A Mother Brings Her Son To Be Shot - Trailer from CAT&Docs on Vimeo

Une ville scindée en deux

Ville symbole du conflit nord-irlandais (aussi appelé Troubles), Derry, 80.000 âmes, se situe à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Belfast. C’est ici qu’une marche pacifique organisée par le mouvement des droits civiques dégénérait le 30 janvier 1972. Ouvrant le feu sur la foule, la British Army faisait quatorze morts. Ce jour, que l’on commémore tous les ans, est depuis connu sous le nom de Bloody Sunday. Dans une nation à dominante protestante et unioniste, la population de Derry détonne.

Principalement catholiques et républicains, les Derry wans sont nombreux à réclamer le rattachement à la République d’Irlande. Aujourd’hui encore, les communautés de Derry vivent chacune de leur côté, séparées non pas par un mur, mais par un fleuve: la Foyle. La rive gauche, aux murs bardés de graffitis à la gloire de l’IRA, hisse des drapeaux vert, blanc et orange. Sur la rive droite, les pancartes électorales des partis nationalistes sont remplacées par celles de mouvements unionistes et quelques Union Jacks osent flotter dans le ciel gris. La division est si profonde que le nom de la ville varie selon le rivage. À l’ouest, on l’appelle Derry, son nom celtique. À l’est, c’est Londonderry, appellation officiellement reconnue par les Britanniques.

Capture d'écran du documentaire A Mother Brings Her Son To Be Shot de Sinead O’Shea

Dans la maisonnée des O’Donnell, on affiche fièrement son sentiment d’appartenance à l’Irlande. Au bord de la fenêtre du salon trône une croix celtique et un objet souvenir frappé du sourire de Bobby Sands, le martyr de la cause, mort en 1981 au terme de soixante-six jours de grève de la faim. Pour nourrir ses enfants, Majella nettoie des toilettes et reçoit des aides sociales. Le père, lui, observe une peine de treize ans de prison pour avoir fait sauter la station de police du coin. «Les gens ici disaient que c’était une putain de légende», sourit son plus jeune fils, Kevin Barry, qui montre fièrement son arsenal d’armes blanches au début du film. Dans ce contexte, Philip, le fils cadet, se met aux drogues dures à l’âge de 16 ans. Son père en taule, sa mère dépassée, il se jette à corps perdu dans la cocaïne, la meth ou le valium. Finalement, il se met à dealer. À Dublin ou Londres, les forces de l’ordre se chargeraient de son cas. Or, les familles républicaines de Derry voient toujours la police comme un représentant de l’occupant britannique. Pour faire rentrer dans l’ordre les brebis galeuses, on fait appel aux siens. «Certains membres de la communauté ont approché les tireurs, explique la journaliste Sinead O’Shea, depuis son domicile de Dublin. Ils se plaignaient des agissements de Philly. Finalement, les tireurs ont directement contacté Majella pour lui dire où amener son fils.»

Capture d'écran du documentaire A Mother Brings Her Son To Be Shot de Sinead O’Shea

La loi du silence 

Qui sont donc ces tireurs, bras armés d’une loi du sang qui supplante le droit? La réalisatrice répond seulement qu’ils «sont nombreux et changent souvent de nom». Les O’Donnell, eux, les appellent simplement «the ‘RA», pour la Republican Army. Parmi les factions, on compterait en effet une émanation de l'IRA véritable, formée en 1997 à partir d'une scission avec l’IRA provisoire, qui a, elle, déposé les armes en 2005. Du coup, Majella n’envisage même pas de contacter les autorités. «La communauté n’oublie pas ce qui s’est passé, explique Hugh Brady, un ancien de l’IRA, filmé derrière son bureau. Jamais ils ne prendraient leur téléphone pour appeler la police et parler de l’IRA. Ils seraient toujours vus comme des balances, la pire chose dont un Irlandais peut être accusé. Personnellement, je préférerai mourir

La nuit, la police évite la zone, dans laquelle patrouillent des dizaines de Républicains armés. Hugh Brady sert désormais de médiateur entre les groupes armés et les civils. D’après lui, la balle dans le genou de Philly est ressentie comme un soulagement. Pour la communauté, le problème est réglé. «Mais je pense que les gens étaient désolés pour Majella, nuance la réalisatrice. Ça a été une discussion pendant un petit moment, puis les gens sont passés à autre chose.» À Derry, la violence ne choque pas autant qu’à Dublin ou dans les beaux quartiers de Londres. Rien d’étonnant, sur une terre où les plaies ouvertes par un long conflit ne sont pas encore refermées.

Moral sappé, économie en berne

En introduction, le film montre un discours de Bill Clinton, qui présente l’Irlande du Nord comme une terre en paix. Après avoir exhibé sa cicatrice, Philly O’Donnell dément. «Dans leurs têtes, certains pensent encore que c’est la guerre.» Signés le 10 avril 1998, les accords de paix du vendredi saint n’ont pas satisfait tout le monde. Certes, l’Irlande du Nord n’est plus directement gouvernée par Londres, une Assemblée a été créée. Mais les combattants de l’IRA ne sont pas parvenus à unifier leur pays. Aussi, en abandonnant la lutte, des milliers de soldats qui n’avaient connu que les Troubles se sont retrouvés sans but. Dans son livre Retour à Killybegs, l’écrivain Sorj Chalandon donne en exemple la situation d’un ancien prisonnier politique, soldat de l’IRA, désormais simple videur d’un pub quelconque de Belfast.

«Tous les gens de mon âge voudraient que les Troubles reviennent. La folie, les émeutes, les putains de fusillades, les bombes, tout. J’aurais du pouvoir, putain de merde.»

Kevin Barry, né après la fin de la guerre

Héros au sein de leur communauté, les membres de l’IRA vivent pour beaucoup de boulots mal payés. La guerre de libération nationale a été remplacée par une société au fort taux de chômage et une économie morose. Dans le film documentaire, Darren O’Reilly, conseiller municipal indépendant, résume le sentiment général de sa communauté. «Le processus de paix a été vendu comme un package visant à mettre fin à la violence, mais aussi à créer une vie meilleure pour les nouvelles générations. Sur ce point, on attend toujours.» Et les enfants de ceux qui ont vécu les Troubles naissent dans un monde dont l’obsession du passé n’a d’égal que le manque de perspectives d’avenir. «Les jeunes ont l’impression d’avoir été abandonnés par tout le monde, continue O’Reilly. Ils se définissent comme une génération perdue. Ils n’ont aucune opportunité d’emploi ou de progression dans leur vie.» Morose, le présent à Derry pousse certains à être regretter le temps du conflit. «Tous les gens de mon âge voudraient que les Troubles reviennent, assure le petit frère, Kevin Barry, né après la fin de la guerre. La folie, les émeutes, les putains de fusillades, les bombes, tout. J’aurais du pouvoir, putain de merde. Passe moi un RPG et je sors tirer sur les flics tout de suite.»

La réalisatrice a rencontré la famille O’Donnell pour la dernière fois en février 2018. «Globalement, ils n’ont jamais été aussi bien depuis que je les connais.» Aujourd’hui, Kevin Barry suit une formation pour bosser dans le bâtiment. Dans sa jeune vie, il assure avoir essayé de se tuer à plusieurs reprises. S’il avait été plus déterminé, il aurait alors grossi les rangs des suicidés post-Troubles, plus nombreux que les 3.500 victimes engendrées par trente ans de conflit.

Capture d'écran du documentaire A Mother Brings Her Son To Be Shot de Sinead O’Shea

«Des voyous à capuche avec des flingues»

Selon Kevin Barry, tous les problèmes de Derry viennent de la drogue. À ce moment de l’interview, la réalisatrice tente un coup et demande: les paramilitaires ont-ils raison d’essayer d’enrayer ce fléau? L’ado à bouille ronde répond par un argument sur l’hypocrisie des milices: «Eux-mêmes, ils dealent, assure-t-il. Maintenant ils viennent à ta porte et te demandent 5.000 balles. Sinon, ils tirent. Mais si tu paies, ils te laissent dealer.» D’après Kevin Barry, un trafiquant du coin débourserait jusqu’à 20.000 livres pour poursuivre son activité. Il conclut: «Après ça, ils disent qu’ils défendent la communauté? Je ne suis pas d’accord. Quand ils tiraient sur les flics et les Britanniques, combattaient ceux qu’ils se devaient de combattre, aucun problème. Mais ce n’est plus comme ça. C’est juste des voyous à capuche avec des flingues.»

Lors de la diffusion du film chez les O’Donnell, toute la famille applaudit ce passage. Dans le salon, tout le monde est là. Banni à Belfast pendant quelques mois, Philly Junior est finalement rentré à Derry. Il y vit avec sa compagne, a eu un enfant, mais est toujours sans emploi. Cinq ans après les événements, c’était au tour de Phil O’Donnell senior, à peine sorti de prison, de se faire tirer dans les genoux. Les deux fusillades sont-elles liées? «Ce n’est pas ce que le film dit, précise O’Shea. Il n’y a pas eu de poursuite. Il a dit que c’était par rapport à des problèmes dans le quartier. Cela montre juste que la violence est cyclique.» On sait en tous cas que le père O’Donnell s’est fait tirer dessus comme un grand. Sans avoir besoin que sa mère l’emmène.

 

Le film sera bientôt diffusé au Sydney Film Festival, dans le cadre d’un programme sélectionnant les meilleures réalisatrices européennes. Aucune diffusion en France n’est pour le moment prévue.

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