Économie

Rapport OXFAM: si les entreprises du CAC 40 versent autant de dividendes à leurs actionnaires, c'est normal

La lutte contre les inégalités est de celles qui doivent être menées sans relâche et avec détermination. Mais il est très facile sur ce sujet de tomber dans la dénonciation des riches.

Un salarié de l'entreprise pharmaceutique Sanofi manifeste contre un plan de restructuration, le 4 février 2013 à Toulouse. | ERIC CABANIS / AFP
Un salarié de l'entreprise pharmaceutique Sanofi manifeste contre un plan de restructuration, le 4 février 2013 à Toulouse. | ERIC CABANIS / AFP

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En publiant son rapport «CAC 40 Des profits sans partage», Oxfam n'a pris aucun risque. Dénoncer les turpitudes des entreprises du CAC 40, cela marche à tous les coups. Regardez comment les actionnaires se goinfrent et voyez comme sont petites les miettes qu'ils acceptent de laisser ruisseler sur les pauvres! Avec cet argument, vous êtes sûr d'avoir un grand succès d'audience pendant au moins vingt-quatre heures. Aux deux extrémités du spectre politique, on se saisit avec empressement de ces révélations et l'indignation l'emporte vite sur le raisonnement. Comme parmi celles et ceux qui se gaussent des travaux d'Oxfam, on trouve des gens que les inégalités ne troublent pas et qui s'empressent même de les justifier, il est difficile de faire entendre la voix d'une critique dépassionnée. Tentons tout de même de le faire.

L'objectif n'est pas de contester les chiffres indiqués dans ce rapport: ce serait mettre en doute le sérieux de ses auteurs et autrices, ce qui n'est pas notre propos. Il n'est pas non plus de nier l'accroissement des inégalités. Ce phénomène n'est d'ailleurs pas une spécificité française et fait l'objet d'une littérature abondante, y compris dans le cadre d'institutions pour lesquelles les proches d'Oxfam ne manifestent pas une sympathie très vive. Reprenons par exemple le discours tenu par les économistes de l'OCDE: «Le fait que les bénéfices de la croissance économique n'aient pas été équitablement distribués et que la crise économique n'ait fait que creuser le fossé entre riches et pauvres est une vision largement partagée». Oxfam ne fait qu'enfoncer une porte déjà largement ouverte. Mais, ce qui est plus ennuyeux, c'est que ses observations ne permettent pas de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi.

Pour les salariés, ce qui compte, c'est le salaire 

Depuis 2009, nous dit Oxfam, les entreprises du CAC 40 ont distribué plus de 407 milliards de dividendes à leurs actionnaires, soit 67,4% de leurs bénéfices, alors qu'elles n'ont reversé que 5,3% de ces bénéfices aux salariés. Sans contester ces chiffres, la réalité, c'est qu'ils n'ont pas une grande signification. Le bénéfice net après impôts est un solde, normalement positif, parfois négatif, en tout cas souvent relativement faible, qui représente ce qui reste une fois que l'entreprise a payé tout ce qu'elle devait à ses fournisseurs, à ses salariés et au fisc. Évidemment, ce chiffre est important dans la mesure où il donne une indication sur la santé de l'entreprise mais, pour les salariées et salariés, l'important est ce qui se passe avant. De leur point de vue, ce qui compte le plus, c'est le salaire versé chaque mois. Que leur entreprise fasse un bénéfice est plutôt rassurant: c'est l'indication qu'ils et elles ont une chance de garder leur emploi l'année suivante. Qu'une fraction de ce bénéfice leur revienne ensuite sous forme d'intéressement ou de participation, c'est un plus qu'ils et elles apprécient, mais ce n'est pas l'essentiel.

Pour les actionnaires, en revanche, le bénéfice est déterminant à un double titre: c'est l'ampleur de ce bénéfice qui détermine la valeur de l'action (pour aller vite, car on peut trouver des entreprises qui ne ne gagnent pas d'argent mais sont très bien cotées parce que les actionnaires anticipent les résultats futurs), et les dividendes distribués sont leur seule rémunération. Autrement dit, comparer ce qui revient aux actionnaires et aux salariés et salariées en se basant sur les seuls bénéfices distribués n'a pas grand sens. Cela en a d'autant moins qu'en fait, beaucoup de salariés et salariées aimeraient bien travailler pour une des entreprises du CAC 40 vilipendées dans ce rapport. 

Car l'entrée dans cet indice est le signe d'une réussite économique et financière et il est généralement plus rémunérateur de travailler pour une entreprise qui réussit que dans une entreprise qui vivote. Quant à la participation des salariés et salariées aux bénéfices, elle n'est obligatoire que dans les entreprises de plus de cinquante personnes et dans les faits, on constate que ceux et celles qui en profitent le plus travaillent dans des entreprises de plus de 250 personnes. Ajoutons que les grandes entreprises sont aussi celles où les syndicats sont le mieux représentés et le plus actifs, et où le salarié ou la salariée le plus de chances d'être défendue. Bref, travailler pour une entreprise du CAC 40 n'est pas le pire destin qui guette un travailleur ou une travailleuse.

Des «actionnaires rois» qui ont perdu leur chemise

S'acharner sur le CAC 40 et en faire le creuset des inégalités n'est donc pas une très bonne idée. Et il n'est pas très honnête intellectuellement de parler des «actionnaires rois» auxquels on a distribué jusqu'à 66,5% des bénéfices dans les dernières années, alors que «ce taux ne dépassait pas les 30% dans les années 2000», sans expliquer pourquoi. Implicitement, cela laisse entendre que les actionnaires sont de plus en plus gourmands et que les cheffes et chefs d'entreprise sont d'autant plus empressés de leur donner satisfaction qu'elles et ils sont les premiers bénéficiaires de ces largesses. Cette dernière partie de l'explication n'est pas tout à fait fausse, mais elle ne suffit pas.

Il faudrait rappeler que les actionnaires ont vécu un krach en 2000 et qu'ils en ont vécu un autre en 2008. Et les années 2011 et 2012 de la crise européenne ont été dures aussi. En ce moment, nous dit-on, le CAC 40 est au plus haut de l'année. Certes, mais il a seulement retrouvé son niveau de la fin de 2007, et son record absolu de 6.944 points en séance le 4 septembre 2000 n'a toujours pas été atteint de nouveau. Cela revient à dire qu'un ou une actionnaire qui aurait eu la mauvaise idée de prendre position sur l'indice ce 4 septembre il y a presque dix-huit ans serait encore perdant ou perdante aujourd'hui.

L'actionnaire roi est tellement heureux que la France en comptait environ sept millions au début des années 2000, et que ce chiffre est tombé autour de trois millions au cours de ces dernières années. Il a tendance à se stabiliser actuellement à ce niveau. Deux chocs majeurs et quelques grosses secousses en moins de quinze ans, cela a de quoi vous dégoûter. Pour garder tout de même des actionnaires, les entreprises n'ont donc pas eu le choix: il leur a fallu faire un effort sur le dividende.

Un mouvement mondial

Était-ce nécessaire? Oui, car sans cet effort les cours auraient encore chuté davantage et les entreprises françaises, peu chères, auraient été à la portée de tous les prédateurs étrangers. Et cela, les auteurs et autrices du rapport d'Oxfam le savent bien: ils et elles écrivent qu'il faut oublier le «mythe du petit porteur [actionnaire qui ne détient que quelques actions, ndlr]» et que la bourse est maintenant aux mains de grands groupes et de fonds d'investissement. Si les entreprises du CAC 40 n'avaient pas fait cet effort sur les dividendes après 2009, elles seraient encore moins françaises qu'elles ne le sont aujourd'hui, alors qu'on estime que les actionnaires étrangers détiennent environ 45% du capital des entreprises du CAC 40 (la dernière étude sur le sujet date de la fin de 2015 et a été publiée par la Banque de France). 

Cela étant, il est incontestable que les inégalités se creusent partout, les effets cumulés de la mondialisation et des nouvelles technologies aboutissant à un phénomène souvent décrit schématiquement par la formule «le gagnant prend tout». La prime au vainqueur concerne les dirigeants des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), les principaux actionnaires de ces groupes et les grands groupes de gestion d'actifs dans le monde (comme Blackrock, qui gère aujourd'hui près de 6.000 milliards de dollars d'actifs financiers).

C'est à ces gens-là qu'il faut s'intéresser et à leur rôle dans l'économie mondiale. Nos modestes entreprises du CAC 40 (quelles que soient la réussite de LVMH et la fortune de Bernard Arnault) ne font que s'adapter à cet environnement et suivre un mouvement sur lequel elles ont peu d'influence. Ce n'est pas en encadrant la rémunération de leurs actionnaires, comme le suggère Oxfam France, que l'on a des chances de vraiment changer quelque chose.

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