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Les journalistes fadas de l’OM, déchirés entre passion et déontologie

Les soirs de victoire, l’Olympique de Marseille, qui dispute ce mercredi 16 mai la finale de la Ligue Europa, met le feu à toute une ville. Mais pour les journalistes, souvent fans de l'équipe phocéenne, certaines limites professionnelles s'imposent.

Les fans marseillais au stade de Salzbourg, après la victoire de l'OM contre l'équipe autrichienne en demi-finale de la Ligue Europa, le 3 mai 2018. Au milieu, peut-être, un journaliste en congé. | Christof Stache / AFP
Les fans marseillais au stade de Salzbourg, après la victoire de l'OM contre l'équipe autrichienne en demi-finale de la Ligue Europa, le 3 mai 2018. Au milieu, peut-être, un journaliste en congé. | Christof Stache / AFP

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Ce n’est pas une scène que j’avais imaginé, en école de journalisme, vivre un jour. À la sortie de mes études, j’ai suivi le club de l’OM pendant une saison pour un média national.

L'année n'était pas très épicée pour le club marseillais: il y avait bien la Ligue des champions à disputer, mais les résultats étaient médiocres. En face, le PSG des Qataris était déjà puissant, et Ibrahimovic attirait toutes les caméras.

Sur la pelouse du stade Vélodrome, pour le classico, l’OM avait pourtant fait de la résistance en ouvrant le score. Un but qui avait déclenché une ferveur monstre dans le stade. En tribune presse aussi. Certains suiveurs avaient témoigné d'une euphorie très démonstrative, telle celles des fans des virages. La distance à conserver avec le sujet, brandie comme règle sacrée sur les bancs des écoles de journalisme, avait sauté. 

Entre deux feux

En ces jours où l’Olympique de Marseille enflamme de nouveau tout le pourtour méditerranéen, et même une bonne partie de la France, ces souvenirs de collègues fous de bonheur devant un but important ont refait surface. Et une question a surgi: peut-on être journaliste et supporter du club que l’on suit tout en en restant objectif?

J’ai posé cette colle à plusieurs spécialistes de l’équipe marseillaise, qui suivent les phocéens depuis un bail et seront présents au stade de Lyon ce mercredi 16 mai pour assister à la finale de la Ligue Europa entre Marseille et l’Atlético Madrid

L’épopée marseillaise a vraiment pris corps dans la soirée du 12 avril 2018. Dans un stade Vélodrome plein à craquer, les coéquipiers de l’international français Dimitri Payet renversent le club allemand du RB Leipzig sur le score de 5-2, dans un match au scénario fou.

Les supporters de l'OM au stade Vélodrome, pendant le match de quart de finale de la Ligue Europa contre le RB Leipzig, le 12 avril 2018 | Boris Horvat / AFP

Les 61.000 spectateurs sont ivres de joie; l'ambiance vire à la folie. C’est une nuit qui rappelle aux anciens fans les plus belles heures de l’ère Tapie, dans les années 1990. Les journalistes font face au test ultime de confrontation entre leur déontologie et la passion du terrain. Peut-on rester impassible quand le club que l’on supporte depuis son enfance réalise une telle performance?

«Contre Leipzig, j’ai vu des gars qui se sont levés en tribune presse, alors qu’en temps normal, ils n’esquissent pas un geste. Personnellement, j’essaye de garder les pieds sur terre. Sauf que tu ne peux pas toujours être un pisse-vinaigre, raconte Fabrice Lamperti, journaliste à La Provence. Quand tu écris pour un média, tu ne peux plus te permettre d’être supporter. Mais c’est vrai qu’il existe parfois des moments, comme contre Leipzig, où cela dépasse le cadre du foot. Dans la tribune, on s’est tous regardés en se disant: “Là, c’est fou”.»

Cette distance qui s’estompe pendant quelques minutes, quelques heures, quelques jours est moins dure à instaurer lors des saisons plus banales ou de matchs sans réel enjeu. «Quand je suis au stade pour un match de Ligue 1, je suis vraiment déconnecté de la passion que j’ai pour le club», commente Mathieu Grégoire, envoyé spécial permanent à Marseille pour le journal sportif L’Équipe.

C’est là tout l’ambiguïté des journalistes qui suivent leur club de coeur: à mesure que l’enjeu grimpe, la passion aussi. Les matchs les plus importants seront aussi ceux où le suiveur aura le moins de distance avec son sujet. «Je suis plutôt d’un tempérament optimiste en temps normal, mais contre Salzbourg [le club autrichien que l’OM a éliminé en demi-finale, à l’issue d’une prolongation], une élimination m’aurait vraiment rendu triste. Cela aurait été du gâchis après la victoire au match aller. Sur le but de Rolando, j’étais vraiment heureux», poursuit Mathieu Grégoire. 

Pression des réseaux sociaux

N’en déplaise aux supporters parisiens –je ne supporte moi-même aucun des deux clubs, l’OM est le club français qui rassemble le plus de passion. La ville sudiste vit pour le football bien plus que la capitale.

Les soirs de match, le bleu ciel et blanc s’affichent dans toutes les rues, du Vieux-Port aux quartiers nords. Plus généralement, l'arrière-fond visuel comme sonore de Marseille rappelle en permanence le club de foot –que ce soit une discussion au marché, un débat animé autour de la performance du gardien de but sur les ondes de France Bleu Provence ou un maillot floqué au nom de Didier Drogba sur les épaules d’un adolescent perché sur son scooter.

À Marseille, on reproche à celles et ceux cherchant un ticket pour la demi-finale contre Salzbourg ne pas être venus lors des premiers matchs de Ligue Europa, quand le nom de l’adversaire était moins glorieux et que les tribunes du Vélodrome sonnaient vides. 

Une partie des supporters reproche également aux journalistes de ne pas assez défendre le club, de ne pas être assez fada pour se permettre d’en analyser les ressorts, de juger un match. 

«Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il y a une course à l'échalote pour montrer sa passion pour le club. Sur Twitter, on se fait pourrir pour un rien par les supporters. Je constate qu’à Marseille, où le public est assez expert sur le club, il y a des fans qui te disent que tu dois être supporter pour suivre l’OM. Certains journalistes sont dans une posture: ils publient des photos de tifos ou du stade pour se faire bien voir. En 2009, quand j’ai commencé à suivre le club, les réseaux sociaux n’avaient pas la même importance. Cela ne serait venu à l’idée de personne de porter un maillot de l’OM en tribune presse», explique Mathieu Grégoire.

Certains suiveurs veillent malgré tout à conserver leur rigueur journalistique en se refusant à se laisser totalement embarquer par l'effervescence du stade –même si ce n'est pas toujours simple. «L'ambiance du Vélodrome est parfois grisante, notamment quand il y a un scénario de dingue comme face à Leipzig. J’avoue que là, je me suis surpris à vibrer quelques instants, un peu estomaqué, avant de me replonger dans mon papier», confesse Jean Saint-Marc, reporter pour l’édition locale de 20 Minutes. Il n’a pourtant pas grandi dans la région marseillaise et ne supporte pas le club, contrairement à d’autres.

Dans les poubelles de l'arrière-cour

Nombre de journalistes qui suivaient Nicolas Sarkozy lors de sa campagne victorieuse de 2007 avouaient être sous le charme de l’animal politique, comme celles et ceux qui ont marché en 2016 dans les traces d’Emmanuel Macron. Devant un chef d’œuvre, les critiques cinéma ont eux aussi le droit de témoigner de leur admiration. Pourquoi serait-ce moins déontologique pour un journaliste sportif devant un match de football –qui plus est à Marseille, où la passion est dans l’ADN du club? 

Comme lorsqu’on est charmé par les discours d’Emmanuel Macron –par ailleurs également supporter de l'OM, le plus important pour les journalistes suivant l'OM est de garder leur honnêteté intellectuelle, pour pointer les choses qui vont moins bien les soirs de défaites, et leur liberté et leur recul, pour raconter les dissensions entre joueurs, les erreurs stratégiques des dirigeants du club, le risque à recruter telle star vieillissante à un prix onéreux…

«La Provence est sans doute l’un des médias les plus critiques envers l’OM, juge Fabrice Lamperti. On ne va pas hésiter à tailler la performance d’un joueur, de l’équipe ou les choix de l’entraîneur. On arrive à avoir ce recul et à mettre à distance le supporter passionné que l'on était avant de devenir journaliste. Avant de couvrir l’actualité de l’Olympique de Marseille, j’écrivais sur le PSG dans le Méridional [un ancien quotidien marseillais]. Je ne pense pas que quelqu’un ait su que je supportais l’OM, quand j’écrivais sur le PSG». 

Florian Thauvin, ailier droit à l'Olympique de Marseille, quitte l'aéroport de Marignane sous les caméras des journalistes, le 4 mai 2018 | Boris Horvat / AFP

La pureté de l’enfant supporter en prend toujours un coup quand l’adulte devenu journaliste fouille dans les poubelles de l’arrière-cour. «Je compare souvent l’OM à mon restaurant préféré. Quand vous êtes en terrasse, la cuisine est bonne, l’ambiance est agréable, le chef est sympa avec vous. Mais le jour où vous allez en cuisine, vous voyez que le chef met des claques au commis, qu'il y a des poubelles qui débordent et des plats réchauffés au micro-ondes», sourit Mathieu Grégoire.

«Par respect pour le lecteur, je dois dire les choses telles que je les vois. Les “médias-supporters” n’ont pas la liberté de tout dire. Même après un article critique, les gens finissent toujours par revenir, car ils voient que je suis honnête. Notre force, c’est le long terme, poursuit le journaliste, avant de conclure malgré tout: Je me dis aussi que je ne suivrais pas l’OM pendant vingt ans, pour pouvoir me refaire un match tranquillement, en tant que supporter.»

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